Blog Regard(s) d'expert(s)

Géofinance des infrastructures de paiement

Date de publication 19 décembre 2025

Temps de lecture 4 min

Géofinance : technologie financière
Géofinance : technologie financière

©AD/Adobe stock

Liste des auteurs

  • Julien Pincet

    Responsable de la recherche du projet Géofinance de l’Institut Louis Bachelier

Parallèlement à l’arsenalisation (weaponisation) du dollar et des banques, celle des infrastructures de paiement revêt une importance particulière : messagerie interbancaire SWIFT (Society for Worldwide Interbank Financial Telecommunication), réseaux de cartes et systèmes de règlement. Les États-Unis restent dominants, mais des évolutions importantes sont en cours. Les messages SWIFT permettent de gérer les virements interbancaires, notamment transfrontaliers, dans la quasi-totalité des devises, tandis que les règlements effectifs sont assurés par des systèmes nationaux ou régionaux (dont CHIPS et Fedwire aux États-Unis ou T2 en Europe).

SWIFT : l’infrastructure mondiale sous contrôle américano-européen

Fondée en 1973 et opérationnelle depuis 1977, SWIFT s’impose entre 1982 et 1985 comme la messagerie interbancaire de référence pour les paiements transfrontaliers. Dans certains pays, SWIFT sert aussi aux paiements domestiques, souvent combinée avec des infrastructures locales (Canada, Australie, dans une moindre mesure Japon).

Aujourd’hui, plus de 11 500 banques et institutions financières y sont reliées. SWIFT est indirectement contrôlée par l’Union européenne et les États-Unis, qui disposent d’un levier supplémentaire via leurs législations extraterritoriales, dont le Patriot Act.

Avant 2001, SWIFT n’a pas d’usage géopolitique concret. Après les attentats, jusqu’en 2006, les données SWIFT situées aux États-Unis sont transmises secrètement au Trésor américain. La presse américaine le révèle en juin 2006. En mars 2012, SWIFT est utilisé pour la première fois pour sanctionner un pays : la banque centrale iranienne et plusieurs banques iraniennes en sont exclues.

La domination américaine : Fedwire et CHIPS

Deux systèmes dominent les paiements interbancaires de gros montants en dollars domestiques et transfrontaliers :

  • Fedwire : le système de la Réserve fédérale : Fedwire Funds Service, système RTGS (Real-Time Gross Settlement) du Federal Reserve System – les règlements bruts en temps réel se font de manière continue, transaction par transaction, sans compensation ;
  • Chips : le consortium bancaire privé : CHIPS (Clearing House Interbank Payments System), système de règlement net multilatéral (avec compensation) opéré par The Clearing House Payments Company, détenue par un consortium de 24 grandes banques commerciales présentes aux États-Unis, dont des filiales américaines de banques étrangères. Près de 95 % des paiements traités par CHIPS sont transfrontaliers. CHIPS compte environ 45 banques participantes et intervient dans la très grande majorité des paiements transfrontaliers en dollars (en moyenne environ 90 % en valeur). Créé en 1970, CHIPS répondait à l’essor du marché des eurodollars et à l’internationalisation du dollar.

Le montant moyen d’un paiement est d’environ 5 millions de dollars sur Fedwire et d’environ 3 millions sur CHIPS.

Bien que ces systèmes disposent de leurs propres schémas de messages interbancaires, les banques utilisent souvent SWIFT pour initier, confirmer et gérer les paiements transfrontaliers, et règlent via CHIPS ou Fedwire. Quant aux exclusions, elles suivent les sanctions OFAC (Office of Foreign Assets Control). Les sept banques russes exclues de SWIFT le 12 mars 2022 étaient déjà coupées de Fedwire et CHIPS (six depuis le 24 février 2022, une dès 2014).

L’Europe et sa quête d’autonomie

SEPA, l’unification des paiements en euros

En Europe, le cadre juridique SEPA (Single Euro Payments Area, 2008) établit des règles et standards communs pour les paiements interbancaires en euros entre banques de l’UE et pays partenaires (dont Royaume-Uni, Suisse, Norvège, et Serbie depuis le 22 mai 2025).

L’infrastructure européenne

Les principaux systèmes techniques opérant dans ce cadre :

  • T2 et TIPS (TARGET Instant Payment Settlement), opérés par l’Eurosystème ;
  • EURO1, STEP2 et RT1, opérés par EBA Clearing.

Cela réduit la dépendance à SWIFT pour les virements interbancaires en euros intra-UE et les pays partenaires, notamment pour les paiements transfrontaliers. En outre, cela renforce le rôle de l’euro dans les pays européens non-membres de la zone euro.

Les contre-pouvoirs émergents : Chine, Hong-Kong, Russie, Brésil et Inde 

Pour des raisons de souveraineté, coût et performance, de nombreux pays développent ou renforcent leurs propres systèmes de paiement ou de messagerie interbancaire. L’arsenalisation américaine et européenne accélère ce mouvement.

Les 3 piliers de l’infrastructure chinoise

En 2008, la Chine lance le China Domestic Foreign Currency Payment System (CDFCPS) pour les paiements domestiques en huit devises étrangères (HKD, USD, EUR, GBP, JPY, AUD, CAD, CHF). En 2012 débute la construction de CIPS (Cross-Border Interbank Payment System), système de paiements transfrontaliers en renminbis, déployé par étapes à partir de 2015. Environ 80% des paiements transfrontaliers via CIPS utilisent encore SWIFT pour les messages interbancaires liés, proportion qui diminue progressivement. L’e-yuan vise notamment à réduire la dépendance aux infrastructures et relais financiers étrangers et à contribuer à l’usage international du renminbi.

