Ce texte s’inscrit dans une série consacrée à la redirection écologique, et à ces territoires qui redirigent. Chaque article mettra en lumière une collectivité, une équipe, un projet - parfois modeste, parfois radical - mais toujours révélateur d’une évolution profonde.  L’objectif est double : montrer que le renoncement n’est ni une défaite, ni un défaut d’ambition, et offrir aux acteurs publics des points d’appui pour penser autrement leurs priorités, leurs investissements, leurs responsabilités. 

Ce travail de valorisation s’appuie sur une base de données dynamique des cas de redirection territoriale, que nous poursuivons et enrichissons en continu. Cet outil vise à documenter ces transformations de manière rigoureuse, mais aussi à créer un effet de seuil : montrer que ces décisions, prises isolément, dessinent peu à peu les contours d’une autre politique de l’aménagement, de la mobilité, du foncier ou encore des services publics.

En juillet 2023, Caen a pris une décision rarissime : renoncer à un projet urbain de 35 hectares pour… sauver l’avenir. 2500 logements prêts à sortir de terre, dix années d’études, toutes les autorisations acquises, les promoteurs mobilisés, et soudain… tout s’arrête. Non pas dans l’urgence, ni sous la pression d’un mouvement d’opposition mais, fait remarquable, à l’issue d’un processus de relecture lucide des conditions d’habitabilité futures. Récit d’une expérience qui dessine peut-être le visage de l’urbanisme de demain.

Dans un contexte où les territoires littoraux se retrouvent en première ligne face aux effets du changement climatique, la presqu’île de Caen illustre une transformation encore rare mais appelée à se généraliser. Située au cœur d’une ancienne emprise portuaire, en aval immédiat du centre-ville, la ZAC (zone d’aménagement concerté) du Nouveau Bassin devait accueillir un vaste écoquartier de 2500 logements, pensé comme un levier majeur de développement urbain et d’attractivité métropolitaine.

Piloté par la SPLA (Société publique locale d'aménagement) Caen Presqu’île, ce projet de 35 hectares cumulait les promesses : logements, espaces verts, mixité sociale, mobilité douce, très forte végétalisation, revalorisation des berges de l’Orne. Un modèle d’urbanisme durable, tel qu’on en voit fleurir dans de nombreuses villes européennes, en réponse à la pression foncière et à la nécessité de relocaliser la croissance dans les périmètres déjà urbanisés. Une carte du périmètre initial permet de visualiser clairement le périmètre envisagé, en contact direct avec les zones à risque de submersion. Toutes les autorisations administratives avaient été accordées, le Plan de prévention des risques multiples était respecté et un principe de transparence hydraulique avait été intégré.

 Mais un élément décisif, issu du rapport du GIEC international de 2023, est venu tout bouleverser : la perspective d’une montée inéluctable des eaux, aggravée et accélérée par le réchauffement global. Sollicitée pour éclairer les choix d’aménagement (un fait en soi notable), l’équipe du GIEC normand a rendu un avis sans ambiguïté. À l’horizon 2070–2100, une partie importante du site pourrait se retrouver régulièrement inondée.

Dès lors, fallait-il vraiment construire un quartier pour se voir contraint à le déconstruire quelques décennies plus tard ?

En juillet 2023, la décision tombe : le projet est suspendu. Non pas dans l’urgence, ni sous la pression d’un mouvement d’opposition mais, fait remarquable, à l’issue d’un processus de relecture lucide des conditions d’habitabilité futures.

« La science est venue percuter la planification. On ne pouvait pas continuer comme si de rien n’était. Les données scientifiques, si elles sont prises au sérieux, obligent à changer d’échelle de temps, d’échelle spatiale, et même de logiciel d’action publique », explique Emmanuel Renard, vice-président en charge de l’aménagement et du foncier à la Communauté Urbaine de Caen la Mer et président de Caen Normandie Métropole.

Cette décision a également été rendue possibles en vertu de plusieurs facteurs. Tout d’abord, les enjeux financiers directs étaient certes limités si on l’on se tient aux montant investis jusque-là, qui concernaient des études (même si cette manière de compter omet le temps de travail des agents, impliqués depuis le lancement du projet). Les contrats avec les promoteurs n’avaient pas encore été signés « et le foncier appartient majoritairement à la collectivité qui est l’unique décideur », souligne d’ailleurs l’ANBDD (Agence Normande de la Biodiversité et du Développement Durable) dans la fiche de retour d’expérience qu’elle a récemment consacrée au cas de Caen la mer.  Enfin, la ZAC n’a pas de riverains immédiats - sauf ceux éloignés de l'autre rive du canal - et il n’y a pas eu de mobilisation contre la décision. 

