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Jacques Lacan écrivait : « Le réel, c’est quand on se cogne [1]. » C’est aujourd’hui dans l’expérience concrète de la vulnérabilité, dans le choc, frontal et désormais inévitable, que les territoires prennent la mesure des crises qui les traversent et des défis à relever. Les collectivités – communes en premier chef – vivent un quotidien fait d’incertitudes, liées d’abord au changement climatique : sécheresses prolongées, inondations, vagues de chaleur, érosion côtière, incendies…
L’augmentation du nombre de demandes au régime d’indemnisation des catastrophes naturelles (CatNat [2]) témoigne d’une mise sous pression des territoires jusqu’alors jamais atteinte.
Parallèlement, les collectivités font face à des mutations socio-économiques profondes qui transforment les équilibres locaux : vieillissement de la population et bouleversement de la pyramide des âges (22 % de la population est âgée de 65 ans selon l’Insee[3]), dépeuplement des territoires en déprise dans le nord-est de la France au profit d’une littoralisation des flux résidentiels, fractures territoriales et inégalités persistantes, développement de la pluri-résidentialité.
Ces transitions affectent les territoires dans la mesure où les modèles de développement hérités d’hier, justifiant l’étalement, l’artificialisation et les logiques sectorielles révèlent leur obsolescence face à l’urgence et l’enchevêtrement des transitions. Ces changements interrogent nos modes de vie, notamment en mettant sous pression notre accès aux ressources naturelles, économiques, ou foncières.
Cette réalité appelle la lucidité. Il ne s’agit plus de menaces, de risques à anticiper ou de projections : les collectivités font les expériences sensibles, ni abstraites, ni distantes, de la mise en danger effective de l’habitabilité de nos territoires.
À l’aube d’une nouvelle mandature municipale qui se dessine en pointillé, tant les inconnues sont nombreuses, et dans un contexte où les collectivités sont appelées à contribuer à l’effort national de réduction de la dette (et face au spectre d’une « année blanche »), la transition écologique s’impose comme le nouvel horizon pour l’action publique locale. Elle n’est plus une politique sectorielle parmi d’autres, mais bien un cadre dans lequel doivent s’articuler toutes les autres : aménagement, mobilité, logement, santé, développement économique, agriculture. Ce contexte inédit révèle en réalité les contours d’un nouveau paradigme d’action : échelons de premier recours et de gestion du quotidien, les communes et les intercommunalités sont à la fois les lieux d’atterrissage des politiques sectorielles et les espaces vecteurs des transitions dans lesquels se construisent et s’inventent de nouveaux équilibres.
Les maires sont désormais les pivots d’une action locale tiraillée entre des exigences parfois difficiles à concilier : sobriété et attractivité, développement économique et adaptation au changement climatique. Ces paradoxes se traduisent dans les arbitrages budgétaires : comment maîtriser les dépenses dans un contexte de baisse durable de la dotation globale de fonctionnement (DGF) pour un grand nombre de communes alors que les besoins d’investissements nécessaires à la transition écologique pour les collectivités sont estimés à 21 milliards d’euros par an d’ici à 2030 [4] ? À cette pression budgétaire s’ajoute le coût croissant de l’instabilité, en témoigne l’augmentation de plus de 20 % du montant des primes d’assurances entre 2023 et 2024[5], représentant une part toujours plus importante dans les dépenses des communes, en particulier des plus petites.
La leçon de l’urbaniste-prospectiviste Sabine Barles nous montre que la gestion de la ressource en eau ou encore la question de l’approvisionnement alimentaire révèlent que les découpages administratifs ne coïncident pas toujours avec la réalité des flux, invisibles ou visibles, qui structurent nos territoires [6].
En redéfinissant les formes mêmes de l’habitabilité, ces mutations renforcent l’importance d’une capacité accrue des élus à coordonner, à animer, à créer de nouvelles alliances entre les territoires, à renouveler les coopérations pour croiser davantage les expériences. L’exemple des tensions des territoires littoraux en est emblématique, avec une pression foncière qui affecte les zones péri-littorales et rétro-littorales sur plusieurs centaines de kilomètres et recompose en profondeur les équilibres et les logiques résidentielles, rendant impossible une résolution à la seule échelle des plans locaux d’urbanisme, y compris intercommunaux (PLU et PLUi).
Ce besoin d’adaptation rapide et de dépassement des échelles révèle les limites et l’inertie des schémas actuels. Il s’agit alors de définir des niveaux d’intervention cohérents avec les dynamiques des bassins de vie : cette exigence d’agilité pourrait conduire à rouvrir le débat sur la fusion communale, marquée par un net ralentissement [7], tout en consolidant le rôle des intercommunalités comme espaces de coopérations et de complémentarités territoriales. Les maires endossent ainsi la responsabilité d’encourager une approche partenariale de l’aménagement, par exemple en associant, de plus en plus tôt dans les phases de conception des projets, les habitants, les acteurs économiques et les tissus associatifs locaux.
