La fabrique des nouveaux oligopoles
La fabrique des nouveaux oligopoles
Dans le cadre des enseignements et travaux de recherche qu’il consacre aux transformations des stratégies économiques régionales et locales au sein de l’Ecole urbaine de Sciences Po, Nicolas Portier s’est intéressé aux processus de concentration des entreprises intervenus dans la plupart des secteurs et filières économiques depuis le tournant des années 2000. Son nouveau rapport de recherche décrit le processus d’oligopolisation » qui a marqué le premier quart du XXIème siècle sous l’effet des fusions-acquisitions et des opérations à levier de type LBO. Il souligne les risques de « succursalisation » des tissus économiques locaux et d’affaiblissement de l’autonomie décisionnelle des territoires en matière économique.
Vous vous êtes intéressé à travers cette nouvelle étude à ce que vous appelez « la fabrique des nouveaux oligopoles ». Quelles raisons vous ont poussé à conduire ce travail sur ce thème ?
Mon enquête sur la concentration a été conduite en parallèle d’un projet d’essai que je consacre aux métamorphoses du système productif français qui ont marqué le premier quart de siècle. Elle s’est aussi nourrie de mes activités professionnelles passées dans l’aménagement du territoire, puis au service de l’association des intercommunalités de France. J’ai pu observer, sur un temps long, les mutations des économies locales, à travers l’érosion des tissus manufacturiers spécialisés et la montée en puissance de l’économie dite « présentielle » centrée sur des consommations locales. J’ai surtout constaté l’impressionnante standardisation des tissus économiques avec le déploiement saisissant des mêmes enseignes ou franchises dans la plupart des compartiments de la vie sociale. La réduction graduelle du nombre d’acteurs intervenant dans les grandes délégations de services publics (mobilités, eau, déchets, stationnement, restauration collective…) ou dans les travaux publics m’a aussi fortement marqué.
Je suis parti de là pour passer en revue de très nombreux secteurs de la vie économique et y constater les mêmes logiques de concentration à l’œuvre. Elles ne sont pas partout d’une intensité égale mais la tendance est générale, impressionnante, y compris dans des secteurs autrefois dominés par des entreprises indépendantes et des professionnels libéraux. Mon rapport évoque les principaux acteurs de toutes ces filières et, lorsque l’information est disponible, leurs parts de marché. J’ai été saisi par la puissance des mouvements de concentration dans les secteurs de la santé à travers les cliniques tout d’abord, puis les laboratoires de biologie médicale, les cabinets de radiologie et d’ophtalmologie, les centres dentaires, la médecine vétérinaire… mais aussi dans les domaines du loisir, de la culture, du sport, de la banque, des mobilités, du conseil, de la publicité extérieure, de l’évènementiel, du commerce alimentaire et de la distribution spécialisée… Les maisons de retraite (EHPAD) comme les crèches privées ont récemment marqué l’actualité, mais ces phénomènes de grandes firmes intervenant dans les services aux personnes se sont aussi généralisés. Les univers associatifs sont de même marqués par l’émergence de poids lourds, aux modèles économiques d’un nouveau genre. La concentration est aussi fulgurante dans l’enseignement supérieur privé. Il demeure des tissus a priori moins concentrés, avec beaucoup d’acteurs juridiquement indépendants en théorie, mais dans lesquels prospèrent les grands réseaux de franchise. Le commerce alimentaire, l’hôtellerie-restauration, les agences immobilières, les activités de location, la boulangerie, les salons de coiffure, la réparation automobile, les pompes funèbres… sont massivement organisés par des enseignes phares qui mutualisent des services-supports, la force commerciale et publicitaire.
Vous avez pourtant souligné dans d’autres travaux le dynamisme des petites entreprises et leur contribution à la création d’emplois ?
