Renoncer pour rediriger : le cas de Céüze 2000, une trajectoire de renoncements sur le temps long
Face à un avenir incertain ou des difficultés bien plus proches, les interruptions d'exploitation ou fermetures de stations de ski se multiplient en moyenne montagne. Quelle trajectoire et quels renoncements sont à l'œuvre dans ces territoires rendus vulnérables ? Focus sur le cas de Céüze 2000 suite à une enquête menée en 2024 sur les bâtiments délaissés de la station à l’initiative de la communauté de communes Buëch-Dévoluy.
Fin d’une aventure de plus de 80 ans
Septembre 2018, Hautes-Alpes. La communauté de communes Buëch-Dévoluy annonce que la station de ski Céüze 2000 n’ouvrira pas pour la saison hivernale, à la suite d’une longue période d’incertitude et de tentatives avortées de pérenniser la station familiale. La dizaine de téléskis qui donnaient accès à plus de trente kilomètres de pistes, en partie sous le coup d’une révision trentennale, ne seront pas redémarrés. Une parenthèse de plus de 80 ans de ski alpin se referme alors à 1500 mètres d’altitude, sur le flanc nord de la montagne de Céüse (avec la lettre S cette fois, l’orthographe de la montagne diffère de celle de la station qu’elle abrite), à moins de 25 kilomètres de Veynes et de Gap. L’emblématique hôtel Gaillard et le magasin de ski fermeront définitivement dans les mois suivants. En février 2020, la seule offre de candidature reçue à une nouvelle délégation de service public pour exploiter le domaine skiable et certains bâtiments est jugée non recevable par la collectivité. Ce nouveau revers marque la fermeture de fait de la station, même si celle-ci n’a toujours pas été prononcée officiellement.
Si l’émotion est vive en 2018 au sein de la communauté des défenseurs de la station, représentée notamment par l’association Céüze Passion, ce n’est pourtant pas la première fois que le destin de ce lieu vacille. Dix ans plus tôt, le 26 mai 2007, Alain Chevalier, maire de Manteyer et président du syndicat intercommunal qui gérait les remontées, prononçait déjà la fermeture définitive de ces dernières suite au retrait d’un repreneur. La mobilisation du personnel et des habitants rassemblés dans l’association fera revenir l’édile sur sa décision quelques mois plus tard, certains habitués qualifiant depuis Céüze 2000 de “station phénix”.
Une station de ski qui baisse le rideau, ça n’est pas inédit. En 2024, le chercheur Pierre-Alexandre Métral dénombrait 186 sites en France dont l’activité à été définitivement interrompue. Avec la diminution de l’enneigement causée par le réchauffement climatique et la fragilité de leur modèle économique, la tendance est à la multiplication des fermetures. Outre la taille de son parc de remontées mécaniques, ce qui fait de Céüze un cas particulier, ce sont sa taille et l’importance des infrastructures immobilières développées sur le front de neige. Jusqu’en 2018, les sites concernés par des fermetures n’avaient pas ou très peu de bâtiments. Aussi entraient-ils ainsi dans la catégorie des “stades de neige”, non prévus pour héberger sur place des visiteurs - à l’exception notable de Saint-Honoré en Isère qu’on pourrait qualifier plutôt de “station inachevée”.
A Céüze, l’activité du ski a engendré la construction de trois ensembles collectifs (un hôtel et deux centres de vacances dans leurs derniers usages), d’un bâtiment commercial et technique et de trois chalets individuels représentant ensemble une capacité maximale d’hébergement d’environ 500 lits. Au-delà des travailleurs permanents et saisonniers directement impactés pour leur subsistance et des skieurs habitués privés de leur terrain de jeu, l’arrêt du ski marque une étape supplémentaire du processus d’enfrichement des bâtiments à l'œuvre depuis plusieurs années.
©Romain Barrallon
L’état de friche constaté des téléskis et des bâtiments vaudra d’ailleurs à Céüze 2000 d’être très régulièrement qualifiée de “station fantôme” par les médias. Le symbole est fort car malgré sa taille moyenne, Céüze 2000 était une station historique - la première station civile des Hautes-Alpes - mais aussi la première station de ski atteignable depuis les aires urbaines de Marseille et Aix-en-Provence.
