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Renoncer pour rediriger : l’abandon des contournements routiers en Ille-et-Vilaine

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En septembre 2025, le Département d’Ille-et-Vilaine entérine l'abandon définitif de 3 contournements routiers à Fougères, Vitré et Châteaubourg, et confirme le gel de 9 autres projets similaires. Cette décision, qui clôt trois années d'études et de concertation menées dans le cadre des pactes de mobilités locales, marque un tournant dans les politiques départementales d'aménagement du territoire.

Nicolas Perrin, conseiller départemental écologiste en charge des contrats locaux de solidarité territoriale et membre du groupe de travail interne sur les mobilités depuis juin 2021, a été au cœur de ce processus de renoncement. Il revient sur le récit de cette décision avec ses tensions, ses négociations, ses moments de grâce et un alignement de circonstances qui a permis d'aller bien au-delà de la promesse initiale. Son témoignage pose en creux la question de la répétabilité de telles situations et des conditions nécessaires à la mise en œuvre de renoncements structurants.

Quand l’arrêt de ces 3 contournements routiers et le moratoire sur 9 autres est-il devenu un projet de mandature et comment avez-vous réussi à dépasser les oppositions initiales ?

C’est à l'issue des élections de 2021, suite à un accord entre socialistes et écologistes, que l'abandon de trois contournements routiers et un moratoire sur neuf autres ont été intégrés au projet de mandature. Cette décision a suscité de vives oppositions de la part des élus locaux des 3 villes concernées (Fougères, Vitré et Châteaubourg), d’un certain nombre de ceux des territoires limitrophes mais aussi de nombreux élus du conseil départemental parfois au sein même de notre majorité. En interne aussi, la direction des routes défendait les études de flux réalisées par le service infrastructure et mobilité du département et pointait les risques juridiques et financiers.
Pour dépasser ces blocages plusieurs actions ont été menées. D’abord une réunion réunissant les différents élus locaux et ceux de notre exécutif pour expliquer cette position en faveur de l’abandon de ces contournements. Trois arguments principaux ont été avancés. Premièrement, que toute nouvelle route créée, au-delà du désengorgement gagné pendant deux ou trois ans à une échelle globale, générait un ajout supplémentaire de véhicule sur le périmètre. Cet effet rebond bien connu engendre de 10 à 20% de mobilité supplémentaire[1]. Deuxièmement, que certaines contraintes n’avaient pas été prises en compte, d’ordre environnemental à Châteaubourg, où des zones humides concernées par le périmètre d'aménagement posaient de sérieux problèmes, ou d’ordre patrimonial à Vitré, un site entièrement classé qui aurait nécessité beaucoup de préalables pour être en capacité de réaliser un contournement. Et enfin, le fait que toutes les alternatives pour désengorger les centres-villes n'avaient pas été explorées avant d'envisager des investissements de 10 à 20 millions d'euros chacun.

Des visites de sites ont ensuite été organisées avec les associations environnementales qui dénonçaient ces contournements. L’occasion pour les acteurs de terrain d’expliquer aux élus départementaux leurs points de vue et de présenter leur documentation sur la biodiversité et sur les zones humides, parfois même des comptages de camions ou de flux qui différaient de ceux réalisés par le département, et qui, par conséquent, interrogeaient les processus. Tous ces éléments montraient la nécessité de remettre en débat ces contournements. 
Par ailleurs, le pôle infrastructure et mobilité du département a été sollicité pour proposer une démarche permettant de sortir du gué. 

Quelle démarche a été proposée, et pour quels résultats ? 

La démarche proposée s’est déroulée en 3 temps : des consultations citoyennes par tirage au sort, une compilation de la documentation existante des plans de mobilité et la poursuite des études déjà lancées.
Des consultations citoyennes ont été organisées sur les 3 territoires concernés. Une trentaine de citoyens tirés au sort ont participé à cinq journées de réflexions, la dernière étant dédiée à la restitution. Ces consultations ont été conçues comme des mini conventions citoyennes avec un travail appuyé par les techniciens et mis dans le débat public. Les élus locaux ont pu venir présenter leur point de vue, de même que les associations environnementales et de cyclistes. Le processus s’est achevé au premier semestre 2025.
Les 3 consultations sont arrivées à peu de choses près aux mêmes conclusions malgré des débats internes parfois houleux avec la présence de farouches défenseurs des contournements tirés au sort. 
En l’espèce, lever le nez, partir des enjeux écologiques et de la réalité des faits (quels sont les flux de transport, comment sont déployées les mobilités douces et les mobilités cyclables, etc.), et se projeter à long terme a permis de prendre les bonnes décisions : plus de pistes cyclables, plus de liaisons douces, beaucoup plus de transports en commun, moins de routes, moins de parkings, plus de piétonniers. La ville n'en sera que plus douce, moins carbonée et accessible.
Si bien sûr on ne devient pas expert en mobilité en quatre samedi, voir passer douze experts sous des angles différents permet d’acquérir une vision assez approfondie. Le fait que tous arrivent aux mêmes conclusions n’est pas anodin.

