Ce texte se rattache à une série de neuf articles issus d’une étude intitulée « Aurons-nous toujours de l'eau ?» conduite par François Bafoil, du CERI-Sciences po., avec le soutien de l’Institut pour la Recherche de la Caisse des Dépôts.

Cette étude repose sur des enquêtes de terrain qui se sont concentrées sur la région Nord-Aquitaine, par le biais d’une quarantaine d’entretiens directs conduits avec des acteurs de l’Agence de l’Eau Adour-Garonne, ceux de la région et des départements de Charente et Charente-Maritime ainsi que des exploitants agricoles. D’autres entretiens ont été conduits dans la région Bretagne, dans celle du Grand Est et de la Beauce dont il sera rendu compte ultérieurement.

Quatre parties composent cette série d’articles : les problématiques de l’eau, la complexité de la gouvernance, l’action locale et une partie conclusive (voir sommaire ci-dessous)

 
Ce sixième article, qui fait suite à « La gestion de l’eau par bassin versant : solidarité et action collective », s’attache aux politiques de renaturation des cours d’eau et de revitalisation des zones humides conduites sous l’autorité des syndicats de bassin (ou syndicats de rivière), par le biais des négociations nouées avec les exploitants agricoles ou encore les propriétaires de moulins mais dont les résultats s’avèrent souvent décevants aux yeux des acteurs publics intercommunaux.
 

 

Dans les dernières décennies, nombre de cours d’eau en France ont été profondément bouleversés lorsque, pour gagner sur les zones humides et étendre les terres cultivables, les exploitants les ont « déméandrés », recalibrées et endiguées, faisant en sorte que les eaux « rectifiées » s’évacuent le plus rapidement possible.

Résultat : les rivières ne débordent plus aussi régulièrement que par le passé mais à l’inverse, les zones humides ont largement perdu leurs fonctions de captage mais aussi de refuge pour les poissons et autres espèces. Avec elles ont disparu les capacités d’amortissement des débordements d’eau. Les crues sont désormais puissantes et les flux plus rapides en raison du caractère rectiligne des cours d’eau, pesant ainsi davantage sur l’aval[1].

Les syndicats de rivière : véritables "cheville ouvrière" de la gestion de l'eau

La prise de conscience de la part des acteurs publics de la nécessité impérative du changement date de la fin des années 1990, début 2000, au moment où les directives européennes sur l’eau ont été adoptées. Trois objectifs ont alors été fixés :

  1. restaurer les espaces pour permettre à la rivière de déborder à nouveau et aménager les cours d’eau pour mieux les recalibrer ;
  2. recréer des habitats, des zones de calme pour les poissons, des roselières où diverses espèces peuvent nicher mais aussi combiner cet effort de restauration avec le maintien des pratiques agricoles ;
  3. devenir propriétaire du foncier, afin de mieux aménager la rivière pour qu’elle se reconnecte avec la zone acquise qui redevient alors humide.  C’est sur ce dernier point que les résultats, semble-t-il, sont le moins probants.

En France, l’adoption de la loi GEMAPI a reposé sur l’adoption de la notion de bassin versant qui privilégie la solidarité entre l’amont et l’aval que réclame le partage d’une même ressource. Elle a ainsi fortement contribué à inciter les intercommunalités à s’unir pour assumer la compétence et, par le biais de clés de répartition financières qui leur appartiennent en propre, d’assumer les coûts de leurs missions. C’est pourquoi le rôle premier des syndicats de rivières dits encore « syndicats gemapiens » est d’aménager celles-ci pour en faciliter les flux et défendre contre les inondations, mais aussi de mettre en valeur les milieux aquatiques et plus largement, de les rendre compatibles avec le respect de la biodiversité ainsi qu’avec l’agriculture. Les syndicats de bassin ont ainsi pour tâche de reconquérir les fonds de vallée, de restaurer les lits mineurs, d’assurer la recharge et le transit sédimentaire, ou encore de débuser c’est-à-dire de faire renaitre le cours d’eau, enfoui sous l’effet de remblais, sinon de construction d’habitations, que ce soit en ville ou à la campagne.

