Ce texte se rattache à une série de neuf articles issus d’une étude intitulée « Aurons-nous toujours de l'eau ?» conduite par François Bafoil, du CERI-Sciences po., avec le soutien de l’Institut pour la Recherche de la Caisse des Dépôts.

Cette étude repose sur des enquêtes de terrain qui se sont concentrées sur la région Nord-Aquitaine, par le biais d’une quarantaine d’entretiens directs conduits avec des acteurs de l’Agence de l’Eau Adour-Garonne, ceux de la région et des départements de Charente et Charente-Maritime ainsi que des exploitants agricoles. D’autres entretiens ont été conduits dans la région Bretagne, dans celle du Grand Est et de la Beauce dont il sera rendu compte ultérieurement.

Quatre parties composent cette série d’articles : les problématiques de l’eau, la complexité de la gouvernance, l’action locale et une partie conclusive (voir sommaire ci-dessous)

 
Ce troisième article s’attache aux enjeux qui se nouent entre les savoirs de l’eau et les exigences politiques de stabilité sociale en insistant sur la fragilité de la connaissance de l’eau et les incertitudes ainsi générées. Elles ont pavé la voie aux contestations tout en consolidant les intérêts des grands exploitants, à commencer par les irrigants.
 

 

Que connait-on de l’eau ? qu’ignore-t-on de ses occurrences ? La question est décisive pour fonder en raison et en droit l’action publique ; partant, la légitimité des décisions prises en matière de restriction de sa consommation.

Quantitativement, la connaissance est fragile et comme l’affirme le directeur territorial Atlantique Dordogne, « nous avons besoin des nappes profondes, mais nous les connaissons encore insuffisamment et nous ne savons pas comment les partager »[1]. Connaitre la recharge n’est pas facile ; combien d’eau de pluies alimentent la nappe ? Certes, le constat est aujourd’hui admis d’une plus grande fréquence des phénomènes extrêmes – le trop ou le manque d’eau – mais, à l’avenir, comment cela se traduira-t-il : par davantage de sécheresse ou plus de pluie ? ou les deux ? Sur le volume des précipitations, l’ignorance domine.

L’incertitude domine la connaissance de l’eau

Les travaux qui s’inspirent des rapports du GIEC convergent pour conclure qu’en France, au-delà des nouvelles spatialisations Nord /Sud des phénomènes météorologiques, une chose est certaine : les eaux renouvelables – à savoir la pluie qui s’infiltre dans les aquifères : nappes profondes ou superficielles - sont passées de 230 mds de m3 dans les années 1990 à 200mds, soit une perte nette d’eau renouvelable de 15%. Concernant les niveaux d’eau, l’objectif est de définir des volumes de prélèvement qui soient corrélés aux renouvellements dans le territoire et qui composent avec les différents usages. Or, à ne s’en tenir qu’au nombre de forages existants, l’ignorance est grande : les déclarations sont aléatoires comme sont manquants les compteurs contrôlables à distance. Ce qui semble faire défaut, c’est surtout la connaissance exacte des prélèvements car ceux qui sont connus le sont par le biais des redevances ou par l’intermédiaire des organismes d’irrigants - les Organisme Unique de Gestion Collective (OUGC) - qui ne sont pas présents sur tout le territoire[2]. On rétorquera que la Banque nationale des prélèvements quantitatifs en eau (BNPE) existe. N’était qu’elle est trop inertielle : ses calculs se fondent sur des données datant d’au moins deux ans quand il conviendrait de disposer de prévisions à l’échelle de la saison. 

L’incertitude qui domine la connaissance de l’eau est génératrice de comportements opposés. Au début du mois de septembre 2023, la chaleur qui s’est accumulée comme un dôme au-dessus de la France a entrainé des températures avoisinant le 6 septembre les 30°C à Brest, et jusqu’à 40°C en Poitou Charente. A propos de ces phénomènes, dits de « blocage », les chercheurs peinent à donner une interprétation incontestable, et comme l’avoue l’un d’entre eux :

D’un point de vue théorique, l’on ne comprend pas bien ces blocages. On se pose la question de la fréquence et de l’intensité : a-t-on plus de blocages avec une situation qui se réchauffe, donc plus de températures élevées ? ou a-t-on autant de blocages mais chacun d’eux est-il plus chaud ? C’est un gros enjeu de la recherche de comprendre comment le réchauffement influe sur ces phénomènes.

Fabio d’Andrea

Climatologue, chercheur au CNRS - Laboratoire de météorologie dynamique et spécialiste des événements climatiques extrêmes

Cité in : « en Europe, le blocage atmosphérique « oméga » croît », Libération, 7 septembre 2023.

On comprend comment à partir de cette question, sans réponse aujourd’hui, deux interprétations peuvent  s’affronter générant deux comportements opposés, selon que la première conduira à s’appuyer sur la situation générale - qui se réchauffe - pour penser que la situation est durable et appelle en conséquence des réponses de long terme ; ou selon que la seconde, en se concentrant sur chaque épisode, le saisira comme un évènement conjoncturel et donc passager, invitant à une adaptation modérée des pratiques. De là, le déni des résultats scientifiques qui prolifère sur ces données incertaines pour contester en bloc tous les calculs et leur opposer un discours plus conforme aux seuls intérêts partisans. La maitrise de la connaissance de l’eau devient un enjeu majeur pour sa domination.