Face à une complexification des portages politiques et économiques des projets, l’enjeu majeur reste, en particulier pour les collectivités les moins outillées, celui de l’accès à une ingénierie locale pour y répondre efficacement, assurer la coordination des acteurs et accompagner les élus dans le déploiement de projets structurants pour leurs territoires, mobiliser les leviers publics à disposition et leur permettre une montée en compétence.
Au-delà des enjeux d’échelle, de gouvernance et de cohésion des territoires, c’est toute une grammaire du projet urbain qu’il convient de réinventer. L’adaptation au changement climatique amène de nouvelles variables : aléas, inconstructibilité de certaines zones, inconfort thermique, désimperméabilisation. Dans le même temps, ces dernières années ont vu une aggravation de la crise du logement, qui touche désormais l’ensemble des territoires, urbains, périurbains et ruraux, dans des modalités différentes. Celle-ci est polymorphe : crise de la quantité, avec une offre insuffisante pour répondre à la demande, malgré des taux de vacance dépassant les 15 % dans nombre de communes ; crise des prix, qui exclut une part croissante de la population, en particulier les jeunes actifs ; et crise de la qualité, avec un parc de logements souvent vieillissants dans certains territoires, mal situés, mal isolés, inadaptés aux besoins du vieillissement ou du développement du télétravail.
Face au défi du logement, la prochaine mandature municipale sera résolument celle d’un combat à mener sur trois fronts : réhabiliter massivement, produire autrement et améliorer la qualité d’usage. Le « maire bâtisseur » cédera ainsi son écharpe au « maire réparateur » : restructuration des tissus pavillonnaires, requalification des zones d’activité, densification des centres anciens touchés par la vacance. L’adage « maire bâtisseur, maire battu » prend dans ce contexte une autre tournure, tant l’enjeu porte sur la capacité à transformer, à construire des logements ancrés dans les territoires, à structurer des filières locales de matériaux. À ce titre, le nombre croissant de dossiers d’aide aux maires engagés dans la conception de projets ou de logements inscrits dans les objectifs de limitation d’artificialisation et de réglementation thermiques, déployées dans le cadre du Fonds vert en 2025 [8], témoigne d’une prise en compte, par les élus, de la nécessité de relancer un secteur, jusque-là fortement ralenti.
Pour faire évoluer le projet d’aménagement, il faut concilier planification territoriale et production urbaine « sur mesure ». Et ce, en concevant des processus itératifs, réversibles et évolutifs, par exemple en articulant davantage programmation et conception, en intégrant les concepteurs dès les phases amont du projet.
Ce renouvellement méthodologique, tout comme la superposition et l’inflation des crises engagent aussi un autre rapport au temps : gérer l’urgence sans compromettre le temps long, répondre aux besoins d’aujourd’hui sans disqualifier la construction collective de trajectoires durables. L’adaptation et l’atténuation deviennent l’occasion pour les élus de se saisir de l’outil prospectif, autant pour anticiper que pour explorer des visions plurielles, écrire de nouveaux récits et initier de nouveaux référentiels pour l’action locale.
Face aux fractures territoriales et sociales exacerbées par les conflits d’usage, par la mise en conflit d’intérêts a priori irréconciliables, les élus se retrouvent parfois démunis pour favoriser l’émergence d’une nouvelle cohésion sociale. Donner aux élus les moyens de transformer leurs territoires, ce n’est pas seulement résoudre le défi de l’habitabilité face aux crises, c’est aussi créer les conditions d’un débat démocratique local renouvelé. À la condition, pour citer Marcel Proust, « d’avoir d’autres yeux, de voir l’univers avec les yeux d’un autre, de cent autres, de voir les cent univers que chacun d’eux voit[9] ».
[1] Jacques Lacan, Conférence au MIT, 2 décembre 1975.
[2] Selon les données de la Caisse centrale de réassurance (CCR), le nombre de dossiers de reconnaissance de catastrophes naturelles a été multiplié par plus de quatre entre 2015 et 2024 (+319 %).
[3] Insee, Population par sexe et groupe d’âges, 2025.
[4] IGF, L’investissement des collectivités territoriales, 2023.
[5] Données 2024 de l’Observatoire des finances et de la gestion publique locale, 2025.
[6] Voir Sabines Barles et Marc Dumont, Métabolisme et métropole. La métropole lilloise, entre mondialisation et interterritorialité, POPSU, Autrement, 2021.
[7] D’après les conclusions du rapport sur les « coûts des normes et de l’enchevêtrement des compétences entre l’État et les collectivités : évaluation, constats et propositions », Boris Ravignon, 2024.
[8] Aide aux maires bâtisseurs, déployée par le ministère du Logement dans le cadre du Fonds d’accélération de la transition écologique dans les territoires, qui vise à permettre d’encourager la délivrance de permis de construire et d’encourager le financement d’équipements publics.
[9] Marcel Proust, À la recherche du temps perdu. La Prisonnière (t. V), 1923.