De quoi la « souveraineté » est-elle le nom ? Pour une souveraineté économique réellement européenne
Le mot « souveraineté » sature les discours politiques et médiatiques. Le terme a par exemple été invoqué pour évoquer le conditionnement en France de la molécule du Doliprane, pour souligner la balance commerciale déficitaire sur les produits agricoles et le risque de perte de « souveraineté alimentaire », ou encore pour la relance d’une base industrielle de défense. Au point que, depuis deux ans, l’exécutif a créé deux ministères estampillés « Souveraineté » .
Mais à force de l’utiliser partout, on ne sait plus de quoi on parle. Parle-t-on d’indépendance, d’autarcie, d’autonomie stratégique, de capacité à décider pour nous-mêmes ? Cette inflation sémantique traduit surtout une peur : celle de ne plus être les sujets de notre propre histoire.
Il est donc nécessaire de définir ce qu’est la souveraineté. La tradition du droit international nous rappelle que le souverain est celui que d’autres souverains reconnaissent comme tel : la réciprocité en est ainsi une première caractéristique. La modernité étatique a ensuite défini la souveraineté par ses attributs : un territoire (des frontières où s’exerce le pouvoir) et des instruments (les moyens d’un pouvoir légitime). Enfin, Carl Schmitt – auteur certes sulfureux mais hélas incontournable quand on traite du sujet –pointe que « est souverain celui qui décide de la situation d’exception » : celui qui peut instituer des règles, les suspendre, tracer leurs frontières et décider de ce qui y entre ou en sort. Dit simplement, est souverain un sujet qui choisit son devenir plutôt que de le subir, celui qui est le sujet de sa propre histoire, et non l’objet de celle des autres.
Cette grammaire politique se transpose bel et bien à l’économie. À la décision, répond la transaction ; à l’ordre juridique, le marché ; à la puissance publique, la capacité d’ériger et de réguler des espaces d’échanges. Un « souverain économique » est donc l’acteur qui crée des marchés, en fixe les règles, sanctionne les abus, décide de qui y accède et sous quelles conditions, et sait, lorsque c’est nécessaire, dépasser l’automatisme de « l’offre et la demande » pour poursuivre des fins collectives. Il dispose, en un mot, d’un monopole des marchés : création, délimitation, conditions d’accès et pouvoir d’intervention.
En Europe, cela ne fait guère de doute : dès lors que nous sommes engagés à bâtir solidairement un marché intérieur intégré, la souveraineté économique est d’échelle européenne. C’est d’ailleurs l’une des sources de nos difficultés : l’intégration économique a devancé l’intégration politique. Les États conservent une souveraineté politique, mais leurs leviers économiques sont, pour partie, européens ; d’où une dissonance entre la souveraineté telle qu’elle est vécue et celle qui est réellement opérante.
S’y ajoutent deux tendances lourdes. D’une part, le poids relatif de l’Union dans les échanges mondiaux a reculé et l’adhésion politique au projet d’ « union toujours plus étroite » n’est plus évidente partout. D’autre part, certaines dépendances perçues comme critiques (chaînes de valeur de la transition énergétique, équipements solaires, etc.) se sont accrues. Gardons toutefois deux boussoles : la dépendance est souvent mutuelle (l’exportateur massif dépend aussi de son client), et l’Europe conserve des goulets d’étranglement décisifs (les machines d’ASML pour les semi-conducteurs en sont un exemple). L’enjeu n’est pas de fantasmer l’autarcie, mais d’identifier lucidement nos vulnérabilités et nos atouts – puis d’outiller l’Union pour agir.
Concrètement, que faire ? Quatre chantiers structurent une souveraineté économique européenne assumée.
- Agir aux frontières extérieures.
La politique commerciale européenne doit passer d’une posture essentiellement réactive à une stratégie. Sans réviser les traités, l’article 206 TFUE peut être interprété de manière à autoriser des mesures actives lorsque nos intérêts ou objectifs politiques (un ordre commercial ouvert et loyal) sont menacés. Choisir nos accords bilatéraux pour leur valeur géopolitique autant qu’économique (Mercosur, Inde, renforcement du CETA, etc.) permet de constituer des coalitions, notamment climatiques. De même, se doter d’instruments miroirs renforcerait notre capacité à protéger sécurité et ordre public. Enfin, l’Union doit poursuivre l’ajustement carbone aux frontières (MACF) et, à la COP 30, essayer de parvenir à un accord avec un club de partenaires commerciaux de l'Union européenne sur la mise en œuvre de politiques climatiques et d'ajustements commerciaux climatiques.
- Choisir et délimiter les frontières intérieures.
Un souverain économique empêche la fragmentation interne. Cela plaide pour achever l’Union des marchés de capitaux et créer un 28e régime de droit des sociétés, avec juridiction dédiée, appelant à terme un cadre européen des faillites et une fiscalité société spécifique à ce régime. Autre brique : une douane européenne opérationnelle, pour harmoniser et faire respecter les décisions commerciales, là où la diversité des pratiques nationales ouvre des brèches.
- Décider qui (et quoi) entre sur le marché.
L’UE doit passer d’un patchwork national à un contrôle européen des investissements étrangers (avec subsidiarité et droit d’évocation des États), fondé sur la réciprocité : ce qui est exigé des Européens ailleurs vaut pour les investissements de pays tiers chez nous. Dans la même logique, il appartient d’éviter la prolifération de régulations nationales d’accès à des marchés en réalité européens, et d’utiliser stratégiquement l’accès au marché pour entraîner nos partenaires vers nos politiques (climat, méthane, transparence), sans basculer dans le protectionnisme.
- Doter l’Union des moyens judiciaires et exécutifs directs à même de régir son propre espace économique.
Une souveraineté sans exécution n’en est pas une. Étendre le champ du Parquet européen aux atteintes graves à l’intégrité du marché intérieur (fraudes aux règles harmonisées d’accès et de participation au marché, contournements des règles de contrôle des investissements ou des exports) et créer des incriminations pénales communes permettrait de donner à l’Europe un cadre commun et un exécutif réellement opérant plus que régulant. À terme, une juridiction pénale européenne et des autorités uniques de surveillance des marchés donneraient de la cohérence à l’ensemble.
Enfin, agir directement dans le marché : clarifier la liste des Services d’intérêt économique général (SIEG) où des règles spécifiques prévalent (continuité territoriale, services postaux, etc.) afin de sécuriser l’action publique, et assumer un Buy European Act de réciprocité pour les achats financés par des fonds européens, compatible avec l’OMC : l’ouverture à ceux qui nous ouvrent leurs marchés.
La souveraineté économique européenne n’est ni un slogan ni un repli. C’est la capacité d’un sujet politique – l’Union – à créer, réguler et défendre ses marchés au service de finalités choisies : compétitivité, sécurité, transition climatique, justice. Elle ne prétend pas abolir les interdépendances ; elle vise à les ordonner au bénéfice des Européens. Pour cesser de subir l’histoire, il ne suffit pas d’en prononcer le mot : il faut se donner les moyens d’en écrire les règles.
Cet article est une synthèse du séminaire « De la souveraineté économique européenne » organisé le 7 octobre 2025 par Terra Nova dans le cadre du cycle de recherches transversal Enjeux de souveraineté(s). Ces travaux, initiés par la Caisse des Dépôts, réunissent en 2025 et 2026 plusieurs partenaires think tanks autour de la notion de souveraineté et ses différentes dimensions.