 

Diversification test des habitats et des écoulements dans le lit chenalisé de la Divise Communes de Saint-Fraigne et Les Gours (16)

Source : www.tmr-lathus.fr


Des négociations compliquées avec les propriétaires des moulins et les exploitants agricoles

Au-delà de la coopération mise en place avec les autorités communales qui impliquent de mettre à leur disposition les données sur la nature des sols, la topographie ou encore les phénomènes d’érosion, deux acteurs sont privilégiés avec lesquels les négociations s’avèrent difficiles : les propriétaires des moulins et les exploitants agricoles.

Les propriétaires des moulins sont très nombreux en France : on en compte près de 100 000 et pas moins d’un par kilomètre sur la Charente. Or les moulins disposent du droit d’eau inaliénable. Il date de la Révolutions française qui, si elle a aboli les privilèges seigneuriaux, a toutefois conservé les droits d’usage de l’eau au prétexte du devoir d’alimentation de la population par les meuniers[2]. Protégés par une puissante fédération[3] et d’influentes associations du patrimoine mais aussi par les agriculteurs qui les considèrent comme autant de réserves d’eau, leurs propriétaires sont en droit de faire obstacle au moindre réaménagement des seuils et autres constructions qui, sur les biefs aménagés, entravent la circulation des poissons. La décision prise en 2020 d’imposer aux propriétaires de moulins de se mettre en conformité avec la loi leur faisant obligation d’abaisser les seuils d’écoulement, s’est trouvée retoquée après dépôt de plainte au motif qu’aucune distinction n’avait été prise en compte entre les petits barrages des moulins et les grands barrages de réserve.

Comme le regrette devant nous le responsable d’un syndicat de bassin qui attendait cette décision depuis des années et qui disposait des fonds pour conduire enfin la politique conforme à la loi européenne de respect de la continuité écologique :

Le droit des moulins, ça date depuis le moyen âge, prorogé par le droit napoléonien ! On ne peut pas y toucher !

Les réticences des exploitants agricoles

Plus largement, il s’agit d’amener les exploitants agricoles à revenir sur leur mode d’exploitation et d’occupation des sols, et c’est là, souvent, que le bât blesse car ces derniers ne l’entendent guère de cette oreille, sauf à obtenir des compensations financières durables. Face à cette réticence des exploitants agricoles qui ont assis leur activité professionnelle, entre autres stratégies, sur la pérennité de l’assèchement des terres et l’exploitations de cultures rentables, les acteurs syndicaux proposent des solutions fondées sur la nature telles que la plantation de haies, le rehaussement de talus, l’enherbage des bords de rivière mais aussi le griffage des sols pour réduire les ruissellements. Ce sont autant de mesures qui peuvent être vues comme des obstacles par les exploitants susceptibles de freiner leurs déplacements dans leurs champs, d’entraver leur activité ou pire, comme des pertes sèches d’exploitation.

Pour y répondre, des échanges de terres peuvent voir le jour sur la base d’une coopération avec les communes et le conservatoire des espaces naturels (voir la note Le conservatoire d’espaces naturels, le CEN qui sera publiée sur ce blog le 25 avril) qui peuvent conduire à la signature de baux à clause environnementale dont les clauses impliquent l’interdiction de drainer, de labourer, de remblayer, et l’adoption de dates de fauche pas trop tardives dans la saison. Ces interventions sont par ailleurs en phase avec les Mesures Agro-Environnementales et Climatiques (MAEC) que finance la PAC au titre des services environnementaux.

Selon un interlocuteur syndical de rivière :

On y va doucement, on a plutôt un bon accueil la plupart des temps, mais il faut parfois y revenir 4 ou 5 fois. On propose nos solutions et l’agriculteur peut négocier sur la bande qu’il a à laisser pour faire passer le tracteur ; la haie on leur laisse le choix des essences, on peut aussi discuter les bandes enherbées mais au bout de 4 ans c’est à eux d’entretenir le tout.

L’argument décisif ici est de faire comprendre à l’exploitant qu’au-delà des essences de bois mises à sa disposition, il y gagne largement : non seulement le syndicat s’engage dans le contrat de quatre ans qui le lie à l’exploitant, à assumer l’intégralité des coûts (aidé à 50% par le département) mais l’exploitant, pourra exploiter le bois à sa guise, étant entendu que le marché existe pour cette ressource recherchée. La contrepartie, bien sûr, est que les espaces ainsi plantés de haies et de talus, seront classés dans le futur PLU et qu’ils ne pourront plus être exploités comme auparavant.

