Face à l’urgence écologique, c’est désormais une banalité que de rappeler la nécessité absolue de faire évoluer nos pratiques vers des modes de vie plus sobres et résilients. Oui, mais comment s’y prendre ? Est-il suffisant d’être informés, encouragés financièrement, ou encore de développer des innovations technologiques pour réussir la transition énergétique ? La réalité est bien évidemment plus complexe. Les marges de manœuvre à l’échelle des pratiques individuelles restent en effet limitées, de même que l’effet des seules technologies sur les usages. Surtout, cette approche ne remet pas vraiment en cause les systèmes de production et de consommation. Pour appréhender cette complexité, il importe de développer un regard plus systémique et non sectoriel, collectif et non individuel, co-élaboré et non « descendant ».

Depuis 2015, le Collège des Transitions Écologiques et Sociétales (TES) s’est engagé, dans une démarche d’action-recherche collective sur l’évolution des modes de vie avec l’ambition de favoriser une meilleure prise en compte du caractère social et sociétal des enjeux de transition. Les principaux résultats de cette recherche, soutenue par  l’Institut pour la recherche de la Caisse des Dépôts, ont donné lieu à un Cahier de recherche paru en février 2024 « Vers des modes de vie plus sobres et résilients : quel accompagnement sur les territoires » ? Eclairage avec Valentine Abhervé, cheffe de projet modes de vie au Collège TES et Ludovic Bertina, directeur adjoint du Collège TES.

 

Vos travaux cherchent à identifier des pistes pour imaginer de nouvelles politiques publiques visant à faire évoluer les pratiques, et favoriser leur diffusion à grande échelle pour engager véritablement les territoires sur le chemin de la transition. Pouvez-vous nous rappeler le contexte de cette recherche et votre postulat de départ ?

Pour réussir les transitions, le fait que nos modes de vie doivent évoluer vers plus de sobriété est désormais établi. Et cela suppose, très concrètement, de transformer une série d’habitudes qui structurent tous les aspects de nos vies quotidiennes, et conditionnent nos manières d’habiter, de nous déplacer, de nous alimenter...  Tous les scénarios de transition vers la neutralité carbone identifient l’enjeu de l’évolution des usages comme un des leviers constitutifs de ces trajectoires dans lesquelles nous devons nous engager.

Pourtant, dans les politiques publiques de transition, cet enjeu a jusqu’ici été essentiellement abordé par des approches comportementales, mobilisant les leviers de l’incitation économique, de la sensibilisation, de dispositifs d’accompagnement au changement individuel ; ou des innovations techniques qui, sans accompagnement, n’ont produit que peu d’effets. La voiture individuelle reste le principal mode de transport pour nos déplacements du quotidien, le pavillon individuel représente le mode d’habitat privilégié d’une majorité de Français, le volume de déchets que nous produisons ne diminue pas, la consommation de viande tend à augmenter, nos consommations d’énergie aussi malgré une plus grande efficacité énergétique de nos équipements…

De fait, ce que l’approche « modes de vie » met en lumière, à partir de différents travaux théoriques issus des sciences sociales, et notamment de la sociologie des pratiques, est que ces changements reposent pour partie sur des leviers qui échappent au contrôle des individus. Nos pratiques individuelles sont en effet imbriquées dans des logiques économiques, d’aménagement du territoire, des représentations collectives fortement ancrées… Pour faire évoluer nos modes de vie, c’est donc un changement systémique qu’il faut engager !

Partant du constat que l’échelle des territoires est pertinente pour agir de manière systémique, parce qu’à cette échelle se développent des politiques publiques structurantes pour les transitions, et qu’il est possible de travailler en coopération avec des habitants, des acteurs de la société civile, l’hypothèse du Collège TES est d’investir cette échelle pour tester de nouvelles manières de conduire des démarches de transition, qui soient réellement conçues pour faire évoluer nos modes de vie.

L’approche « modes de vie », par sa dimension systémique, vient requestionner le fonctionnement de nos organisations. Parce qu’aucun acteur n’est en capacité d’agir sur tous les leviers qui structurent nos pratiques de la vie quotidienne, c’est en construisant des coopérations à l’échelle locale qu’il convient d’avancer.

