« Mobiliser le territoire par le(s) projet(s) » 4/4

Afin de surmonter les écueils inhérents au développement des villes intelligentes, les pouvoirs locaux devraient redonner toute leur place aux intelligences individuelles et collectives au sein du débat local. La réflexion relative à la ville intelligente pourrait mieux tenir compte de l’écosystème urbain, qui peut être défini comme l’ensemble des acteurs articulés en réseau d’interactions contextualisées.

Il importe en effet d’informer le citoyen et de délibérer en commun, tant sur la mise en place de systèmes de collecte de données, que sur l’exploitation qui peut en être faite par les opérateurs ou les pouvoirs publics. S’agissant des données de mobilité, l’objectif est-il d’abord de fluidifier le trafic, de le reporter plus loin, de le contraindre ? Les algorithmes eux-mêmes sont le plus souvent fondés sur des partis pris politiques qui pourraient être mieux présentés et davantage discutés avec les administrés. 

 

Pour une éthique de la discussion dans les projets urbains

Si la notion de projet a pu répondre à la crise du futur traversée par les sociétés modernes, elle semble s’être effritée en raison de la montée en puissance d’une « préférence pour la programmation » : les injonctions à l’harmonie ou à la prédictibilité peuvent conduire à nier la part d’incertitude et l’inéluctable écart entre le projet et sa réalisation. Selon Saskia Sassen, face à la matérialisation d’un risque de solutionnisme technologique et d’avènement d’une société du contrôle, il apparaît donc urgent de travailler à « urbaniser les technologies, plutôt que d’utiliser les technologies désurbanisant la ville. » 1 (Saskia Sassen, Discours introductif à la 3e édition de la conférence Lift France, Marseille, 2011).

Afin de dépasser les nouvelles procédures et normes technologiques, il serait nécessaire de revaloriser les temps d’échange et de construction collective dans chaque situation précise. De façon plus localisée et ponctuelle, le retour au projet pourrait permettre de réintroduire du politique dans la fabrique de la ville et de préserver cette part d’inattendu qui lui est consubstantielle. C’est bien cet inattendu que nous attendons d’une ville ou d’un quartier en ce qu’il traduit précisément la possibilité d’appropriation du lieu par les individus qui l’habitent et le traversent. De là sans doute l’efflorescence des budgets participatifs et des consultations locales pour les nouveaux projets urbains.

Une telle intention de délibérer en commun a été maintes fois réitérée par les pouvoirs publics, le législateur ayant notamment étoffé les dispositifs assurant la concertation sur les projets d’urbanisme et d’aménagement. Toutefois, cette question continue de se poser en pratique : d’une part, les décideurs sont le plus souvent frileux à l’idée de se dessaisir d’une partie de leur pouvoir décisionnel ; d’autre part, les habitants restent peu enclins à investir les espaces qui leur sont dédiés dans le cadre des procédures réglementaires.

La smart city pourrait-elle offrir les outils permettant de superposer le temps du projet politique à celui de l’usage, contextualisant l’action publique dans le déjà là du réel, à partir de son expression digitale ?

Pour exemple, les outils numériques permettant de repérer et collectionner les espèces végétales et animales animent aujourd’hui bien des randonnées en forêt ; appliqués à l’urbain, ces outils permettraient peut-être de valoriser certains quartiers en inscrivant les études faune-flore préalables à toute étude d’impact dans une réalité immédiatement perceptible pour les habitants. En étant accessible à tous, l’innovation propre à la smart city peut ainsi avoir un impact social positif.

