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Depuis les années 1970, la mondialisation économique a transformé la finance en arme géopolitique majeure. Les États utilisent désormais sanctions financières, contrôle des systèmes de paiement et domination monétaire pour exercer leur influence internationale. La géofinance redessine l'ordre mondial : tandis que les États-Unis exploitent la suprématie du dollar et leur contrôle des infrastructures financières globales, les pays émergents développent des systèmes alternatifs pour contourner cette hégémonie. Le premier article analyse cette arsenalisation de la finance et ses mécanismes. Le second examine l'avenir de la domination du dollar face à la montée des monnaies rivales et des nouveaux circuits de paiement, questionnant la pérennité de l'ordre financier international actuel dans un monde de plus en plus multipolaire.
Nouvelle discipline au carrefour de la finance, de la géopolitique et de la géoéconomie, la géofinance, entendue comme l’imbrication de la finance et de la géopolitique, est devenue essentielle. En témoignent les impacts majeurs des évènements géopolitiques récents (guerre en Ukraine, situation au Moyen-Orient, confrontation américano-chinoise), qui perturbent l’économie et la finance mondiales et amènent à en redessiner les contours. Les sanctions ont également un fort impact dans l’évolution des rapports de force dans ce qu’on appelle maintenant la guerre hybride.
Dans les années 1970, la mondialisation de l’économie s’est accélérée et l’organisation internationale de l’économie a profondément changé, avec deux phénomènes majeurs :
Il y a donc une interaction très forte entre l’économie mondialisée et la géopolitique : c’est l’étude de cette interaction qui peut être nommée géoéconomie.
Dans les armes géoéconomiques dont disposent certains États, il y a notamment les embargos, les restrictions à l’exportation de produits stratégiques, ainsi que les droits de douane et menaces de droits de douane (instauration ou hausse).
La mondialisation de l’économie a notamment eu pour effet que la finance joue un rôle central en géopolitique aujourd’hui, en nécessitant un fort développement de la finance à l’international (paiements transfrontaliers, couvertures de change, assurance export, emprunts et investissements internationaux, etc.).
Ainsi, la finance internationale est devenue un domaine riche en innovations, avec la mise en place et l’industrialisation de systèmes, produits et services souvent nouveaux ou dans des formats nouveaux, et souvent développés à grande échelle. Par exemple, l’utilisation des produits dérivés dans les domaines des changes et des matières premières a substantiellement réduit une partie des risques financiers liés aux contrats internationaux.
Et, sur le plan institutionnel, ceci s’est notamment accompagné du renforcement du rôle d’institutions comme la Banque des règlements internationaux (BRI) et l’International Swaps and Derivatives Association (ISDA), ainsi que du développement d’infrastructures financières majeures telles que Swift, le réseau de messagerie interbancaire pour les paiements.
Cette finance internationale très moderne constitue un écosystème distinct et très structuré, qui interagit avec la géopolitique et la géoéconomie. Nous proposons d'appeler « géofinance » l'étude de cette interaction cruciale.
Les guerres et les armées ont toujours eu besoin de ressources et de financements, et les enjeux économiques ont toujours substantiellement interagi avec les conflits et les risques de conflit. Mais le rôle central de la finance et de l’économie dans la géopolitique aujourd’hui dépasse très largement ces relations « classiques », déjà très importantes.
La finance est ainsi souvent l’arme utilisée pour l’application de sanctions décidées pour des raisons politiques. Et, au cours des quinze dernières années, l’utilisation de cette arme est devenue centrale dans la géopolitique et dans la finance.
Les établissements de crédit partagent avec l’État la fonction régalienne de battre monnaie - ce qui est légiféré par l’État -, le crédit bancaire étant le moyen le plus « massif » et le plus classique de créer de la monnaie. L’autorité régalienne des États sur les systèmes bancaires, qui découle de ce droit et de cette fonction des banques, est un pilier majeur de l’utilisation géopolitique de la finance internationale. De fait, les activités et les circuits financiers offrent aux décideurs politiques un arsenal de possibilités, d’armes et de leviers d’action dans la confrontation face à d’autres pays.
Ceci s’articule globalement avec le fait que la finance dans son ensemble est une zone de jonction essentielle entre l’imperium, domaine de la politique, et le dominium, domaine de l’économie, le système financier jouant le rôle de canal de transmission des décisions politiques, sanctions, restrictions des échanges, blocage des comptes, dans les phases de crise géopolitique.
