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L’Organisation internationale du Travail définit ainsi la « transition juste » : « rendre l’économie plus verte d’une manière qui soit aussi équitable et inclusive que possible pour toutes les personnes concernées, en créant des opportunités de travail décent et en ne laissant personne de côté ». Cette « transition juste » doit questionner l’actuelle dynamique du tourisme qui, après la catastrophe du Covid-19, est repartie dans le mauvais sens, à l’opposé de certains espoirs nés durant les confinements.

Une dynamique qui repart dans le mauvais sens

En effet, presque tous les indicateurs semblent passer au rouge. On en retiendra trois qui semblent les plus représentatifs d’un monde qui se profile à l’opposé de celui qui serait souhaitable du point de vue de l’intérêt général de l’humanité sur Terre. En premier, la vive progression des inégalités entre ceux qui multiplient les départs en vacances, après les frustrations et contraintes des confinements, et ceux qui doivent y renoncer, dans un contexte inflationniste, où le budget consacré par les familles au tourisme n’est pas prioritaire. Deuxième constat alarmant : la très forte reprise des voyages aériens, alors même que les tarifs ont sensiblement augmenté. Enfin, une illustration caricaturale en est la montée en flèche du nombre des touristes en Antarctique et, pour la première fois, durant le dernier été austral, des séjours de touristes dans des lodges sur le continent lui-même, touristes arrivés par avion gros porteur (aux trois-quarts vides, car il doit emporter le carburant pour l’aller et le retour) depuis l’Afrique du Sud.

Pourtant, plus que jamais, les différentes catégories d’acteurs du tourisme ne cessent de se réclamer des excellents principes du « tourisme durable » et, pour beaucoup d’entre eux, de les mettre en pratique. Mais ces bonnes intentions et des réalisations vertueuses ne semblent pas à l’échelle des mesures nécessaires pour contrebalancer les dynamiques d’un système touristique mondialisé que nul ne contrôle.

Un système touristique mondialisé sans pilote

Je nomme « système touristique mondialisé » un ensemble complexe d’acteurs, de pratiques et de lieux qui est à la fois mondialisé, marchand et médiatique, dominé par le jeu des États et de l’action de quelques firmes multinationales (Airbnb, Booking, Tripadvisor, etc.) qui, certes, facilitent grandement nos déplacements, mais obéissent à une logique uniquement marchande qui n’est pas celle de l’intérêt planétaire : rappelons que le tourisme contribue actuellement à environ 8% des émissions de gaz à effet de serre.

Ce système fonctionne sur le principe du « toujours plus » : toujours plus de lits touristiques, toujours plus d’aménagements, toujours plus d’espaces investis, toujours plus loin, dans des navires toujours plus gros. C’est ainsi que le système touristique investit de plus en plus d’espaces inhabités pour lesquels on ne peut même pas se prévaloir des bénéfices de retombées économiques sur une société locale.

Les médias concourent à cette dynamique et à un système dans lequel le discours sur le tourisme est monopolisé par tous ceux qui ont quelque chose à nous vendre : qu’il s’agisse de publicité qui dit son nom, de reportages plus ou moins complaisants, d’interviews d’explorateurs professionnels ou des pages d’influenceurs, tout est prétexte à nous proposer des destinations « de rêve », à nous inciter à partir « hors des sentiers battus », pour nous distinguer de la masse. Force est malheureusement de constater que, dans les médias, les discours défendant l’intérêt général hors des logiques marchandes n’ont pas leur place.

Si les logiques des entreprises ne les conduisent pas spontanément à la sobriété et à la réalisation des objectifs de la transition climatique, il en va malheureusement de même pour les États, quelles que soient leurs déclarations en faveur d’un tourisme durable, parce que le système mondialisé les place dans une logique compétitive dès lors qu’il s’agit d’attirer à eux davantage de touristes que leurs concurrents.

Du côté des touristes eux-mêmes, les informations sont contradictoires : certes, les enquêtes les montrent volontiers réceptifs au caractère durable du tourisme (selon Booking, avril 2023, 77 % des Français étaient désireux de voyager de façon plus durable), mais l’analyse de leurs pratiques tend à montrer un écart significatif entre les intentions et la réalisation. C’est particulièrement le cas du « tourisme de la dernière chance », qui consiste à vouloir visiter des écosystèmes menacés avant qu’ils ne disparaissent, contribuant ainsi à en accélérer la dégradation, voire la disparition. En effet, les quelques études qui ont pu être menées en Antarctique, dans le Manitoba canadien — pour voir les ours polaires — ou bien sur la Grande Barrière de Corail — pour admirer des récifs en voie rapide de dégradation — montrent que les touristes interrogés ne font pas le lien entre leur venue (via un ou plusieurs vols, dont un long-courrier) et le réchauffement climatique, que ce soit par ignorance, inconscience, égoïsme ou simplement difficulté à penser la relation entre leur action individuelle et le dérèglement climatique planétaire, tant les échelles sont inégales. Quant aux jeunes dont on nous dit souvent qu’ils manifestent un souci des urgences planétaires au point parfois d’en arriver à une éco-anxiété, une étude récente (Ipsos Digital, Les jeunes et le tourisme, que vient de publier Alliance France Tourisme, 4 mai 2023) montre qu’ils établissent majoritairement une dissociation entre prise de conscience et réalité de leurs pratiques touristiques : « 38% des jeunes interrogés affirment partir plus à l’étranger que leurs parents, 32% le faire autant, 18% le faire moins et 12% ne pas l’avoir fait et continuer de ne pas le faire ».

