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Ce texte se rattache à une série de 5 articles consacrée aux transformations socio-économiques des territoires français depuis les années 2000.

Il a été proposé précédemment un panorama des disparités socio-territoriales constatées en matière de créations d’emplois, de croissance économique, d’attractivité résidentielle, de revenus; un second billet dédié aux mutations des moteurs des économies locales sous l’effet de l’érosion de la base manufacturière domestique et de la réorganisation des chaînes de valeur hexagonales ; puis un 3ème billet consacré aux phénomènes d’oligopolisation contemporains qui interrogent la réalité de la concurrence mais également le degré d’autonomie décisionnelle persistant au sein des tissus économiques locaux et régionaux. En creux, s’affirme dans le même temps un néo-entrepreneuriat dynamique, ancré dans des réseaux collaboratifs très denses et interrogé dans sa capacité à renouveler le tissu économique national, qui fait l’objet de ce 4ème billet. La série s’achèvera sur les impacts socio-économiques potentiels des transitions écologique et énergétique et les opportunités dont ces dernières sont porteuses pour amplifier la revitalisation industrielle des territoires.

L’accent a été mis, à travers le billet précédent, sur la concentration de l’emploi dans les principaux groupes nationaux, à travers un processus cumulatif d’extension de leurs formats, essentiellement par croissance externe. A l’autre extrémité du spectre se situe le tissu miniaturisé des micro-entreprises. Ce sont les contrées de Lilliput face au monde de Gulliver. Si elles sont ultra-prépondérantes dans les statistiques entrepreneuriales (96%), ces micro-entreprises pèsent d’un poids beaucoup plus modeste dans l’emploi (20%) et les valeurs ajoutées (19%). Le phénomène d’atomisation apparente est amplifié depuis une décennie par la création du statut d’auto-entrepreneur qui a élargi le volume des structures sans salarié.

De fait, le satisfecit national qui escorte chroniquement le dynamisme de la création d’entreprises en France (près d’un million de créations en 2021) ne doit pas faire oublier que l’immense majorité de ces immatriculées récentes relève de démarches « solo », parfois précaires, sans véritable projet d’extension.

Très minoritaires sont les entreprises à développement rapide qui, à partir d’un projet individuel ou d’une aventure collective, parviennent graduellement à franchir les différents seuils : de la micro-entreprise à la TPE puis à la PME, voire à la taille intermédiaire. Certaines études ont montré que seulement 5% des sociétés nouvelles recrutent dès leur première année de vie. Parmi les entreprises créées entre 2010 et 2018, 95% de cette cohorte générationnelle d’environ un million d’entités figuraient encore dans la catégorie des TPE à la fin de la décennie. Seulement 5% avaient rejoint la strate des PME. 1600 d’entre elles (soit moins de 2% de la cohorte) pouvaient être qualifiées de « gazelles » avec des progressions annuelles de chiffres d’affaires de plus de 20%. Quant aux sociétés ayant rejoint la strate des ETI, en franchissant le seuil des 250 salariés, elles ne formaient qu’un petit escadron d’une cinquantaine d’entreprises sur un panel étudié d’un million d’entités. Ces championnes de la croissance (« scale-up ») se cachent dans l’épaisseur du trait.

Une fonction régénératrice des territoires productifs

Bien que leur base soit étroite, ces entreprises à développement rapide sont néanmoins celles qui portent une part essentielle des créations nettes d’emplois partout en France. Elles constituent l’élément proactif du renouvellement des tissus économiques locaux, soit en permettant l’entrée sur le marché de nouveaux compétiteurs, soit en s’insérant dans des groupes de PME voire des entités nationales ou multinationales. Nombre de PME en croissance font en effet l’objet de rachat par des grands groupes ou s’adossent à d’autres entités pour changer d’échelle.   

Beaucoup d’entreprises sont cédées par leurs fondateurs après quelques années de vie. Leur effacement des statistiques ne résulte pas tant d’une cessation d’activité que d’une absorption par d’autres firmes. Amplifiée par le crédit à bas coût, la financiarisation de l’économie se traduit par d’importants changements de mains des entreprises et absorption des petites entités dynamiques, voire d’entreprises de taille moyenne, dans des entités plus vastes. Souvent évoqué, le déficit de la France en ETI doit être ainsi compris à l’aune de ces processus de consolidation par fusions-acquisitions et LBO. Les logiques de croissance externe (par acquisition) prédominent très largement sur les croissances dites « organiques ».