Je retiens qu’il faut faire de la politique en regardant a minima à 10 ou 15 ans, idéalement 30 ans. A 5 ans, on risque de prendre de mauvaises décisions. Le coût de ces consultations citoyennes n’est pas neutre et ne peut être généralisé à tous les projets, mais c’est une méthode pertinente pour sortir de l’impasse sur des projets majeurs ou cristallisant des oppositions. 

Que s’est-il passé pour les 9 autres contournements routiers ?

La crise financière post COVID dans les départements a été un élément de contexte très important. Ces derniers se sont retrouvés en manque de ressources avec des dépenses en hausse. Et donc, dans l’obligation de réduire leurs dépenses à la fois de fonctionnement mais aussi d'investissement. En Ille-et-Vilaine, l’enveloppe annuelle d'investissement a baissé de 180 à 120 millions d'euros environ. Tous les nouveaux projets routiers du Plan Prévisionnel d’Investissements (PPI) ont été suspendus ou dépriorisés, à l’exception de projets de sécurisation comme la consolidation de deux ponts structurellement fragilisés. Les investissements maintenus sont liés à des pistes cyclables ou à des restructurations de collèges ou de bâtiments publics locaux.
Cette crise financière a permis d'ancrer une dynamique de renoncement à de nouvelles routes bien plus forte qu’imaginée initialement. Sans elle, certains projets se seraient concrétisés.

Les prochaines élections départementales sont prévues dans 3 ans. Comment envisagez-vous de poursuivre vos actions d’ici-là ?  

Les investissements routiers ont été déprogrammés du PPI, les crédits ne sont plus affectés pour les 6 prochaines années. Le PPI est l'outil du temps long où doit se situer le débat et l’anticipation car une fois les études lancées, créer du renoncement se fait avec perte et fracas.
Ces 12 contournements ne représentent qu’une partie infime des transitions nécessaires dans tous les secteurs. Cet exemple montre qu’on ne peut mener dix combats de renoncement de cette ampleur en parallèle. Cela aurait généré une forme de cristallisation contre les écologistes, probablement au sein même de notre majorité, qui aurait empêché tout dénouement. 

Si les coups d'éclat sont parfois nécessaires car ils marquent les esprits et montrent qu’il est possible de faire autrement, l’idéal reste de travailler sur le PPI et sur l'acculturation des élus.

Le niveau de conscience et de connaissance des élus est généralement bon mais les pratiques, elles, tardent à changer ; ce qui compte, c'est de continuer à construire un socle commun de connaissances et d’illustrer le changement par des solutions efficaces mises en place sur d’autres territoires. 

Le problème persiste avec la culture des maires bâtisseurs qui veulent des équipements nouveaux pour montrer qu'ils agissent. Et c'est là que le bât blesse. Aujourd’hui, on doit rentrer dans une ère du “care”, prendre soin de l'existant, du bâti, de la nature et des hommes, pour se préparer notamment au réchauffement climatique.

Hormis le ferroviaire et le cyclable, les nouvelles infrastructures doivent être limités. Les investissements sont nécessaires mais doivent être orientés vers la rénovation thermique des bâtiments ou leur adaptation aux nouveaux enjeux de logement. Il faut sortir de cette culture de l'investissement qui se voit et penser une autre culture électorale : voir à long terme, prendre soin de l’existant pour mieux tisser des liens dans la ville, et sortir de la recherche permanente d’équipements nouveaux.

Au début du mandat, vous ne parliez pas d'abandon mais de suspension. Est-ce que le terme d’abandon (ou de renoncement) est revenu ? Ou est-ce qu’aujourd’hui vous êtes encore sur une forme de suspension ?

C’est le combat du trimestre à venir. Les trois conventions citoyennes ont été restituées officiellement mais nous n'avons pas encore statué sur une sémantique particulière du département. 
En interne, le travail sur le PPI, montre qu’il n'y a plus de crédits pour ces contournements, ni pour de nouvelles routes. J'ai proposé que notre communication soit hyper claire : il n'y aura plus de nouvelles routes dans le département. Nous entretiendrons l'existant, développerons le cyclable et accompagnerons les communes vers plus de transports en commun et de report modal. Mais je ne suis pas sûr d'emporter cette décision.