La mise en concurrence généralisée des destinations, au sein d’un système touristique mondialisé incontrôlé, la marchandisation triomphante du tourisme, le primat d’une multitude croissante d’égoïsmes nationaux et individuels sur l’intérêt planétaire créent une situation particulièrement préoccupante, et l’on comprend qu’il ne sera pas facile d’inverser le mouvement. Pourtant cette inversion de tendance est la condition à long terme de la survie de cette précieuse liberté de nous déplacer qu’est le tourisme.

Pourtant, des solutions existent, à différentes échelles

Sur une planète peuplée de 8 milliards d’habitants où l’élévation des niveaux de vie s’accompagne d’une légitime envie de partir en vacances, il est urgent d’introduire davantage de régulations dans notre système touristique mondialisé, ce qui passe par la responsabilisation de tous et la mise en œuvre de tous les moyens à notre disposition permettant d’inciter à une nécessaire sobriété, sans laquelle nous irons dans le mur.

La condition de toute solution consiste d’abord à établir le primat des visions de long terme et des objectifs d’intérêt planétaire. Lorsqu’un acteur majeur du transport aérien français qui, récemment encore prônait la sobriété, justifie les nouvelles perspectives de croissance de l’aérien au nom de la démocratisation de ce transport, il se fourvoie car à l’échelle planétaire – celle qui doit être prise en compte –, la démocratisation est à la fois une fiction, une impossibilité et un objectif à exclure sous peine de remettre en cause l’habitabilité même de la Terre.

Autrement dit, il va falloir beaucoup de lucidité et de courage pour lutter aussi bien contre les égoïsmes nationaux et individuels que contre les mécanismes du marché, aussi aveugles que tout-puissants, afin d’introduire ces nécessaires régulations. Comme les États sont en partie paralysés par le jeu de la compétition entre destinations, la solution ne pourra venir que d’ententes internationales, voire planétaires. Une mesure incontournable sera la taxation du kérosène aérien, afin de proposer des vols à un vrai prix de marché et mettre fin à un avantage concurrentiel qu’un transport carboné ne peut justifier. Des solutions sont aussi à la main des États, afin de maîtriser le développement du tourisme sur leur territoire : qu’il s’agisse de mieux contrôler la croissance des hébergements touristiques, en particulier dans les destinations « mûres » qui doivent donner la priorité à la gestion du stock de lits, ou bien de se doter de plateformes destinées à une meilleure répartition des touristes à la fois dans l’espace et dans le temps, gage de régulation des déplacements et d’efficience économique. Dans ce domaine, nous en sommes encore au degré zéro de la gestion des flux, dès lors que cet enjeu majeur est laissé au libre jeu des différentes catégories d’acteurs dont aucune ne poursuit un objectif raisonné et coordonné d’intérêt collectif : un développement harmonieux et efficace du tourisme ne peut en effet résulter des actions additionnées ou croisées des transporteurs, des entités territoriales compétentes, des entreprises privées qui, des multinationales aux autoentrepreneurs, ne voient que leur profit à court ou moyen terme.

Réinventer le tourisme est donc un objectif général d’intérêt planétaire où tout est à revoir, depuis des finalités revisitées en fonction des urgences climatique et énergétique jusqu’au renouvellement de notre imaginaire touristique, en passant par l’indispensable redéfinition du rôle des États : si le système touristique mondialisé n’a pas de pilote, il est de la responsabilité des États d’assumer au minimum une coordination et une mise en cohérence des différentes actions catégorielles. La France, grand pays touristique, devrait avoir l’ambition de développer une véritable pensée du tourisme autorisant une vision stratégique, dont l’absence jusqu’ici a été masquée par des objectifs quantitatifs relevant d’une logique inadaptée aux temps qui viennent. Car l’enjeu majeur, désormais, consiste à adapter le tourisme à la Terre et à enrayer le processus inverse, actuellement triomphant, qui consiste à systématiquement adapter notre planète aux besoins du tourisme qui, pour les plus polluants et les plus gaspilleurs d’énergie, sont ceux d’une toute petite minorité de la population mondiale.