Ce n’est pas contradictoire. L’Insee vient de publier de nouvelles données qui confirment que les TPE et les PME portent l’essentiel des créations nettes d’emplois depuis 2012. Mais certaines de ces entreprises grandissent et changent de catégorie. Surtout, beaucoup d’entreprises en croissance sont acquises par de plus grandes firmes. Elles régénèrent le tissu entrepreneurial mais alimentent constamment les groupes plus importants qui absorbent et restructurent. Depuis que l’on définit les entreprises à travers une définition plus économique que juridique, on mesure mieux la concentration du tissu productif. Qu’elles soient d’origine française ou filiales de groupes étrangers, les grandes entreprises et entreprises de taille intermédiaire (ETI) représentent environ 7000 groupes qui contrôlent plus de 100 000 sociétés filialisées. Ces groupes ne représentent que 0,15% des entreprises mais de l’ordre de 54% des emplois privés.
Je montre dans cette étude comment les baisses des taux d’intérêt des années 2000 puis la période d’assouplissement monétaire (« quantitative easing ») ont très largement favorisé les stratégies de croissance externe et la constitution de petits « empires collectionneurs ». Ce qui m’a beaucoup aidé dans ma recherche, ce sont les avis ou décisions des autorités en charge de la concurrence à travers leurs analyses des concentrations mais aussi des pratiques anticoncurrentielles. Elles répriment les logiques d’entente ou de cartellisation naturellement, mais veillent également à éviter les abus de position dominante et les pouvoirs de marché excessifs. Elles peuvent imposer des cessions de certains actifs lors des fusions-acquisitions. Certains projets de rachat sont abandonnés au vu des exigences de l’anti-trust. Elles sont le dernier rempart contre le retour de ce que Fernand Braudel appelait le « capitalisme monopoliste », très puissant dans l’économie numérique régie par le principe du « winner takes all », mais ne peuvent totalement faire obstacle au processus de concentration et d’oligopolisation. Ce qui est intéressant, c’est que l’Autorité de la concurrence commence en France à effectuer des analyses de marché à un niveau très local, celui du bassin de consommation de proximité. Le poids de l’économie liée à la sphère « présentielle » est devenu tel que les marchés locaux sont de fait devenus les marchés « pertinents » sur lesquels l’autorité anti-trust en vient à examiner les risques d’hégémonie d’un ou deux acteurs. Les positions monopolistiques ou oligopolistiques peuvent être très défavorables aux consommateurs mais aussi aux fournisseurs tenus de négocier leurs prix à la baisse. Dans les métiers spécialisés, les salariés voient également se réduire leur pouvoir de négociation dans leur bassin d’emploi.
Quels sont justement les impacts de ces concentrations sur les économies territoriales ?
Compte tenu des spécificités de l’économie française, la concentration alimente la propension au centralisme décisionnel. L’Ile-de-France a toujours été le grand centre de commandement de l’économie nationale, exerçant un rôle d’Etat-major du capitalisme français, mais ce phénomène s’accentue avec l’emprise des grands groupes français et étrangers dont les sièges sont en général situés dans le « triangle d’or » parisien ou à la Défense. Une autre donnée doit être prise en compte avec le renforcement du poids des fonds d’investissement dans la définition des stratégies des groupes. Ces fonds de private equity sont très massivement localisés dans quelques arrondissements parisiens. Ils constituent une seconde couche décisionnelle par rapport aux sièges sociaux traditionnels, et sont très présents dans les opérations à levier de type LBO (Leverage buy out) qui ont conduit à ces concentrations massives. J’en viens à évoquer un phénomène de « recolonisation » des économies régionales qui fait contrepied aux espoirs portés naguère par la décentralisation des compétences économiques. Les économies locales subissent un vaste mouvement de transformation de leurs entreprises en agences ou succursales pilotées de très loin. Les décideurs publics locaux n’ont plus le même niveau d’interlocuteurs.
Il reste naturellement de très belles entreprises indépendantes, de PME et d’ETI solidement ancrées dans leur territoire, souvent à capitaux familiaux, mais beaucoup ont basculé dans le mouvement général. Certaines sont elles-mêmes devenue des grands groupes internationaux pour « monter à l’échelle » et, fatalement, distendent un peu le lien avec leur berceau historique. L’enjeu des transmissions d’entreprises patrimoniales va être considérable au cours des prochaines années pour préserver un peu d’autonomie décisionnelle dans les économies régionales. L’oligopolisation ne signifie pas que les petites entreprises et PME disparaissent. Elles continuent de peser presque la moitié de l’emploi privé et coexistent avec les grands acteurs centraux, mais sur les marges périphériques du système productif.