Même si les grandes entreprises, observées à périmètre constant, ont eu tendance depuis la crise de 2008 à détruire beaucoup d’emplois, en particulier dans les régions du croissant industriel historique (Normandie, Hauts-de-France, Grand Est, Bourgogne-Franche-Comté), cela n’a pas enrayé le mouvement de concentration des effectifs en leur sein. Le jeu de cartes présenté ci-dessous, issu d’une publication de l’Insee[1], propose une analyse des créations et destructions d’emplois intervenues entre 2008 et 2017 à l’échelle des zones d’emploi et selon la taille des entreprises. On constate que les soldes de créations d’emplois dans les micro-entreprises sont positifs presque partout en France, hormis les espaces de faible densité qui s’étirent le long de l’axe Meuse-Creuse. Les fragilités de l’arc nord-est apparaissent avec les destructions d’emplois qui y prédominent dans les PME et ETI, alors qu’elles sont créatrices nettes d’emplois ailleurs. La carte consacrée aux grandes entreprises est très impressionnante. Elle donne à voir des soldes négatifs dans la majeure partie de la France, mais particulièrement élevés dans l’arc industriel historique (Normandie, Hauts-de-France, Grand Est, Bourgogne-Franche-Comté). L’axe Seine, le bassin minier, le sillon lorrain, le corridor alsacien… subissent d’importantes destructions d’emplois dans les grands groupes exportateurs. On y devine les traces du creusement des déficits commerciaux français.

 

Ce double mouvement de destruction et d’absorption produit un « effet de noria » au sein du système productif. Le fait que les TPE et les PME soient les principales créatrices nettes d’emplois n’infirme pas le processus de concentration des effectifs dans les grands comptes. Intervient ainsi un mécanisme à double détente, à travers la création d’emplois et d’activités nouvelles plutôt portée par des entités de petite taille, mais dont une fraction importante rejoint assez vite de plus grandes entités. Ces dernières se renouvellent ainsi constamment par un phénomène de destruction-absorption qui peut faire penser au processus de régénérescence cellulaire. 

Les analyses approfondies des LBO et fusions-acquisitions effectuées depuis une vingtaine d’années par les travaux de sciences de gestion[2] montrent que ce sont souvent des entreprises dynamiques qui font l’objet de cessions, offrant une forte valorisation aux fondateurs et détenteurs du capital qui, pour beaucoup, réinvestissent ensuite dans d’autres sociétés. Ces « serial entrepreneurs », dont certains développent plusieurs projets en parallèle, incarnent une nouvelle division du travail au sein du tissu productif. Le risque entrepreneurial est de plus en plus porté par ces modèles idéal-typiques d’entreprises, avec une sinistralité élevée mais aussi d’impressionnantes réussites. 

Nouveaux écosystèmes et nouveaux profils managériaux

Le renouvellement des tissus économiques repose sur un assez petit nombre d’acteurs et des entrepreneurs de profil assez différent du dirigeant d’autrefois. L’image d’Epinal du « petit patron » au profil assumé de self-made man, relativement peu diplômé, et dont l’entreprise était le projet de toute une vie, correspond de moins en moins aux réalités contemporaines.

En l’espace de deux décennies a surgi un néo-entrepreneuriat issu des écoles et des universités, beaucoup plus jeune, plus féminisé, également assez diversifié dans ses origines sociales ou ethno-confessionnelles. Ce néo-entrepreneuriat est beaucoup mieux inséré dans des réseaux d’affaires et bénéficie d’infrastructures très denses d’accompagnement en cas de besoin. Les projets créés par les jeunes diplômés, passés ou non par des incubateurs, se sont multipliés dans la France entière, portés notamment par les effusions technologiques liées au numérique et aux transitions environnementales. Le déploiement territorial désormais complet de structures et réseaux d’appui à la création d’entreprises (BGE, Plateformes d’initiatives locales, ADIE, …), la structuration d’un capital-investissement national capable d’accompagner les sociétés dans leur quête de fonds propres, la multiplication des réseaux collaboratifs, les soutiens multiformes apportés par les collectivités… ont totalement métamorphosé les écosystèmes territoriaux.  

