Crédit ©Magali Castex

article CD'enjeux 08 avr. 2024

L’écologisation de l’aménagement urbain : une équation impossible ?

La pratique de l’aménagement traverse une crise fondamentale, qui questionne jusqu'aux fondements du métier, marquée par des impératifs physiques et des injonctions politiques sur les enjeux environnementaux. Dès lors, comment adapter les pratiques aux limites planétaires et aux contraintes écologiques ? Des alternatives ou des bifurcations émergent-elles ? A travers quels instruments et avec quelles limites ? Ces interrogations mettent l’aménagement urbain à l’épreuve de son écologisation.

 

Ces défis et questions sont au fondement du projet de recherche « Nouveaux Modèles de l’Aménagement » porté par Mines Paris (ISIGE, CSI) avec le soutien de la Caisse des Dépôts, ainsi que le PUCA, l’ANCT, et la Fédération des EPL. Le cahier de recherche « L’aménagement urbain face aux limites planétaires : une nécessaire écologisation ? » récemment publié par l’Institut pour la recherche présente les résultats intermédiaires de ces travaux. Eclairage avec ses auteurs, Agnès Bastin, Magali Castex et Daniel Florentin,

 

Quel est le point de départ de votre recherche, et pouvez-vous nous en préciser le contexte ?

Notre projet de recherche part du problème que se posent de plus en plus d'aménageurs, celui d'un modèle économique qui s'essouffle et ne correspond plus aux enjeux du temps, car faisant reposer une large partie de leur mécanique financière sur la revente de charges foncières, largement incompatible avec les objectifs de limitation de l'artificialisation et de restauration des milieux naturels. De façon assez symptomatique, l'un des aménageurs avec qui nous avons travaillé croisait ce questionnement quasi-existentiel avec une question qui traverse le monde de la recherche en urbanisme et environnement, celle des limites planétaires, en se demandant comment s'assurer que son activité pouvait être compatible avec ces limites qui caractérisent l'habitabilité de nos territoires (en regardant notamment les effets de nos activités sur les grands cycles biogéochimiques et en prêtant attention aux biocapacités d'un territoire).

Les initiatives se sont multipliées depuis quelques mois pour essayer d'envisager le futur du métier d'aménageur, que ce soit via la feuille de route décarbonation au niveau national, ou via certaines initiatives du Lab 2051 sur les nouveaux modèles de l'aménagement, auxquelles nous avons participé. Tout cela montre un monde professionnel en plein questionnement, bousculé par un certain nombre de paramètres qui ont été longtemps négligés ou méconnus. Notre recherche s'insère dans cette discussion en cours, pour à la fois documenter ce qui se fait, et outiller les aménageurs vers ce qui pourrait se faire pour recadrer leurs activités et modes de fonctionnement autour d'une plus grande considération du vivant, de la matière et de l'énergie.

Vous interrogez le modèle de fonctionnement des aménageurs à l’aune de son écologisation. Pouvez-vous précisez votre problématique ?

Au fond, nous cherchons à comprendre ce que la question de l'écologisation fait aux pratiques et aux stratégies mises en place par les aménageurs pour développer leur activité. Si on y réfléchit, on peut considérer qu'il s'agit en fait d'une question comptable, mais au sens budgétaire du terme. L'idée, c'est de prendre au sérieux la comptabilité dans sa capacité à rendre visible des problèmes/enjeux, et à déterminer des responsabilités. Dit autrement, nous cherchons comment, dans la pratique des aménageurs, jusque dans les outils budgétaires associés à leurs projets, compter et faire compter certaines questions, comme celle de l'état écologique des territoires concernés par les projets d'aménagement et de l'impact écologique de ces projets. Cela implique de réouvrir la boîte à outils des aménageurs, pour comprendre ce qui permet de faire de certaines questions, comme celles de l'empreinte matérielle d'une opération ou celle de la santé d'un écosystème, autrement dit des points cruciaux de l'habitabilité d'un projet, des éléments permettant de le cadrer et non pas des éléments secondaires qu'on traitera si le temps et les contraintes financières le permettent.

Cela a des implications majeures sur les métiers de l'aménageur, sur l'intégration de compétences nouvelles depuis quelques années, pour nourrir à la fois les phases de conception ou les phases d'usage, voire pour vraiment prendre au sérieux le E (éviter) de la séquence ERC, en renonçant à certains projets en raison de leur incompatibilité avec les biocapacités du territoire. Nous cherchons à observer les signes de ces changements dans les professionnalités des aménageurs, la manière dont cela crée éventuellement de nouvelles formes de frictions et des besoins de coordination autour de questions que de nombreux aménageurs ne se posaient pas ou peu. Notre but n'est pas de faire un catalogue de bonnes pratiques, ce qui n'aurait aucun sens et ne permettrait pas de bien comprendre le caractère très situé des transformations à l'œuvre, mais bien de comprendre comment les aménageurs sont bousculés par la question de l'écologisation, et de voir les changements d'approche, d'outils, de pratiques que cela génère pour traverser cette épreuve.

Quelles sont les pistes d’approfondissement ou opérationnelles des travaux que vous avez menés ?

Nous travaillons notamment, en partenariat avec une série d'aménageurs partenaires, sur la transformation des outils de pilotage de l'aménagement, et notamment des bilans d'opération. Dans ce cadre, nous essayons avec les aménageurs diverses méthodes qui permettent de faire compter davantage les enjeux du vivant et de la matière, tout en refusant les méthodes de stricte monétisation du vivant, sur lesquelles de nombreuses recherches ont démontré leur incapacité à pouvoir enrayer l'artificialisation et la dégradation des milieux. Nous travaillons de ce fait notamment sur l'idée des coûts associés au maintien ou restauration du bon état écologique d'un territoire.

Comme tout projet de recherche, il n'y a pas de garantie d'arriver à un résultat à même de trouver une application assez large. Et la détermination d'un bon état écologique est un processus complexe, forcément sujet à discussion.

C'est un objet de discussion politique, démocratique, qui doit pouvoir faire l'objet de choix informés par des données les plus rigoureuses possibles sur l'état des milieux et leur habitabilité. C'est là le chantier à la fois vaste et enthousiasmant que nous allons continuer à approfondir dans les mois qui viennent avec les aménageurs volontaires avec qui nous travaillons, dans le cadre d'un prolongement de notre recherche financé par l'Agence Nationale pour la Recherche (ANR Ecomodam).

L'idée est vraiment d'outiller la décision au plus près des pratiques opérationnelles, tout en ancrant ces décisions dans une prise en compte des paramètres scientifiques qui alimentent les discussions dans les recherches académiques sur l'environnement et sur l'écologisation de l'aménagement.

 

Pour approfondir :

Télécharger le Cahier de recherche L’aménagement urbain face aux limites planétaires : une nécessaire écologisation ?