Un renoncement planifié, sans conflit

Contrairement à d'autres renoncements obtenus sous pression, le cas de Caen illustre une décision assumée – après dix années de travail en amont du lancement initial du projet. Qui n’aura donc jamais lieu.

« Il n'y a pas eu d'opposition construite ni de mobilisation citoyenne d'ampleur. Les acteurs du site étaient informés, la concertation a eu lieu, même si, aujourd’hui, elle doit être repensée à une échelle plus large » relève Emmanuel Renard.

Quelles ont été les conséquences ? « L’apprentissage du renoncement et de la nécessité d’interroger les projets en veillant à les éclairer des dernières données scientifiques disponibles - au moins celles qui existent à date - et l’opportunité de porter un projet soutenable » répond l’élu.

Concernant les logements non construits, « cela n’a pas affecté nos objectifs de production et de réponse aux besoins. On les implante ailleurs avec plus de densité là où cela s’y prête et plus de logements dans d’autres communes du cœur urbain ».

Si le projet d’origine prévoyait 20 millions d’euros de contributions à la réalisation de la ZAC,  une partie de ces fonds sera mobilisée mobilisés pour le nouveau projet sur plusieurs dizaines d’années. 

Quant aux coûts, « il y a eu le coût des études et du montage de la ZAC mais ils ne sont pas perdus : on dispose de connaissances, de capacités opérationnelles - au service du futur projet - et de nombreuses idées sont remobilisées sur d’autres projets. » 

La redirection territoriale de ce territoire se joue aujourd’hui à plusieurs niveaux :

  • Un changement de temporalité intégrant les horizons 2070 et 2100 dans la planification, avec plusieurs étapes intermédiaires en 2030 et 2050, 2080 et articulant des durée différentes (certains aménagements seront réversibles, d’autres plus pérennes)
  • Un changement d’échelle spatiale, en pensant l’avenir du site à l’échelle de l’estuaire de l’Orne,
  • Un changement de gouvernance, en explorant des formes nouvelles d’inclusion des parties prenantes, y compris du vivant.

« Il faut dézoomer. On ne peut plus penser un quartier comme un îlot isolé. L’enjeu est territorial, écologique, commun. Cela questionne même la valeur que l’on donne aux écosystèmes et aux services rendus par les milieux. » 

Une expérimentation ouverte

Le renoncement au projet initial ne signifie pas l’abandon du site. Bien au contraire. Des schémas d’intention ont été produits pour penser l'évolution du quartier jusqu’en 2100. Ils dessinent des scénarios progressifs de requalification : réutilisation temporaire des friches (2025), implantation de logements étudiants, renaturation, parc paysager (2030), déconstruction de bâtis existants (2050), boisement des berges (2080-2100).

Le site devient ainsi un espace test de la redirection. Un lieu où l’on peut expérimenter une forme de design rétrospectif, capable de planifier à rebours, depuis un futur d’où certaines options ne sont tout simplement plus possibles.

Les partenaires mobilisés dans cette démarche, tels que Phytolab, montrent que le projet reste collectif, mobilisant des expertises sur la conception territoriale, la prospective et la médiation écologique.

Ce que cela bouscule ? Tout.

On ne peut plus penser les projets comme si l’on était dans un environnement stable. Il faut intégrer les incertitudes, les effets systémiques, les conséquences indirectes. Revégétaliser ou construire, ce n’est jamais neutre.

Emmanuel Renard

Vice-président en charge de l’aménagement et du foncier à la Communauté Urbaine de Caen la Mer et président de Caen Normandie Métropole

Au-delà de la technique, le cas de Caen interroge les fondements de l’action publique : la manière dont on produit les règles, dont on définit la valeur des choses, dont on partage les décisions. Car, après tout, le projet aurait pu aller à son terme dans le cadre règlementaire actuel. Thibaud Tiercelet, directeur général de la SPLA Caen, expliquait d’ailleurs sur France 3 région « ça été difficile pour moi, comme pour les promoteurs, mais en même temps, on est tellement content de ne pas être allé plus loin et de se retrouver dans des situations juridiques invraisemblables ». Il y a donc, rappelle Emmanuel Renard une « inadaptation du cadre administratif et légal au regard des données scientifiques ».

Ce renoncement s’inscrit également dans le cadre plus large d’un PPA (Projet Partenarial d’Aménagement) sur la basse vallée de l’Orne. Il dialogue aussi avec des initiatives européennes telles que le programme Pathways2Resilience, dont Caen est partenaire, qui explore de nouvelles formes de gouvernance à l’échelle des grands territoires exposés.

En somme, Caen la mer ne fait pas qu’annuler un projet. Elle amorce une mutation du rôle des institutions face à l’instabilité climatique. Un changement de cap que d’autres territoires pourraient bientôt être contraints d’engager.