Pendant la crise immobilière, l'aménagement se réoriente vers les services aux habitants et à l’environnement
La crise de l’immobilier est-elle vraiment le problème premier des territoires urbains en France ? Cette question peut paraître incongrue avec les 2,7 millions de ménages en attente de logements sociaux, l’effondrement d’un tiers des acquisitions d’habitations des particuliers en 2023 et 2024, ou encore les 9,2 millions de m² de bureaux inoccupés.
L’acuité de ces pénuries conduit à focaliser sur les conditions de production immobilière : taux bancaires élevés, restriction du foncier et des autorisations communales, surenchérissement des coûts de construction... Elle empêche de poser la question à l’échelle de l’ensemble de la fabrique urbaine qui englobe cet immobilier et l’aménagement urbain. Ce dernier s’efface derrière ou dans la vision immobilière dominante. Il est considéré comme « fournisseur », en coulisse, de son foncier, ses infrastructures et ses équipements. Alors, quand l’immobilier est à l’arrêt, l’aménagement serait en panne. L’observation plus minutieuse invite à changer de focale pour mieux appréhender les problèmes, leurs origines structurelles et donc leurs solutions de fond.
Décrypter l’aménagement pour comprendre les crises actuelles
Depuis le milieu du XXe siècle, la fabrique des territoires urbains a principalement été représentée à partir du secteur immobilier placé au premier rang pour la reconstruction puis la résorption de la crise du logement des années 1960-70, puis encore pour l’affirmation des majors françaises dans la compétition internationale et la libéralisation économique. L’aménagement urbain était situé à côté de l’immobilier et parfois, en son sein, en une sorte de sous-filière du secteur. Il était souvent présenté comme l’activité de fabrication des réseaux et des infrastructures, des espaces et des équipements publics permettant de rendre viable et constructible le foncier. Il s’est ainsi forgé un rapport de dépendance entre l’économie immobilière et l’économie de l’aménagement, encourageant parfois certains professionnels et observateurs à les confondre. Comprendre ce rapport et son histoire permet de mieux appréhender les crises et les transformations actuelles.
L’histoire d’une économie de l’aménagement au service de la construction et de l’immobilier
Au cours des années 1950 à 1970, l’Etat français met en place les organismes et les procédures qui permettent, par l’aménagement, de produire en masse et rapidement l’immobilier nécessaire au développement économique des trente glorieuses, en particulier le logement. Il alimente par son foncier et celui des collectivités, les aménageurs chargés de fabriquer des unités foncières viabilisées, équipées et constructibles que les promoteurs privés ou publics construisent, gèrent et louent ou vendent à leur tour aux ménages, entreprises et investisseurs. En 1954, la Caisse des Dépôts crée deux filiales techniques pour renforcer les activités d’aménagement. La Société centrale d’équipement du territoire (SCET) vise à supporter la multiplication des projets et des structures locales d’aménagement (le réseau des SEM). Les sociétés coopératives d’intérêt collectif (SCIC) ont pour finalité la construction et la gestion de parcs locatifs. Entre 1969 et 1973, les établissements publics d’aménagement sont créés pour assurer la construction des villes nouvelles. Tous ont pour finalité de mobiliser et de préparer le foncier au bénéfice des productions immobilières massives considérées nécessaires pour loger, donner du travail et permettre l’accès à des conditions de vie améliorées.
Les années 1980 et 1990, marquées par la libéralisation puis la crise, ne changent pas fondamentalement le rôle assigné à l’aménagement. Ce dernier connaît un double mouvement 1- de recours au marché dans le contexte de libéralisation et 2- de décentralisation. Les lois de décentralisation de l’urbanisme (1983) et la loi Aménagement (1985) reconnaissent, selon Marie Llorente, une troisième voie entre aménagement public (étatique) et aménagement privé. Ces lois accordent un espace juridique à cet aménagement négocié entre les collectivités aux faibles moyens et les promoteurs immobiliers remontant à l’amont de la fabrique urbaine pour augmenter les opportunités d’affaires. La convention de Zone d’Aménagement Concerté (ZAC) devient centrale et traduit, pendant le boom immobilier des 1980, la prédominance des promoteurs qui ancrent davantage l’aménagement dans le rôle de fourniture du foncier constructible. La crise qui s’en suit, ne modifie pas ce rôle assigné : les regards se portent alors sur la dévalorisation de l’immobilier et les opérations d’aménagement « plantées » par la panne du secteur immobilier.