La fragilité du savoir de l’eau tient à plusieurs raisons :  d’abord, au fait que les données ont pu être établies en lien avec une référence historique trop lointaine ; ensuite qu’elles sont le fruit de compromis passés entre groupes d’acteurs dominants à un moment donné ; mais aussi parce qu’elles intègrent dans les calculs des marges d’erreur possibles qui permettent aux spécialistes d’établir des niveaux de risques. Traduits en termes de « mise en risque » pour signifier leur prise en compte dans les calculs[3], ces éléments d’incertitude appellent à leur tour de la part des pouvoirs publics la mise au point d’autres mesures ultérieures de correction pour éviter les biais de la modélisation, éteindre toute contestation et parvenir à un compromis acceptable.

Or pareilles « constructions » aboutissent à des « cascades d’incertitudes » reposant sur « la comparaison de plusieurs modèles ou le développement d’un seul modèle » qui sont autant de raisons de contestation. L’impasse semble avérée et comme l’écrivent Liziard et Fernandez « aujourd’hui, les modélisateurs investissent « les cascades d’incertitude » avec la promesse toujours renouvelée, d’élaborer à terme des modèles suffisamment intégrés et précis pour encapsuler tous les enjeux. Dans le même temps, l’action publique se saisit de l’ampleur des incertitudes pour nourrir des inerties, mais avec la promesse, toujours renouvelée, d’arriver « à mettre tout le monde autour de la table »[4].

Les « débits objectifs d’étiage » (DOE)

Connaitre précisément le débit d’étiage est d’une importance décisive pour déterminer les seuils d’eau, et conséquemment les droits à tirage, la baisse des prélèvements, l’augmentation des capacités de stockage, les redevances et finalement les équivalences supposées entre « prélèvement » et « substitution ».

Les règlements dits de « débits objectifs d’étiage » définissent des seuils qui constituent la référence pour fonder les débits de crise (DCR) ou « débit d’alerte » (DSA), qui fixent la valeur « seuil » du débit. Requis pour les arrêtés de crise, ils permettent, à l’initiative de l’autorité préfectorale, que soient prises les premières mesures de restriction pour certaines activités [5]. Leur connaissance est fondamentale, ne serait-ce que pour fonder la légitimité et de l’action publique quand elle impose des arrêtés de consommation, aux citoyens comme aux irrigants[6].

Inscrits dans les différentes documents régionaux et locaux, ils sont légitimés par la consultation démocratique locale.  Or, très souvent, les volumes d’eau alloués aux irrigants sont contestés soit par ces derniers au motif que ces seuils sont variables, soit par les groupes d’opposition pour être supérieurs aux niveaux disponibles.

Les réclamations sur les références prises en compte par les modélisateurs sont légion, et sur ce point les exploitants agricoles contestataires ne craignent pas de jouer sur plusieurs registres. Prompts à mettre en cause les références fondées sur le long cours des données accumulées, ils n’hésitent pas, eux-mêmes, à se revendiquer de la longue durée pour mieux défendre leurs propres avantages acquis. Puisque la décision portant sur les volumes d’irrigation leur a été accordée par les instances préfectorales dans les temps d’abondance de l’eau – les années 1990 –, il est hors de question, à leurs yeux, de prétendre les annuler sans compensation. Un droit accordé à un moment déterminé devient un droit acquis de toute éternité et peu importe que les calculs plus récents les remettent en question.  C’est souvent sur ce point que les groupes de pression professionnels, avec à leur tête la Fédération nationale des syndicats d'exploitants agricoles (FNSEA) fortement présente dans les instances de concertation et de décision, rejoignent les instances politiques en charge du consensus local.

L’action publique fragilisée par les intérêts privés et la recherche du consensus à tout prix

Pour mieux faire faire partager les résultats des travaux de modélisation, l’acteur public a tendance à abonder les fonds des bureaux d’étude. A partir de là, le consensus local devient l’objectif le plus important à atteindre et la volonté politique d’y parvenir, la seule boussole de l’action publique. Il en résulte que pour être mieux acceptée, la norme en vient à être négociée. Dès lors, la décision prise se trouve fragilisée, et susceptible l’instant d’après, d’être remise en question. Les textes stratégiques, notamment les Schéma d'Aménagement et des Gestion des Eaux (SAGE) à l’échelle des sous-bassins portent la trace de cette fragilité en rendant de nombreuses règles opposables aux tiers. 

 

 

De fait, les administrations et les commissions en charge de la gestion de l’eau, si elles ont qualité pour établir les données partagées, ont d’abord et avant tout l’obligation d’établir des compromis entre les acteurs usagers ; a minima, elles se doivent de ne pas bouleverser l’équilibre social dont les acteurs publics locaux savent par trop la fragilité, en raison des positions acquises de longue date par certains acteurs, localement dotés d’un grand potentiel de contestation, sinon de nuisance. Personne n’ignore au niveau local comme au niveau ministériel la capacité de pression de certains groupes d’exploitants agricoles mais aussi d’activistes sociaux. L’on sait par ailleurs que la grande majorité des irrigants qui disposent des droits de tirage de l’eau pour abonder leurs réserves (dites de « substitution » ou encore « bassines ») constitue la frange minoritaire des grands exploitants.

