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Crédit ©onephoto / AbobbeStock
La compréhension des limites planétaires a accéléré la prise de conscience de l’inadaptation de nos systèmes socioéconomiques, fondés sur la croissance des seuls indicateurs économiques et l’exploitation excessive des ressources naturelles. Elle a par conséquent mis en lumière leur vulnérabilité, symétrique de la fragilité des écosystèmes et des équilibres biophysiques globaux. A l’heure où nous réalisons que le monde que nous connaissons peut en partie s’effondrer, il est urgent de construire de nouveaux modèles. Ceux-ci doivent avoir pour fondement la sobriété, clé de leur résilience et de leur durabilité.
Dans une note[1] publiée en 2022, le Comité rappelle que la notion de sobriété, comportement volontaire de limitation de notre consommation et de notre impact, est ancrée dans les cultures et religions, de la Grèce antique aux socialistes utopistes en passant par le bouddhisme et le christianisme. L’accélération liée à l’anthropocène favorise depuis quelques décennies la transformation de la sobriété d’une sagesse individuelle en une conception du fonctionnement de la collectivité humaine. Et les populations autochtones qui entretiennent un rapport privilégié avec le vivant et parviennent à protéger la biodiversité nous rappellent que l’extractivisme et le consumérisme ne sont pas des comportements humains par essence.
L’ancrage ancien de la sobriété dans la culture mondiale en fait un concept à portée générale, susceptible d’intégrer toutes les sphères d’activité humaines. L’introduction dans la pensée moderne de la notion de limites (physiques planétaires) a contribué à ériger la sobriété comme « antidote » à leur dépassement. L’idée, déjà contenue dans le rapport Meadows de 1972 sur les limites de la croissance, s’est incarnée plus clairement au début du XXIe siècle avec le concept de « prospérité sans croissance » développé par Tim Jackson[2]. La notion s’est popularisée dans l’action publique, aidée il est vrai par les restrictions budgétaires. Mais d’un autre côté, les Américains ont élu président un chantre de l’hybris… Au-delà de la bataille de concepts, une bataille de survie civilisationnelle se dessine. Dans ce billet, nous défendons l’idée que la sobriété peut être proposée comme fil rouge de la transformation des modèles socioéconomiques et condition pour rendre les modes de vie occidentaux compatibles avec la fragilité des équilibres globaux.
L’approche française repose beaucoup sur les comportements individuels, comme on a pu le voir dans les appels à la sobriété énergétique pendant la crise de 2022. Or, pour que des politiques publiques réussissent, elles doivent être prises en charge collectivement. Une approche globale, qui lie réellement économie, social et environnement, suppose de construire des modèles de gestion qui conjuguent de façon crédible et désirable efficience et sobriété. Ce grand défi de notre siècle pose la question de la trajectoire à emprunter.
Si la sobriété apparaît désormais de plus en plus nécessaire, il est encore difficile de la rendre désirable. Les discours dominants, la publicité, continuent de promouvoir l’augmentation de la consommation, et il est significatif que la portée des propositions de la Convention citoyenne pour le climat de réguler la publicité ait été considérablement réduite dans leur traduction législative. Néanmoins, la sobriété a récemment fait son chemin bien au-delà du domaine de l’énergie. Il est commun désormais d’évoquer la sobriété numérique, foncière (le principe de « zéro artificialisation nette » – ZAN, que l’Assemblée nationale semble vouloir sauver malgré de vifs débats), en ressources (et notamment l’eau), en matières, etc., ce qui montre que l’acceptabilité de l’idée a progressé. La sobriété s’incarne de plus en plus dans des pratiques individuelles. Cependant, les petits gestes ne suffisent pas à générer des transformations systémiques[3].
Une sobriété désirable doit être différenciée des seules restrictions, qui évoquent un rétrécissement dans un monde toujours en expansion. Alexandre Monnin et Nathan Ben Kemoun proposent de distinguer deux aspects complémentaires de la sobriété : le renoncement et la frugalité matérielle, qui se déploient selon des coordonnées extensives, et leur complément, la « suffisance intensive », sans contrainte apparente, qui consiste à (s’)investir plus intensément dans des pratiques et objets. Cette forme de sobriété doit reposer sur une « économie générale » entièrement repensée[4].