Pourtant, de l’avis de nombre d’interlocuteurs en charge de ces mesures, leur effet reste marginal. Selon un responsable de syndicat de rivière, un tiers environ des exploitants refuserait de s’engager ou de les écouter. Les autres ne s’y plient qu’avec difficulté. Pourquoi ? Non seulement parce que les exploitants craignent de voir leurs revenus décliner mais surtout parce que les changements requis réclament de tourner le dos à des pratiques individuelles et collectives forgées au sceau du temps long. Ce sont elles qui ont assuré un rendement élevé des exploitations, garanti des revenus importants et par conséquent, consolidé les exploitants dans la certitude que leurs droits étaient intouchables. Plus que jamais, les limites du modèle agricole dit « productiviste » hérité des cinquante dernières années sont atteintes.

Selon une responsable en charge des zones humides au sein d’un syndicat de bassin nord-charentais :

Tant qu’il n’y a pas de mutation profonde du monde agricole, c’est-à-dire en gros tant qu’ils ne pratiqueront pas une agriculture adaptée aux milieux, nous on continuera de travailler avec ces lacunes. Je suis sûre que les paysans seraient prêts à changer leurs pratiques, mais il faudrait les motiver. Donc, nous on est là avec notre compétence d’aménagement des zones humides, et en face le monde agricole ne peut pas s’y plier.

Et de conclure :

De manière générale, quand on discute avec le monde agricole, ils entendent qu’il faudrait travailler différemment mais ils nous expliquent que les prairies, c’est pour l’élevage et ils produisent des céréales.

Ce qu’un autre interlocuteur, cette fois situé dans la hiérarchie régionale, précise dans des termes autrement crus :

Globalement on est bloqués car dès qu’on veut aménager le bassin versant on tombe sur le foncier agricole ; la profession bloque le foncier et les zones humides. Jusque-là, on pouvait parfois y arriver, mais maintenant ça devient très anti-jeu contre l’aménagement et sur le foncier. Il commence à y avoir du sabotage : quand un agriculteur fait pression et obtient des terres de la SAFER, ça ne va plus. Il faudrait qu’ils sachent que quand on sabote, on se tire dans le pied.

Des différents enjeux soulevés par la transformation nécessaire et attendue des pratiques agricoles, celui du foncier est sans doute parmi les plus décisifs. De l’avis de plusieurs responsables, il faudrait sectoriser les parcelles les plus importantes – à commencer par l’identification des zones humides - et dire qui peut acquérir les terres requises : la commune ? le syndicat ? le conservatoire ? la SAFER ?

Au total, les linéaires de cours d’eau réhabilités sont très faibles et dans tous les cas, insuffisants pour atteindre les objectifs fixés à 2017, repoussés à 2021 puis encore une fois à 2027, et même à l’horizon 2033. Devant tous ces obstacles, force est de constater que nombre d’acteurs publics sont tentés de baisser les bras.

 

Annexes

Budget des Agences de l’Eau pour la restauration des cours d’eau

Source : François Bafoil


Aides et dossiers accompagnés dans les bassins d’Adour-Garonne

Source : François Bafoil, tiré de l’Agence de l’Eau, Adour-Garonne, Rapport d’activité 2022

 

Notes

[1] « Pour la France, la dernière édition de l’évaluation nationale des sites humides emblématiques, pour la période 2010-2020, montre que 41% des sites présentent des milieux qui se sont dégradés entre 2010 et 2020 (contre 11 % en voie d’amélioration, 48 % restant stable). Les types de milieux les plus touchés sont les prairies humides et oligotrophes ainsi que les milieux palustres d’eau douce », in : François Micheau, Jérôme Porteret, Julien Saillard « Protéger et gérer les zones humides pour s’adapter et atténuer les effets du changement climatique sur le grand cycle de l’eau, une action des Conservatoires d’espaces naturels », Annales des Mines - Responsabilité et environnement 2023/4 (N° 112), p. 101.

[2]  Cf https://www.sbv4r.fr/article_popup_12_1_etre-proprietaire-d-un-ouvrage-hydraulique_fr.html Ce droit d’eau peut être supprimé par arrêté préfectoral pour des motifs d’intérêt général (ruine de l’ouvrage, risque d’inondation, menace sur les milieux aquatiques).

[3] Voir la Fédération Française des Association de Sauvegarde des moulins, FFAM.