 

 

Ce sont eux qui peuplent les instances dirigeantes à la fois professionnelles (les chambres et les syndicats), et politiques, au niveau communal et départemental. Un grand nombre d’élus dans les collectivités locales font partie de ces groupes d’exploitants ou disposent dans leur environnement familial d’un de leurs membres. Malheureusement, les données sur les appartenances et les connexions entretenues entre ces groupes sont manquantes. Si elles étaient disponibles, elles seraient à coup sûr de nature à éclairer la très puissante influence d’un groupe professionnel finalement très minoritaire.

On comprend dès lors pourquoi cette exigence de compromis imposé par les autorités politiques et recherché entre les parties du jeu local fausse considérablement l’action publique. Plutôt que de vouloir atteindre un optimum qui par définition est manquant et de nature unilatéralement contraignant, les décideurs politiques tendent vers une action moyenne censée satisfaire les différents usages et aspiration, mais dont, au final personne n’est satisfait.

 

Pour aller plus loin

Mission d’information du Sénat sur la Gestion durable de l’eau : l’urgence d’agir pour nos usages, nos territoires et notre environnement, 2023 - Président : Rémi Pointereau (LR Cher) ; Rapporteur Hervé Gillé (SER Gironde).

Extrait de 17 propositions pour améliorer les connaissances sur l’eau :

 

12. Préserver et renforcer les dispositifs existants de surveillance quantitative dans les aquifères et les cours d’eau en veillant à la comparabilité dans le temps.

13. Renforcer la connaissance par le BRGM du fonctionnement des nappes et de leurs singularités en priorisant la vingtaine de mappes exploitées dans des secteurs en tension.

14. Effectuer, au moins du début du printemps à la fin de l’étgé, un comptage en temps réels des prélèvements d’eau destinés à l’eau potable et à l’irrigation, afin de mieux appréhender les besoins quantitatifs en période de crise.

15. Étoffer les contrôles sanitaires de la qualité de l’eau pour disposer d’un suivi fin des contaminants et identifier les polluants émergents tant dans l’eau potable que dans l’environnement.

16. Mobiliser les moyens de l’Etat et de ses établissements publics pour élaborer des méthodologies fiables de prévision des disponibilités futures de la ressource en eau.

17. Assurer une actualisation régulière des projections d’évolution de la ressource en eau par bassin au sein des SDAGE puis par sous-bassin dès les résultats de l’étude Explre-2 seront connus.

18. Mettre en place une météo locale de l’eau, déclinée par bassin versant, consultable par chacun.

19. Élaborer des outils simples de calcul de la consommation d’eau par foyer, sur le modèle d’Ecowatt pour la consommation d’énergie, pouvant être articulée à une fiche globale d’empreinte environnementale.

Notes

[1] Agence Adour-Garonne, Rapport d’activité, 2022, p. 40.

[2] « S’il était prévisible que les capacités de stockage des retenues soient au cœur du conflit, on ne peut qu’être interloqué par la fragilité méthodologique qui a conduit à déterminer le volume global prélevable dans le milieu » Nicolas Marjault, Bassines, La guerre de l’eau, Nouvelles Sources, 2023.

[3] Magali Reghezza-Zitt, « Gestion de crise et incertitude(s) ou comment planifier le hors-cadre et l’inimaginable. Application aux crises résultant de crues majeures en Île-de-France » in : Annales de géographie, 2019/2, (n° 276), p. 5-30.

[4] Sophie Liziard, Sarah Fernandez,2022, ‘ Savoirs et ignorances de l’adaptation au changement climatique. Le cas de la gestion quantitative de l’eau », Geocarrrefours, Openedition journals, p. 14

[5] Sur les différents indicateurs de débits d’étiage et leur évolution dans le temp, voir les travaux de Sara Fernandez, notamment 2017, « Gouverner la pénurie d’eau. Quels discours et quelles pratiques ? », in P. Pierron, Écologies politiques de l’eau :  rationalités, usages et imaginaires, Herman, p. 344-359.

RETROUVEZ ICI TOUS LES ARTICLES PUBLIES PAR FRANCOIS BAFOIL SUR LE BLOG REGARD(S) D'EXPERT(S)

Dans cette série de 16 articles publiée en 2022, François Bafoil rend compte de plusieurs aspects concernant les enjeux de l'eau et de l’adaptation au changement climatique en s’attachant aux phénomènes d’érosion du trait de côte, de submersion sur les littoraux, d’inondation dans plusieurs territoires à l’instar des marais et des vallées, et enfin de sécheresse et de conflits d'usage autour de l'eau. 

Ces articles sont issus d'une recherche menée sous la direction de François Bafoil et Gilles Lepesant. Leurs travaux ont fait l’objet de la publication d’un rapport en septembre 2022, disponible ici sur le site de l'Institut pour la recherche.