©Romain Barrallon
Renoncement ou simple fermeture ?
Peut-on vraiment parler de renoncement pour Céüze 2000 ? Vu les réactions suscitées par la décision de non-réouverture, cet arbitrage n’avait rien d’évident pour les personnes concernées. 7 ans après, plusieurs d’entre elles témoignent encore lors de l’enquête de leurs regrets à propos de cette issue fatale.
Dans ses travaux sur la redirection écologique, le chercheur Alexandre Monnin nomme trois conditions essentielles pour opérer des renoncements ; ceux-ci doivent être démocratiques, anticipés et tenir compte des attachements des personnes concernées. A cet égard, Céüze pourrait constituer un contre-exemple du renoncement idéal car aucune de ces conditions n’ont été réunies au moment de l’arbitrage. Là où certaines collectivités porteuses de station de ski s’engagent dans des processus tentant d’impliquer les citoyens tel que le vote ou des phases de concertation, la décision semble avoir été prise ici entre élus et sans implication de la population. Malgré des signes avant-coureurs significatifs, comme la première tentative de fermeture en 2007 ou les 6 années sans ouverture depuis 2002, les conséquences d’une fermeture ne semblent pas avoir été réellement anticipées. La prise en compte des attachements est quant à elle plus ambivalente car les tentatives précédentes de maintien de l’activité pourraient être vues comme une manière de considérer ces attachements. Toutefois, les circonstances accompagnant la prise de décision finale ont remis en cause cette lecture.
Alors pourquoi s’intéresser à une forme de contre-exemple ? D’abord car il est représentatif d’un grand nombre de renoncements opérés sur les territoires. Ensuite parce qu’il donne à voir le type de situations qu’engendre des renoncements réalisés sans cocher toutes les cases, et leurs conséquences à l’échelle d’un territoire.
Chronologie d’un déclin et renoncements multiples
Quelles sont les raisons ayant mené à cette situation ? Lors de l’annonce de la non-réouverture, c’est l’argument budgétaire qui fut mis en avant. Les charges liées à l’exploitation de cette activité touristique n’étaient plus absorbables par la collectivité, surtout depuis que la durée d’exploitation annuelle s’est vue progressivement réduite en lien avec la baisse de l’enneigement et l’incertitude associée. Le changement climatique a eu une forte influence sur le déclin de l’activité économique, mais c’est bien l’impossibilité de trouver des solutions de financement pour les investissements et le fonctionnement des infrastructures dans ce nouveau régime qui en aura entériné la fin. En guise de solutions, plusieurs projets liés au développement de l’enneigement artificiel, à l’installation d’un télésiège, au développement de l’immobilier ou à des formes de diversification touristique furent proposés depuis les années 90. Aucun n’a pu être entériné.
Plus que la décision d’une seule entité, ce renoncement fut la conséquence de retraits ou d’oppositions formulées par d’autres acteurs publics : le retrait de la ville de Gap du syndicat gérant les remontées en 1996, le recours déposé par les communes voisines de Sigoyer et Pelleautier au projet d’enneigement artificiel en 2006, les soutiens financiers, jugés insuffisants, du conseil départemental ou de la région à ces tentatives - que certains attribuent à la concurrence avec la station voisine du Dévoluy. Certains acteurs privés ont aussi eu une influence sur cette trajectoire, en s’opposant parfois à des projets de développement risquant à leurs yeux de concurrencer leur propre activité sur place, à l’instar de cet hôtelier qui s’est positionné contre le projet d’extension d’un autre restaurateur. Certains socio-professionnels ont aussi réduit ou interrompu leur activité sur place bien avant l’arrêt de 2018. Ainsi, l’imposant bâtiment Neige et Soleil hébergeait un centre de vacances des PTT qui a fermé au début des années 2000 et n’a été repris qu’une dizaine d’années plus tard par un promoteur.
L’emblématique hôtel Gaillard avait fermé une partie de ses chambres quelques années avant l’arrêt définitif des remontées, et ses propriétaires s’étaient résolus à ne plus investir dans des rénovations ou mises aux normes en raison notamment de l’incertitude liée à l’ouverture des pistes. Même les gestionnaires de la station ont contribué à cette dynamique en ayant à plusieurs reprises découragé l’ouverture d’activités touristiques alternatives (raquettes à neige, tyrolienne), préférant concentrer les efforts humains et financiers sur le maintien du ski alpin.