Ces décisions politiques de sanctions et d’arsenalisation (weaponisation en anglais) de la finance par les États, de la monnaie et des circuits financiers affectent massivement les acteurs des secteurs financiers (banques, assurances, gérants d’actifs, etc.), ainsi que de nombreux acteurs d’autres secteurs (électronique, informatique, énergie, etc.).
Pour mettre en perspective ces interactions entre finance et géopolitique, il nous paraît utile de les situer par rapport aux évolutions de l’une et de l’autre au cours du temps.
Concernant la finance, deux dates ont notamment marqué cette évolution :
Les principales conséquences de cette séquence ont été :
- Un assouplissement du système financier mondial à partir de 1971, et un renforcement considérable de la puissance du dollar, ainsi que du poids de l’industrie financière en général et américaine en particulier, dont des banques et les marchés financiers ;
- Le sauvetage et la réorganisation, en 2008 et 2009, de la finance américaine, qui en est ressortie finalement renforcée, aidée aussi par l’essor de l’extraction de pétrole et de gaz de schiste, ainsi que l’accélération du développement et de la profitabilité des secteurs de la tech américaine.
C’est cette combinaison du dollar et de leaderships sectoriels qui permet aux États-Unis d’imposer leurs lois hors de leurs frontières et de faire appliquer des sanctions économiques et financières.
En géopolitique, des dates clés sont le 26 décembre 1991 avec la fin de l’URSS et de la Guerre froide, le 11 septembre 2001 et sa suite avec la guerre d’Irak, l’invasion de l’Ukraine le 24 février 2022, puis le début de la seconde présidence Trump le 20 janvier 2025 avec notamment une remise en cause des conditions de fonctionnement de l’OTAN, ainsi que la forte amplification d’une certaine coercition par les droits de douane et menaces des droits de douane, notamment au travers des annonces des Reciprocal Tariffs le 2 avril 2025 et des négociations qui s’en sont suivies.
L’usage des sanctions via les systèmes bancaires et de paiement a accéléré la mise en place de circuits de contournement et, dans certains cas, de systèmes concurrents n’utilisant ni le dollar ni les infrastructures financières contrôlées par les États-Unis et leurs alliés.
Après la transition d’un monde unipolaire centré sur les États-Unis vers un ordre multipolaire, conséquence du très fort développement de grands pays émergents (dont la Chine et l’Inde), cette dynamique s’est intensifiée sous l’effet des sanctions et des menaces associées, avec une urgence pour les pays concernés.
On est ainsi passé d’un ordre multilatéral et mondialiste (hors bloc communiste) hérité de l’après-guerre à un monde multipolaire, marqué par la montée en puissance des pays du « Sud » ou du « BRICS+ », notamment la Chine, l’Inde et les États du Golfe.
Il y a plusieurs optiques : celle des États, celle des entreprises et celle des particuliers (dont le quotidien, le travail ou les ressources financières sont impactés).
Les entreprises vont s’intéresser à la géofinance et l’utiliser principalement pour gérer certains de leurs risques et dans certains cas exploiter certaines opportunités. Généralement, elles ne sont pas décisionnaires « en géofinance », sauf cas spécifiques de certaines entreprises (et certains de leurs actionnaires) comme dans des situations de monopole ou d’oligopole dans des secteurs critiques (armement, énergie, alimentation, etc.).
Les particuliers sont impactés par la géofinance généralement sans pouvoir vraiment l’influencer en retour, si ce n’est très indirectement par leurs votes (ou leurs migrations, et parfois leurs investissements).
L’optique des États et/ou de certains régimes est celle de décisionnaires en géofinance, notamment via leurs pouvoirs législatifs, judiciaires, militaires et fiscaux. La gestion de leur propres risques géofinanciers va souvent être fonction des risques géopolitiques, sécuritaires et financiers d’autres pays et avoir des impacts :
Les États, dans leur prise en compte globale des intérêts nationaux, dans leurs calculs et actions géofinanciers doivent donc considérer au premier plan les optiques de leurs agents économiques, entreprises et individus.
Nous sommes ainsi en présence de systèmes complexes et de phénomènes de réflexivité et de boucles de rétroaction majeurs, ce qui nécessite d’analyser en profondeur et de penser en termes dynamiques les processus de prise de décision correspondants, afin notamment de les optimiser.
Pour les décideurs, les États, les entreprises et les citoyens, comprendre la géofinance n’est plus une option, c’est une condition a minima de bonne gestion des risques, et, pour les décideurs notamment, de lucidité stratégique.