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Renoncer pour rediriger - Pays de Fayence : mettre en pause la croissance pour préserver l’eau et l’habitabilité

Village de Callian
Village de Callian

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Face à la raréfaction de l’eau, la communauté de communes du Pays de Fayence (Var) a mis en œuvre une série de mesures inédites : gel relatif des permis de construire, révision de son SCoT, stratégie d’adaptation fondée sur la sobriété. Une forme de renoncement planifié qui interroge le modèle résidentiel dans les zones périurbaines.

Un territoire sous pression, aux avant-postes du changement climatique

Le Pays de Fayence a triplé sa population en quarante ans : 7 000 habitants en 1968, plus de 28 000 en 2019. Une croissance portée par une attractivité résidentielle forte : arrière-pays ensoleillé, prix plus abordables que sur la Côte d’Azur, paysages préservés, qualité de vie revendiquée. Ce territoire de huit communes a progressivement basculé d’un espace rural à une périphérie résidentielle proche des Alpes Maritimes, concentrant une population souvent arrivée d’ailleurs, venue chercher espace et tranquillité. Dans les années 1990-2000, de nombreux lotissements ont vu le jour, sans toujours bénéficier de cohérence d’aménagement à l’échelle intercommunale, en raison d’une gouvernance encore éparpillée.

Mais cette dynamique a un coût : étalement urbain, pression foncière, saturation des réseaux, dépendance à la voiture, précarisation énergétique. Et surtout : tensions croissantes sur la ressource en eau.

Les années 2021-2022 et particulièrement l’été 2022 font office de signal d’alerte. Plusieurs communes sont au bord de la rupture d’alimentation. Les forages sont à sec. La Siagnole – ressource principale du territoire – atteint des niveaux critiques. À Seillans, il faut acheminer de l’eau potable par camion-citerne.

En réalité l’advenue de la crise a pu être métabolisée grâce à un redécoupage antérieur des compétences administrative. En 2020, la communauté de commune récupérait, non sans mal, les compétences eau et assainissement. A la suite de quoi, un diagnostic fut commandé sur la disponibilité de la ressource en eau et sur l’évolution démographique. Résultat : les courbes se croisaient, mais dans le mauvais sens. Déjà, en 2020, les élus décidèrent de créer une régie de l’eau afin de reprendre la main sur la gestion de cette ressource. La crise a donc surgi alors qu’une acculturation était déjà en cours.

Dans ce contexte, la communauté de communes a pris une décision rare le 31 janvier 2023 : une « Plan Marshall de l’eau », prévoyant de suspendre l’instruction des permis de construire (pour les logements individuels nouveaux, et en considérant que les droits acquis ne sont pas remis en cause), en lien avec l’épuisement de la ressource. Une posture inédite, appelée localement « moratoire » ou « gel », qui annonce une bifurcation dans la manière de penser le développement.

L’eau, nouvelle variable structurante du développement territorial

La Siagnole, qui alimente 84 % du territoire, est une source karstique fragile, sensible aux variations de débit et à la recharge — un contexte géologique qui accentue la vulnérabilité hydrique du territoire dont les variations de débit sont extrêmes : de 7 200 m³/h en hiver à 360 m³/h en été. Or, la demande, elle, reste constante… voire augmente en période estivale, notamment avec l’arrivée des touristes. L’eau potable est consommée par les résidents permanents, mais aussi les 28 % de résidences secondaires, les 223 000 nuitées touristiques estivales, deux golfs, et des dizaines de forages privés. La fragilité des réseaux accentue le problème : pertes en ligne, turbidité, pollution ponctuelle.

C’est dans à ce contexte qu’entend répondre le Plan Marshall de l’eau. Celui-ci prévoit des actions structurées autour de cinq volets. Le premier concerne la sécurisation de l’alimentation : travaux d’interconnexion, étude sur les volumes mobilisables, création de réserves. Le deuxième cible la sobriété des usages, avec des campagnes de sensibilisation locales, des restrictions temporaires, mais aussi une réflexion sur la tarification. Le troisième implique la révision des documents d’urbanisme. Le quatrième porte sur la gestion patrimoniale des réseaux : état des lieux des fuites, priorisation des tronçons à rénover, recherche de cofinancements. Enfin, un cinquième volet concerne la gouvernance hydrique : clarification des rôles entre régie, communes et intercommunalité, mais aussi expérimentation d’une cellule de suivi technique à l’échelle du territoire.