L’histoire de ce renoncement ne saurait être ainsi réduite à une seule décision, qualifiée selon les opinions de courageuse ou d’inadmissible, à un seul événement ou un décisionnaire unique, qui en porterait l’entière responsabilité. Il s’agit plutôt d’un continuum de renoncements (dans le sens usuel du terme, cette fois !) successifs opérés par différents acteurs sur une période de plus de deux décennies. Que serait-il advenu si les investissements de plusieurs millions avaient été lancés ? Aurait-il été alors possible de réaliser cet arbitrage ?
La fin du ski, et après ?
Les conséquences de cet arrêt d’exploitation sont nombreuses. D’abord pour les travailleurs de la station, permanents ou saisonniers, commerçants, moniteurs ou opérateurs des remontées, qui n’auront finalement pas bénéficié des mesures d’accompagnement un temps promises. Si les acteurs publics considèrent qu’il n’y a pas eu d’effondrement économique, c’est d’abord car ces travailleurs étaient pluri-actifs et par conséquent engagés dans d’autres activités, principalement l’agriculture ou le tourisme.
Mais cette lecture globale ne permet pas d’appréhender les difficultés financières ou psychologiques vécues par ces personnes. Citons ensuite les skieurs occasionnels ou réguliers du domaine, du Gapençais à Marseille jusqu’à Noisy-le-Sec (la ville possède encore un centre de vacances dans la station, pour lequel un projet de rénovation est toujours à l’étude), qui venaient là pour skier mais surtout pour vivre des moments conviviaux, en famille ou entre amis. Enfin, il faut également considérer l’ensemble des habitants de la commune et du Buëch dont la majorité témoignent d’un fort attachement à ce lieu. Pour ceux-là, c’est l’identité même du territoire où ils ont choisi de s’établir et de vivre qui est amputée d’un de ces symboles majeurs. Le deuil est d’autant plus difficile que la montagne de Céüse est très visible des alentours, générant pour certains un rappel quotidien de cette activité interrompue.
Cette liste non exhaustive des conséquences donne une idée du trouble généré sur le territoire par la fin du ski à Céüze. Dans ce contexte, des frustrations, des tensions ou même des conflits ouverts se sont développés et subsistent encore aujourd’hui entre ces différents acteurs, entraînant des ruptures de communication et des difficultés à se projeter collectivement et à agir pour envisager le devenir du lieu et de ses infrastructures.
En 2021, une concertation citoyenne à grande échelle a été portée par l’association Idées de demain. Elle a notamment donné lieu à des scénarios prospectifs pour Céüze et à la mise en place de parcours de course d’orientation sur le massif, sans toutefois permettre de déclencher d’autres initiatives, publiques ou privées, structurantes.
Au-delà de cette inertie et l’absence de projet de territoire pour Céüze, des formes de réappropriations par des citoyens se sont développées, sous les radars. L’enquête sur les bâtiments délaissés de la station, réalisée en 2024, a montré que plusieurs personnes ont fait d’appartements ou de chalets leur résidence principale, rendant de fait obsolète la vocation exclusivement touristique du lieu.
©Romain Barrallon
Les anciennes pistes de ski font également l’objet de réappropriations spontanées : une étude du pôle universitaire de Gap y a recensé des pratiques très diversifiées d’activités de pleine nature tout au long de l’année. Il faut dire que l’activité liée au ski offusquait de nombreuses autres pratiques sportives, d’observation de la nature, sociales ou culturelles déjà présentes sur la montagne de Céüse. Ces activités et formes d'habitat sont facilitées par des infrastructures et services subsistants, tel que l’accès routier et le parking à 1500 mètres d’altitude, le réseau de chemins balisés, les raccordements électriques, au réseau d’eau et à la fibre optique, l’éclairage public, ou encore le ramassage des déchets au niveau de l’ancienne station. De quoi démentir, malgré certaines façades décrépies et les pylônes rouillés, le qualificatif de “station fantôme”.