Hong-Kong : la place des paiements off-shore en dollars

Hong-Kong a un statut unique, abritant notamment le seul système RTGS offshore en dollars, USD CHATS (Clearing House Automated Transfer System), un des quatre systèmes hongkongais CHATS – HKD, RMB, USD et EUR. Lancé en août 2000, il permet des paiements en USD sans recours direct à Fedwire ou CHIPS : les règlements se font sur les livres d’HSBC et non pas directement sur ceux de la Fed. En 2024, il traite en moyenne environ 93 milliards de dollars de paiements par jour. Les banques participantes et HSBC n’ont pas à transmettre automatiquement ces flux aux autorités américaines, mais doivent en vérifier la conformité avec les sanctions.

Russie : l’accélération sous contrainte - SPFS, Mir, NSPK

En 2014, après l’annexion de la Crimée et le début de la guerre du Donbass, l’exclusion de banques russes de SWIFT devient envisageable. La Russie lance alors la construction de son système de messagerie interbancaire SPFS (mis en service à partir de 2017) et de son système de paiement par carte bancaire (cartes Mir et plateforme NSPK) déployé activement dès 2015. En 2015, l’État russe impose à Visa et Mastercard de traiter les paiements domestiques via NSPK. En mars 2022, ces deux entreprises américaines quittent la Russie ; les opérations domestiques qu’elles gèrent encore sont basculées sur NSPK, et les cartes restent utilisables pour les paiements domestiques.

Brésil : Pix, le succès de l’inclusion financière

La banque centrale du Brésil lance en novembre 2020 son système de paiements instantanés domestiques Pix, avec obligation faite aux banques de plus de 500 000 comptes de le proposer. En mai 2025, Pix compte plus de 175 millions d'utilisateurs (environ 160 millions de particuliers et plus de 15 millions d’entreprises) et représente plus de 45% du nombre de paiements domestiques fin 2024. Pix repose sur l’infrastructure SPI (Sistema de Pagamentos Instantâneos) et le registre DICT (Diretório de Identificadores de Contas Transacionais). Il favorise l’inclusion financière via les cartes prépayées liées à des comptes de paiement ne nécessitant pas de compte bancaire. Certains usages transfrontaliers se développent, mais Pix reste pour l’instant largement domestique.

Inde : UPI, le champion du volume

L’Inde lance en avril 2016 son système de paiements instantanés, Unified Payments Interface (UPI), développé par la National Payments Corporation of India (NPCI). Début 2025, UPI compte plus de 420 millions d'utilisateurs uniques et est devenu l’un des principaux moyens de paiement des particuliers et des petites et micro-entreprises. Il se développe progressivement sur les paiements transfrontaliers.

Vers un monde multipolaire des paiements

Paiements transfrontaliers entre pays voisins dans leurs monnaies

Ces dispositifs, sans recours à une monnaie tierce, visent à :

  • réduire la dépendance aux systèmes extérieurs et la vulnérabilité aux sanctions ;
  • diminuer le risque de change contre une devise tierce ;
  • favoriser l’usage international de leurs monnaies.

En Asie du Sud-Est, la Thaïlande, la Malaisie et l'Indonésie développent progressivement, avec le soutien de l'ASEAN, un système de règlement en monnaies locales. Lancé en 2016 par la Thaïlande et la Malaisie, le Local Currency Settlement Framework (LCSF) permet initialement le règlement en bahts et ringgits des échanges commerciaux. Fin 2017, il s’étend aux investissements directs et transferts intra-groupe, puis fin 2021 aux paiements des résidents dans l'autre pays. Parallèlement, fin 2017-début 2018, certaines fonctions du dispositif sont déployées pour des paiements entre Malaisie et Indonésie. En février 2025, les trois banques centrales adoptent des directives communes pour harmoniser leurs processus.

Cryptos, blockchains et stablecoins

Les cryptomonnaies peuvent être vues comme des « monnaies-systèmes de paiement » reposant sur une blockchain. Souvent objets de spéculation, parfois perçues comme instruments de couverture ou de défiance vis-à-vis des institutions, elles permettent aussi d’opérer en marge des infrastructures financières traditionnelles. L’administration Trump soutient activement les cryptoactifs, en particulier les stablecoins adossés au dollar, voulant en faire une composante clé de l’écosystème des paiements, ce qui pourrait rendre systémiques des risques d’inadéquation entre stablecoins émis et actifs censés les garantir.

En septembre 2025, SWIFT annonce le développement d'une infrastructure de règlement numérique fondée sur un registre distribué permissionné, distincte de sa messagerie interbancaire. Développée avec Consensys et une trentaine d'institutions financières, elle s'inspire d'Ethereum mais serait déployée sur un environnement bancaire fermé, pour notamment le règlement quasi-instantané par stablecoins et tokens réglementés. Mais, pour le moment, il est très difficile d’évaluer les impacts futurs de ces technologies et opérations.

Conclusion : des processus longs et profonds

La création et l’évolution des systèmes de paiement, en particulier transfrontaliers, relèvent de dynamiques longues, mais pouvant s’accélérer en cas de choc géofinancier majeur – comme en Russie à partir de 2014. De nombreux pays cherchent désormais à accroître leur autonomie dans les paiements pour ne plus dépendre des États-Unis ou d’autres puissances en période de tension, ou au moins à atteindre un stade permettant d’accélérer le processus si nécessaire, afin de disposer d’une marge de manœuvre et d’un espace stratégique et tactique.

Notes
  1.  SPFS : System for Transfer of Financial Messages - Sistema Peredachi Finansovykh Soobscheniy (romanisé)

  2.  NSPK : National Payment Card System - Natsional’nyy Sistema Platezhnykh Kart (romanisé)