On retrouve la notion d’« oligopoles à franges concurrentielles » que décrivait autrefois l’économiste américain Georg Stigler. Ces franges sont indispensables pour renouveler les tissus économiques centraux, faire émerger de nouvelles pépites, tester des innovations. Les start-up jouent ce rôle dans les nouvelles technologies mais c’est aussi le cas des entreprises de biotechnologie dans la pharmacie, des petits studios ou cinémas indépendants dans la culture… La « frange concurrentielle » sert un peu de tête chercheuse, souvent avec le concours de plus grands groupes d’ailleurs. Les entreprises en forte croissance vont souvent les rejoindre à un moment donné. Avec les taux très bas, la valorisation des entreprises rachetées dans le cadre des LBO a atteint des niveaux exceptionnels. Il est très tentant de développer une idée et de vendre. Cette très forte valorisation des entreprises et des patrimoines professionnels explique une part des débats tendus qui ont actuellement lieu autour du projet de taxe dite « Zucman ».
Dans quelle mesure ce processus de concentration pose-t-il un problème à vos yeux ?
Dans beaucoup de secteurs, le seuil limite est atteint. Toute concentration supplémentaire viderait la notion de concurrence de toute réalité. C’est parfois paradoxal comme dans les transports de cars longue distance que l’on a libéralisés il y a dix ans pour aviver la concurrence. Dix ans plus tard, il n’y a plus que deux opérateurs consistants. Sur certains sujets, des enquêtes commencent à être diligentées. On le voit en outre-mer avec la position quasi-monopolistique de certaines entreprises de distribution qui tend à entretenir la vie chère. Des missions parlementaires s’emparent de cette question dans les secteurs sensibles comme l’édition, les métiers du conseil stratégique, l’audio-visuel. Il est temps que ces sujets de concentration et les plafonds acceptables fassent l’objet de débats publics plus nourris en France. Notre pays est encore marqué par la culture du grand « champion national » mais il faudrait en redéfinir la notion et la vocation. De même, la rhétorique très en vogue de la « consolidation » des filières, portée par le monde bancaire, mérite d’être interrogée au moment où de vastes groupes XXL surendettés sont vendus à la découpe, comme Atos, Casino, Altice…. Il nous faut certainement des grands groupes industriels exportateurs sur des marchés internationalisés mais nous n’avons rien à gagner de l’oligopolisation des marchés intérieurs et de la perte de biodiversité entrepreneuriale.
Des garde-fous sont nécessaires et il faudrait des lignes directrices claires pour définir les ratios de concentration excessifs, variables entre secteurs. Il faut aussi agir à la source en analysant finement ce qui pousse à la croissance externe sans fin. Dans de nombreuses filières et chaînes de valeur, la concentration a été tacitement favorisée par des législations, des normes, des règles fiscales… qui avantagent les firmes XXL et évincent les acteurs plus modestes. Les référencements dans la commande publique jouent parfois un rôle discriminant malgré les efforts affichés pour favoriser l’accès des petites entreprises aux marchés. L’argent à bas coût, lié à la création monétaire des banques centrales, a indirectement subventionné les fusions. De même que la déductibilité des intérêts d’emprunt très généreuse des années 2000. La remontée des taux a le mérite de modérer ces excès et de réorienter les entreprises vers des stratégies de croissance organique, fondées sur des investissements de capacité. Certains modèles de croissance externe sont à somme nulle et n’apportent en fait ni créations nettes d’emploi ni surplus de croissance. Au lieu de créer de la valeur dans les territoires, ils ont parfois avant tout vocation à l’extraire.
©Nicolas Portier
Télécharger le rapport de Nicolas Portier Les territoires aux défis de la concentration des entreprises (2025)
Articles les plus lus
- Quand la finance s'empare de la ville : comment les territoires tentent de reprendre la main ?
- Métaux et transition énergétique : un modèle scandinave ?
- Budget européen 2028-2034 : Comment la Commission propose-t-elle de financer les défis majeurs de l'Europe ?
- La rénovation des écoles, une priorité incontournable pour les collectivités
- La fabrique des nouveaux oligopoles