A peine émergents au cours des années 1990, les clubs d’entreprises et d’affaires sont aujourd’hui plusieurs milliers, qu’ils soient déployés à l’échelle d’une communauté de communes, d’un bassin d’emploi ou d’un parc d’activités. Ils répondent à la solitude du dirigeant d’entreprise, au besoin d’entraide entre pairs, à la « force des liens faibles » pour structurer des solidarités de proximité. Ils permettent de capter au plus vite les informations essentielles et détecter des opportunités commerciales. Des collectifs plus structurés, organisés dans des logiques de filières ou de chaînes de valeur, couvrent également la plupart des régions. 80 000 entreprises sont insérées dans les 300 « clusters », ces réseaux d’entreprises collaboratifs représentés par l’association France Clusters. Dans les domaines de l’innovation, 18 500 entreprises, dont beaucoup de TPE-PME, sont affiliées aux 55 pôles de compétitivité labellisés pour la cinquième phase 2023-2026 de cette politique publique. A travers des programmes collaboratifs (Alizé, Plato, …) ou des mécénats de compétences, certains grands groupes accompagnent les équipes de plus petites structures et les projets émergents dans les bassins d’emplois où ils sont solidement implantés.

Ces réalités néo-entrepreneuriales, territorialement très ancrées, contrastent avec les logiques des « oligopoles à franges » décrites dans le billet précédent. Il n’y a pas pour autant contradiction. Que ce soit dans la « Big Pharma » avec les jeunes entreprises innovantes des biotechnologies, dans le commerce ou dans les industries culturelles, les acteurs des « franges concurrentielles » portent les paris initiaux et les longues séquences d’incubation des projets. Elles constituent la marge de flexibilité du système productif, là où la notion de processus de « destruction-créatrice », au sens que lui donnait l’économiste Jospeh Schumpeter, prend tout son sens. 

Certaines des jeunes pousses bénéficient, dès leurs premiers pas, d’une participation de grands comptes à leur capital. Ces derniers jouent souvent un rôle clef pour épauler la jeune entreprise lors du « passage à l’échelle » en termes de production et de commercialisation. Le référencement dans les circuits de distribution comme les efforts de marketing/publicité bénéficieront du pouvoir de marché de la grande entreprise mais aussi de son carnet d’adresses.

En l’espace d’une génération, l’entrepreneuriat français a ainsi profondément changé de visage. Beaucoup a été fait pour faciliter la création de sociétés et leurs étapes de développement. Universités, grandes écoles, instituts d’administration des entreprises (IAE), écoles de commerce (transformées en écoles de management), … ont développé des masters dédiés à l’entrepreneuriat, diffusé les sciences de gestion, créé des sociétés de transfert technologique et des structures de valorisation de la recherche. Les émissions de télévision grand public des années 1980-1990 faites pour « réconcilier les Français avec l’entreprise » semblent aujourd’hui antédiluviennes, représentatives d’un temps « que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître ».

Cette transformation assez réussie des économies territoriales est un point assurément positif. Elle reste néanmoins marquée par un pourcentage trop restreint d’entreprises à croissance rapide et, parmi ces dernières, par une propension forte des dirigeants fondateurs à céder leur affaire dans des délais courts. Le « capital patient » des entreprises à profil familial, inscrites dans une vision de long terme et un projet de croissance principalement organique, a eu tendance à se raréfier au profit d’autres modèles. Même s’il en existe en France, les grosses PME et entreprises patrimoniales de taille intermédiaire assimilables à ces « champions cachés » qui font la force du capitalisme exportateur des pays rhénans et scandinaves sont d’un nombre trop restreint dans nos régions[3]. Il reste à s’interroger sur les moyens d’inciter une fraction du néo-entrepreneuriat contemporain à s’inscrire dans des projets d’entreprises à durée de vie très longue et pas seulement sous la forme de fonds de type family offices. Parmi les jeunes start-up ou entreprises innovantes actuelles, lesquelles seront en 2050 les équivalentes des Bénéteau, Pierre Fabre, Yves Rocher, Bonduelle, Poujoulat, Somfy, Plastic Omnium… qui constituent aujourd’hui les « success stories » et aiguillons des capitalismes régionaux ?

 

Notes : 

[1] Insee, Les entreprises en France, édition 2021.

[2] Voir par exemple Quentin Boucly, David Sraer et David Thesmar, « Les effets réels des LBO : une étude du marché français entre 1994 et 2004 » in CAE, Private equity et capitalisme français, 2008, pp. 2009-2019. Guillaume Appéré, François Rosenfeld, Bruno Lafont, Patrick Sayer, « Les LBO, outils de réparation du capitalisme ? » Le Journal de l'école de Paris du management 2009/5 (N°79), pp 17-23Alexandre Gazaniol, Quel est l’impact des fusions/acquisitions sur les performances des entreprises rachetées ?, Documents de travail de la DG Trésor, n°2014/02, novembre 2014

[3] Hermann Simon et Stephan Guinchard, Les champions cachés du XXIème siècle : stratégies à succès, Economica, 2012, 340 p.