“Organiser le renoncement”[5] à une échelle globale impose de donner toute sa place à la démocratie pour coconstruire des trajectoires soutenables, et d’imaginer une économie du soin des territoires, dans laquelle les coûts futurs évités sont pris en considération. Cette nouvelle façon de déterminer et compter ce qui compte vraiment s’inscrit donc dans une planification, qui doit permettre aux citoyens de se projeter dans un monde moins anxiogène, en réinventant le progrès social. Les quelques pistes évoquées ci-dessous sont un début de contribution en ce sens.
L’exigence de sobriété contraint les entreprises à mettre en adéquation les attentes de la clientèle ou des usagers et les défis sociétaux, et les invite donc à revoir leurs produits et leurs liens aux territoires. Les entreprises sont en première ligne pour contribuer à la construction d’un imaginaire positif de la sobriété. Mais cela implique de coconstruire la sobriété avec leurs parties prenantes (former le conseil d’administration, associer à la réflexion et accompagner dans le changement salariés et sous-traitants) et de proposer une nouvelle forme d’économie, vraiment circulaire : penser la circularité par l’amont, allonger la première vie des produits et impulser un modèle économique de la fonctionnalité, fondé sur l’usage et non la possession.
Donner toute sa portée à l’idée de limites invite à prendre en compte de façon effective notre environnement et donc aussi notre ancrage dans un territoire. Au-delà du fonctionnement des acteurs économiques, ce sont les écosystèmes territoriaux qui sont à repenser pour mettre en œuvre la sobriété. Celle-ci peut et doit s’imposer comme un principe clé de l’attractivité des territoires, autour de la notion du local et de la relocalisation (productions agricoles, industrie...), qui est une réelle opportunité pour les habitants. Mais elle doit aussi conduire à s’interroger sur la taille optimale des villes et peut-être envisager des formes de “démétropolisation”.
Les collectivités doivent intégrer la sobriété dans leur fonctionnement, des documents de planification aux décisions d’investissement. Tout comme le ZAN remplace la conception traditionnelle du développement local, le budget sobre devra se substituer au budget, même vert, pour accentuer le mouvement de remise à plat et de redirection de la dépense locale. Cela implique naturellement, pour être soutenable, d’accompagner les plus fragiles, en maîtrisant par exemple le coût du logement et en assurant la juste répartition des efforts.
De plus en plus présente dans les réflexions, la sobriété commence à s’incarner dans des pratiques, mais doit encore se généraliser dans des modèles socioéconomiques. Cela ne sera pas possible sans mener une réflexion nationale sur un “nouveau standard de vie”, compatible avec les limites planétaires. Les chercheurs ont un rôle déterminant à jouer et il est indispensable de favoriser (et donc financer !) l’innovation en matière de modèles, et d’outils technologiques ou mentaux pour mettre en œuvre la sobriété. Et les nouveaux modèles et imaginaires de la sobriété ne pourront se diffuser sans mobiliser les leviers de la communication et de la publicité.
Changer pour des modèles durables et résilients est tout autant une entreprise technique qu’un défi culturel. C’est aussi, malgré l’urgence environnementale, une longue marche qui implique des expérimentations immédiates mais aussi et surtout une planification coconstruite.
La Caisse des Dépôts soutient, via l’Institut pour la recherche, les activités du Comité 21 (Comité français pour l'environnement et le développement durable). Crée en 1995 dans le but de faire vivre en France l’Agenda 21 (programme d’actions pour le XXIe siècle, ratifié au Sommet de la Terre de Rio), le Comité 21 accompagne les organisations dans la mise en place du développement durable.
[1] Comité 21, « La sobriété, fil vert de la transformation », 2022. https://www.comite21.org/docs/comite-21-la-sobriete-fil-vert-de-la-transformation.pdf.
[2] Tim Jackson, Prosperity Without Growth: Economics for a Finite Planet, London and New York: Earthscan / Routledge, 2009.
[3] Voir par exemple l’étude de Carbone 4, “Faire sa part ? Pouvoir et responsabilité des individus, des entreprises et de l'état face à l’urgence climatique”, 2019. https://www.carbone4.com/files/Publication_Carbone_4_Faire_sa_part_pouvoir_responsabilite_climat.pdf
[4] Par Alexandre Monnin, Nathan Ben Kemoun, « La sobriété comme suffisance intensive. L’exemple de la musique », La musique en mouvement, 2022. https://cnmlab.fr/recueil/horizon-la-musique-en-2030/chapitre/8/
[5] Alexandre Monnin, “Renoncer pour rediriger : ce que nous apprennent les territoires”, https://www.caissedesdepots.fr/blog/article/renoncer-pour-rediriger-ce-que-nous-apprennent-les-territoires