Les années 2000 et 2010 s’amorcent avec trois changements majeurs : 1- le passage d’un urbanisme expansif, grand consommateur de « nouveaux » fonciers, vers « la ville sur la ville » ; 2- la remontée des enjeux de durabilité parmi les premières priorités des politiques publiques et de l’urbanisme en France ; 3- le renforcement du rôle des collectivités et des mobilisations sociales locales dans les projets. La loi Solidarité et Renouvellement Urbain (SRU) de 2000 acte, juridiquement et culturellement, ce changement de paradigme et annonce la transformation attendue pour l’aménagement. Echaudés par l’explosion de la bulle immobilière au tournant des années 80-90, les développeurs immobiliers poussent vers un aménagement « sur-mesure » qui cible les fonciers moins risqués. Ils remontent, selon les périodes, plus à l’amont de la chaîne de la fabrique urbaine pour s’engager comme aménageur créant en interne des directions ou des départements ad hoc. Ces derniers sont rapidement réduits quand la conjoncture se retourne, l’aménagement restant pour ces entreprises le moyen d’améliorer le « sourcing » de fonciers à construire. Côté puissance publique, la mise en concurrence en 2005 des « marchés » d’aménagement, modifie le paysage des sociétés d’économie mixte locales d’aménagement pour les transformer en établissement public d’aménagement encore plus rattachées aux collectivités locales. Elle accélère également les fusions ou les regroupements entre aménageurs publics.
Aménagement et immobilier, des trajectoires de plus en plus divergentes
Au cours des années 2000, les collectivités locales bien installées comme premier maître d’ouvrage de l’aménagement à la suite des décentralisations, appréhendent différemment son rôle : elles considèrent de moins en moins la viabilisation du foncier à destination des développeurs comme leur principal levier de développement ; elles en attendent moins de construction d’équipements et d’infrastructures étant données leurs difficultés pour les gérer et les entretenir. En Ile-de-France par exemple, depuis 2011, la part des équipements publics diminue dans le total des surfaces programmées dans les projets d’aménagement, au profit des logements étudiants et Séniors ainsi que des activités économiques (IPR, DRIEAT).
A la même période, l’Etat et les collectivités ont choisi de traduire leur engagement pour l’environnement et la durabilité à travers leurs organes et leurs projets d’aménagement. Les établissements publics d’aménagement de l’Etat sont fortement invités à faire des choix démonstratifs en la matière pour être exemplaire et faire exemple. Ils anticipent l’application de nouvelles orientations comme le Zéro Artificialisation Nette (ZAN) introduit par la loi résilience en 2021. Les collectivités locales assignent à leur projet d’aménagement des objectifs de performance environnementale (voir les bilans de la DGALN). Les aménageurs mettent à niveau leurs projets pour éviter leur déclassement au regard des standards écologiques régulièrement relevés depuis le milieu des années 2000 : de la Haute Qualité Environnementale (HQE) des années 1990, les projets passent à la neutralité carbone, au ZAN, au coefficient de biodiversité, à la maximisation de la pleine terre…
Le monde de l’immobilier a, de son côté, opéré des réorientations comparables mais avec une intensité différente et des affectations propres au sein de ses activités. Pour relever les défis environnementaux et socio-urbains, il a priorisé l’écologisation des matériaux, des procédés constructifs, des techniques de recyclage ou des contrats d’exploitation des bâtiments. Il a modérément adhéré aux objectifs de sobriété foncière et au ZAN. Il considère toujours que le maintien de la production immobilière dépend de la facilité technique, juridique et financière d’accès aux fonciers constructibles. Il prend plus difficilement le virage de la construction de la « ville sur la ville » ; ses outils et ses modèles demeurant largement fondés sur ceux qui, dès les années 1950, ont permis de construire dans le neuf et en masse.