Plutôt que de froisser en parlant de renoncement, parler d'une redéfinition ou d'une renégociation, finalement est plus vrai. C’est cette renégociation avec les services et avec les territoires qui peut aboutir à un changement de projet.

Vous parlez de renégociation avec les services et les territoires, laquelle est loin d’être évidente. A l’aune du cas évoqué ici, quels seraient pour vous les éléments clés pour la réussite d’une telle renégociation ?

Toute action ou renoncement de projets publics demande un alignement de planètes assez important. Ce n’est pas le fait du prince. Il y a les services, la presse, les citoyens, les associations, les territoires avec différentes strates. On ne peut pas faire grand-chose contre tout le monde à cette échelle-là.

Le développement local nécessite d'aligner les planètes sans froisser les territoires, sans devenir complètement consensuel tout en trouvant le bon curseur et le bon timing de transition.

Si on tire les leçons de notre expérience, plusieurs planètes se sont alignées avec d'abord, l'élection d'un groupe écologiste. Sans ça, aucune remise en cause des décisions prises précédemment n’aurait eu lieu, et ces douze contournements seraient tous entamés aujourd'hui. 
Ensuite, c'est un accord politique avec des gens qui sont prêts à bouger, qui ont la culture du compromis.
En outre, le temps est essentiel : discuter avec les territoires, communiquer, que chacun explique ses raisons, se sente écouté, et qu’il ait la certitude qu'on prend en compte ses intérêts et ses enjeux. Le lien avec les associations locales est aussi très important : la qualité de leur travail, la remontée d'informations qui crédibilisent beaucoup les choix politiques. 
Enfin, la méthode des consultations citoyennes. J’y crois beaucoup et nous devrions multiplier les référendums locaux de ce type, avec une information suffisante en amont. 
La difficulté reste que les citoyens ne s'engagent pas toujours très fortement. Les enquêtes publiques n’attirent généralement qu’une poignée de personnes, dont une majorité de retraités.

Il y a peut-être besoin de renouveler la manière de donner la parole aux citoyens ?

Oui, c'est sûr. La convention citoyenne a marché parce que les mobilités concernent tout le monde. Si on parlait de la protection de l'enfance, ce serait différent.
Cette culture du renoncement est à poursuivre. Il reste très difficile de parler de décroissance en tant qu'élu local sans être « empêché d’agir » ou taxé « d’éco terroriste », alors que dans d’autres secteurs d'activité, y compris économiques, on peut parler de réorientation ou de décroissance soutenable. Mais dans le secteur public, au niveau local, c'est très compliqué. Il y a encore une culture à construire autour de la soutenabilité, voire de l’habitabilité. Dans beaucoup de domaines on peut se rassurer en voyant émerger un cadre réglementaire contraignant, comme dans la construction avec la RE 2020, bientôt la RE 2025 et la RE 2028, qui vont imposer des constructions ultra vertueuses dès 2028.
La loi Zéro Artificialisation Nette (ZAN) aussi est remarquable, si on arrive à la tenir malgré les attaques. 

N’y a-t ’il pas aussi des formes de détricotage, et donc des raisons de s’inquiéter ? Comment analyser ce phénomène ?

Le train est en marche mais cette transition n’est pas linéaire, rien n’est jamais totalement acquis. Nous avons quasiment ancré que pour les six prochaines années il n’y aurait pas de nouvelles routes dans le département. Mais une majorité différente qui l’emporterait à l’avenir, pourrait réinscrire des crédits et lancer des contournements routiers ou de nouvelles routes. On pourra difficilement s'y opposer, surtout si les élus locaux continuent de le demander. C’est la réalité de notre système démocratique. 
Depuis deux ou trois ans, certaines lois sont en train d'être détricotées au niveau national alors qu’elles avaient ancré des avancées. 

Il faut poursuivre plutôt que de détricoter.  Nos acteurs industriels et économiques ont besoin d’un cap clair et constant pour se transformer. Je crois que l’écologie est la meilleure alliée de l’économie ! Mais à défaut, il faut garder espoir : ce qui se détricote, peut aussi être re-tricoté avec encore plus de fermeté la fois suivante. 

Note : 

Depuis cet entretien, un communiqué de presse du groupe écologiste fédéraliste et citoyens et du groupe de gauche, socialiste et citoyens intitulé « La majorité départementale met fin aux trois projets de contournements routiers de Vitré, Fougère et Châteauroux » est venu clôturer cette séquence.
 

[1] Voir le Policy paper Induced traffic: Why road expansions, despite large investments, do not solve traffic congestion