Pour que les pratiques changent réellement, quels constats et quelles leçons retenez-vous des travaux menés jusqu’ici ?

Si l’approche « modes de vie » gagne en reconnaissance[1], peu d’organisations tentent de la mettre concrètement en application, « dans la vraie vie ».

Le pari du Collège TES, jusqu’à aujourd’hui, a consisté à mobiliser des territoires, pour ouvrir des espaces d’expérimentation dans lesquels tester une conduite de projet orientée « modes de vie ». En visant, sur un périmètre resserré, une pratique précise à faire évoluer (les modes de mobilité domicile-travail, le développement de la pratique du compostage, le développement de pratiques alimentaires plus durables…), auprès d’un public cible bien identifié. Derrière ce dispositif expérimental, l’idée est bien d’ouvrir des espaces de compréhension et d’analyse des dynamiques sociales à l’œuvre dans les changements de pratique.

Aujourd’hui, une dizaine de territoires en Pays de la Loire se lancent dans des expérimentations. Si les pratiques changent sur un temps long, l’objectif de cette première phase a été d’accompagner le lancement de ces démarches pilotes, portées en coopération avec une diversité de partenaires ciblés en fonction de la pratique visée ; de les accompagner dans la construction collective de plan d’actions systémiques, et dans le lancement opérationnel de ces démarches.

Ce cadre d’action assez participatif permet de développer une compréhension fine des pratiques sociales visées, de bien identifier les systèmes d’acteurs à embarquer pour accompagner les changements, à une échelle très locale mais aussi à une échelle territoriale plus large, en fonction des leviers nécessaires à actionner qui sont parfois dans les mains d’autres acteurs. Derrière ces expérimentations, un des enjeux est de dégager des enseignements, avec les acteurs des territoires, pour construire chemin faisant une méthodologie de conduite de projet orientée « évolution des modes de vie ».

Comment envisagez-vous la suite de vos travaux ? Quelles pistes d’approfondissement identifiez-vous ?

Sur la période à venir, nous allons pouvoir commencer à documenter les changements de pratiques qui s’opèrent, et les conditions qui ont permis ces évolutions tout en poursuivant la capitalisation méthodologique sur la conduite de ces démarches au long cours.

Mais il s’agit aussi d’étudier dès à présent, les moyens de généraliser ces nouvelles manières de concevoir et de conduire des démarches de transition dans les territoires. Comment sur les territoires déjà engagés, les nouvelles méthodologies de travail sont susceptibles de se diffuser ? Comment changer d’échelle et imaginer des politiques publiques plus larges, sectorielles ou transversales, qui soient orientées vers le changement des modes de vie ? Comment les différents acteurs publics qui accompagnent déjà les territoires dans leurs démarches de transition pourraient intégrer cette approche dans leurs accompagnements et leurs dispositifs ? Et ainsi élargir, demain, la capacité à impulser des démarches de transition qui fassent réellement évoluer les pratiques ?

Des bases sont déjà en train d’être posées. Avec les territoires accompagnés, d’une part, pour tester avec eux des voies de généralisation de l’approche modes de vie. En embarquant, d’autre part, de manière progressive, un écosystème d’acteurs qui accompagnent les collectivités territoriales dans des démarches de transition, notamment à l’échelle départementale, pour qu’ils fassent évoluer leur propres dispositifs d’accompagnement dans un premier temps, et qu’ils soient en capacité, demain, en collectif, d’accompagner des démarches d’évolution des modes de vie. Une première expérimentation s’engage en ce sens avec le SyDEV, le syndicat d’énergie vendéen, qui commence à faire évoluer sa mission de suivi des Plans Climat Territoriaux à l’aune de l’approche modes de vie.

 

Notes

[1] Par exemple, l’Ademe a consacré un numéro de son magazine à ce sujet ou encore la Métropole du Grand Lyon qui s’est emparé du cadre d’analyse de Bruno Maresca dans une démarche prospective.

 

 Pour approfondir :


La synthèse des travaux du Collège TES est à retrouver dans le Cahier de recherche de l’Institut pour la recherche de la Caisse des Dépôts.

Télécharger le cahier : Vers des modes de vie plus sobres et résilients : quel accompagnement sur les territoires