Un aménagement autant pour le foncier constructible que pour les services aux habitants et à l’environnement
L’évolution de l’aménagement depuis une vingtaine d’années met davantage en lumière ses différences avec l’immobilier malgré leur interdépendance historique. Les trajectoires de l’aménagement et de l’immobilier ne se confondent pas mais se croisent à certains moments de leurs activités respectives. A ces intersections, le premier fournit au second des terrains constructibles et le second des recettes financières contre acquisitions foncières. Lors des crises, leurs trajectoires peuvent s’opposer. Quand l’immobilier ne va pas, l’aménagement peut bien aller car son économie n’est pas dépendante exclusivement de la monétisation des biens construits par les développeurs immobiliers.
Cette bifurcation de l’aménagement vers d’autres finalités se reflète dans la structure de ses recettes financières. Nombre d’aménageurs ont intégré structurellement la mobilisation des subventions et des participations relatives à des objectifs socio-écologiques (fonds et aides issus de l’ADEME, ANAH, Banque des Territoires, Régions et département, UE…). Ces aides et subventions ont longtemps été le signe d’un déficit et d’une défaillance car, dans le modèle classique à focale immobilière, l’aménagement devait se rémunérer par la commercialisation de ces terrains à bâtir. Les autres ressources, surtout publiques, étaient considérées comme des compensations visant à réparer ces défaillances. Dans la nouvelle approche, moins focalisée sur l’output immobilier, les autres productions assurées par l’aménagement trouvent leur financement par les voies ad hoc : pour la création de réserves et de compensations écologiques, les aménageurs ont la possibilité de recourir aux appuis financiers de CDC Biodiversité ; pour la création d’un réseau de chaleur efficace, ils peuvent financer par le fonds chaleur…
La bifurcation conduit l’aménagement à considérer tout autant les biens matériels qu’ils contribuent à produire que les services qu’ils participent à offrir. L’aménagement se détourne ainsi de la fonction exclusive que lui assignaient les urgences immobilières du XXe siècle pour chercher les réponses aux impératifs qu’imposent le XXIe siècle. Il produit encore du foncier constructible mais en interrogeant d’une manière plus aigüe son sens et son utilité : des surfaces de logements et de bureaux, mais pour quelle finalité ? Pour quelles conditions de vie dans les territoires urbains ? Pour quels services rendus aux habitants et à l’environnement ?
Le passage d’un modèle de fourniture du foncier équipé à une meilleure valorisation de la production de services, ancienne mais peu développée, pose la question des financements possibles en complément des ressources issus de la monétarisation du foncier. Il encourage les aménageurs à tester des modèles différents : certains gardent la propriété des locaux commerciaux et d’activités aménagés pour en tirer des revenus (SEMAEST, SOGARIS…) ; d’autres associent des investisseurs pour maintenir un « droit de tirage » sur les bénéfices issus des services rendus après construction (SEMAPA, EPA…) ; d’autres encore créent des filiales rémunérées pour porter sur des périodes plus longues le foncier au bénéfice des services rendus dans la sphère publique. Ces nouveaux modèles ont été explorés par la Chaire Aménager le Grand Paris et livrent déjà des enseignements éclairants.
Loin d'être fragilisé par la crise immobilière, l'aménagement urbain apparaît donc aujourd'hui comme un espace stratégique indispensable pour conduire les transitions territoriales. Face à l'urgence socio-écologique, les territoires ont besoin de plus d'aménagement, et d’un aménagement capable d'enclencher et de tenir localement les bifurcations nécessaires – sociotechniques, sociétales, économiques, de gouvernance. Cette économie renouvelée de l'aménagement comme outil des transitions urbaines, consistant à fabriquer plus de services locaux, socio-écologiques avec moins de foncier et moins de subsides publics, fera l'objet d'un prochain article.