Afin de relever ce défi, quelques bonnes pratiques se répandent et méritent d’être reprises. Chacune vise à mettre en mouvement l’écosystème de la ville plutôt qu’à attendre le déploiement du haut vers le bas de solutions linéaires et providentielles :

 

1) Considérer les habitants et les usagers des lieux comme des ressources, aussi légitimes à être pris en compte que les terrains disponibles ou les espaces verts à proximité. Pour cela, il faut s’efforcer d’inverser le processus descendant qui continue d’être à l’oeuvre. Le « déjà là » se travaille avant tout avec les gens présents sur place et susceptibles de s’exprimer, par exemple lorsque le terrain du futur foncier devient le support d’un urbanisme temporaire ouvert aux habitants. Cela signifie qu’il faut être sensible aux signaux faibles, que les réseaux sociaux permettent notamment de détecter, pour donner leur place à des initiatives ignorées et pourtant signifiantes.

 

2) S’efforcer de concevoir les espaces construits ou à construire non comme des surfaces programmées, mais comme des potentiels, qu’il s’agisse des logements, des bureaux, des espaces ou équipements publics. Aujourd’hui, on demande au secteur privé d’inventer des lieux de rencontre qui ressemblent à s’y méprendre à des équipements publics. Il faut réinvestir ces équipements et en partager la gestion pour qu’ils soient utilisés plus intensément. La technologie BIM appliquée à la gestion des bâtiments peut être le support de cet usage mixte et continu, les capteurs pouvant nourrir un système d’information ouvert quant à la disponibilité des espaces de la cité.

 

3) Développer de nouvelles approches plus localisées de l’espace urbain : l’ensemble des parties prenantes (élus, services, aménageurs) peuvent favoriser davantage les nouvelles modalités de réalisation de la ville (tiers lieux, urbanisme transitoire, friches). La question porte également sur le développement de nouveaux modèles économiques propres à ces nouveaux types de projets urbains.

 

4) Mieux former les décideurs aux enjeux de demain. Afin d’accélérer la sensibilisation des cadres territoriaux aux enjeux de la révolution numérique, l’Institut national des études territoriales (INET) a inauguré en 2019 un nouveau « parcours numérique » au sein de sa maquette de formation destinée aux futurs administrateurs territoriaux : cet effort de formation des décideurs locaux doit être amplifié et étendu aux élus dans les prochaines années, afin que ces derniers soient en mesure de prendre des décisions éclairées en matière d’aménagement et d’investissements smart.

Dans Playtime, film politico-comique sorti en 1967, Jacques Tati plonge son personnage Monsieur Hulot au coeur de Tativille : le fonctionnalisme implacable de cet avatar de l’urbanité moderne le dispute à l’omniprésence des vitres et au monochromatisme grisâtre de l’architecture. Plongé dans cet univers urbain dystopique, Hulot se trouve invariablement chahuté par la rapidité des flux et l’inhumanité des espaces, comme ahuri face à un monde poussé à la limite de la barbarie.

Face aux nouvelles mutations urbaines induites par la révolution numérique, le risque de fermeture des horizons politiques de la ville refait surface : l’approche cybernétique et sécuritaire de la ville pourrait ainsi triompher d’une approche de la ville par le projet urbain, si bien que les citoyens d’aujourd’hui se trouvent à nouveau confrontés aux turpitudes existentielles traversées autrefois par M. Hulot.

L’ouverture d’un large dialogue impliquant collectivités locales, opérateurs de la smart city et citoyens doit constituer le préalable à tout processus de transformation des structures urbaines. La smart city ne doit pas devenir l’instrument qui écraserait toute incertitude ; elle doit au contraire faciliter la prise de risque, consciente et librement consentie, seul moyen d’affronter le réel et de le transformer. Comme l’écrit Anne Dufourmantelle dans son Eloge du risque : « le risque […] ouvre un espace inconnu. (…) Il est un combat dont nous ne connaîtrions pas l’adversaire, un désir dont nous n’aurions pas connaissance, un amour dont nous ne saurions pas le visage, un pur évènement ».

 

Cet article est issu du texte « Mobiliser le territoire par le(s) projet(s) » cosigné par Camille Picard, directrice territoriale Seine Saint-Denis et Val d’Oise à la Banque des Territoires et Matthieu Lhommedé, élève de l’INET.

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