Un habitant récemment installé y a même établi son activité professionnelle, en transformant l’ancien magasin de ski en atelier de menuiserie. D’autres y séjournent très régulièrement en s'accommodant du vide laissé par l’arrêt du ski. Ces réappropriations émergentes de l'immobilier restent pourtant peu considérées ou reconnues au niveau local.
©Romain Barrallon
De nouvelles formes de renoncements à l’oeuvre
La communauté de communes travaille désormais aux opérations de démontage des remontées mécaniques, de quoi rendre définitif le renoncement au ski alpin. Fermer ce qui pouvait encore être réactivé - du moins sur le papier - pourrait paradoxalement favoriser l’ouverture d’autres futurs pour Céüze. Cette mise en œuvre tangible du renoncement intervient plus de 8 ans après la dernière valse des perches des téléskis. Mais peut-être ce temps de pause était-il nécessaire pour envisager de rebondir, dans le contexte d’un arrêt à la fois soudain et prévisible. Pour digérer collectivement cette fin.
Depuis lors, nombre de projets ambitieux de réaffectation ont été évoqués, esquissés et parfois traduits en chiffres. Aucun n’aura vu le jour, hormis la rénovation par un promoteur d’une partie du bâtiment Neige et soleil et les installations de nouveaux habitants. Souvent, ces projets se concentraient sur l’hôtel Gaillard, bâtiment emblématique de la station, et émanaient d’entrepreneurs exogènes. Aujourd’hui, l’idée du grand projet porté par un acteur providentiel pourrait avoir fait son temps. Après le renoncement à la station de sports d’hiver, de nouveaux renoncements pourrait s’installer aujourd’hui à sa suite : renoncement au grand projet économique faisant revivre immédiatement la station, renoncement à une logique aménagiste associée à un lieu à vocation uniquement touristique, renoncement au pilotage exclusif de la situation par la puissance publique. L’idée d’une forme de stratégie par “laisser faire” en soutenant les initiatives, et pas uniquement les grands projets, prend forme. L’attachement collectif au caractère “naturel” de la montagne de Céüse et à sa nécessaire préservation s’exprime plus largement et renforce cette trajectoire.
Enseignements pour les territoires de montagne
Que retenir de cette expérience ? Tout d’abord que le renoncement non anticipé à une activité peut générer des tensions sur un territoire, et une situation où l’action devient d’autant plus difficile - voire inenvisageable. Cette trajectoire territoriale nous montre également que le renoncement est un processus qui peut prendre du temps avant d’ouvrir de nouvelles perspectives. Celui-ci peut débuter bien avant l’arrêt effectif et se prolonger plusieurs années après par de multiples renoncements intermédiaires, au gré de l’évolution de l’imaginaire collectif associé aux lieux.
L’histoire de Céüze nous invite à considérer dès aujourd’hui la fin de toute activité touristique, car ces activités sont soumises à des cycles. C’est particulièrement le cas des territoires de montagne dans le contexte de disparition de la ressource neige rendant inexorable cette fin. Dès lors, deux types de réflexions doivent s’ouvrir avec l’ensemble des personnes concernées.
D’abord, une réflexion sur le renoncement collectif et anticipé à une activité ayant été au cœur du territoire pendant plusieurs décennies. A l’instar de Céüze, les expériences de ce type, en France, ont suscité de fortes tensions. Un processus démocratique de renoncement au ski, tenant compte des attachements, reste donc à construire et à expérimenter.
Ensuite, une réflexion sur l’héritage de ces activités. Quelles seront les infrastructures qui resteront après la neige ? Comment peut-on dès aujourd’hui penser leur possible réaffectation ou démantèlement ? A cet égard, les bâtiments, bien que pensés pour les sports d’hiver, peuvent accueillir de nouveaux usages destinés aux habitants ou aux visiteurs, faisant ainsi survivre dans les mémoires les traces de l’épopée de l’or blanc.
La multiplication des dotations d'investissement fléchées (plutôt que des enveloppes libres) ne distord-elle pas les priorités locales en les alignant sur les politiques nationales ?
La péréquation financière entre collectivités favorise-t-elle une réelle solidarité territoriale ou entraîne-t-elle une dépendance aux transferts ? Comment repenser les mécanismes de péréquation pour tenir compte à la fois des ressources et des charges des différents territoires ?
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