Le premier acte fort est symbolique : un moratoire sur l’urbanisation, valable jusqu’à la mise en œuvre d’alternatives pérennes. Il ne s’agit pas d’un moratoire réglementaire stricto sensu mais d’une consigne politique assumée par la CCPF, relayée par plusieurs communes. Le gel devient ainsi un levier de coordination, et un signal envoyé aux habitants comme aux services de l’État : la croissance n’est plus un horizon indiscutable, loin s’en faut. C’est l’habitabilité qu’il faut désormais maintenir en priorité. Le signal est on ne peut plus clair.

Une stratégie de gel consolidée par la jurisprudence

Initialement, la légitimité juridique de ce gel pouvait sembler incertaine. Le droit de l’urbanisme ne prévoit pas explicitement la possibilité de refuser un permis de construire au seul motif de pénurie d’eau. Pourtant, la crise écologique a progressivement fait émerger une lecture renouvelée de la notion de salubrité publique, ouvrant un espace d’interprétation pour les collectivités pionnières.

Deux décisions viennent conforter cette orientation. D’abord, en mars 2024, le tribunal administratif de Toulon a validé un refus de permis à Fayence fondé sur l’impossibilité de garantir l’alimentation en eau potable. Le jugement se réfère à l’article R.111-2 du code de l’urbanisme relatif aux atteintes à la salubrité ou à la sécurité publique, en considérant que l’insuffisance hydrique documentée constitue un risque sérieux.

Puis, le 1er décembre 2025, le Conseil d’État lui-même (décision n°493556) confirme cette interprétation. Il reconnaît qu’un maire peut légalement refuser une autorisation d’urbanisme si la collectivité n’est pas en mesure de garantir durablement l’accès à une ressource en eau potable. Dans cette décision, c’est bien l’insuffisance effective de la ressource, non sa nature géologique, qui a fondé le refus de permis. Cette jurisprudence ouvre une brèche décisive : elle fait de la contrainte écologique un critère pleinement opposable aux logiques d’urbanisation.

Le gel, initialement politique, se voit ainsi consolidé juridiquement. Il se mue en une modalité d’action publique à part entière, activable dès lors que les données techniques justifient l’alerte.

Un nouveau SCoT pour réencadrer la trajectoire

Le SCoT arrêté fin 2024 est sans équivoque : la trajectoire démographique doit être infléchie. La nouvelle version du document ramène l’objectif de croissance annuelle de +1,3 % à seulement +0,1% à +0,2 %, soit une quasi-stagnation. Ce choix a été longuement débattu au sein des instances de gouvernance intercommunale, certains élus plaidant pour une croissance modérée, d’autres pour un gel plus franc encore.

Le projet d’aménagement stratégique (PAS) a été entièrement réécrit. Il introduit la notion d’adéquation entre ressources disponibles et projets territoriaux. Le territoire est désormais pensé comme une capacité d’accueil conditionnée. Deux horizons temporels ont été définis : d’une part une phase de sobriété contrainte jusqu’à la mise en œuvre du bassin de tête et du raccordement à la SCP (Société du Canal de Provence), d’autre part une phase de stabilisation à partir de 2030. Cette distinction permet d’inscrire le moratoire dans une trajectoire lisible, avec des points d’étape et des critères d’évaluation (volume mobilisé, taux de rendement des réseaux, réponse à la demande sociale).

L’élaboration du nouveau SCoT a donné lieu à des tensions, notamment avec certaines communes encore engagées dans une logique de développement. Mais l’évolution du contexte climatique et les injonctions de l’État (via la loi Climat et Résilience, et désormais la loi Le Meur) ont permis d’asseoir une position plus homogène à l’échelle du territoire.

Le renoncement comme investissement stratégique

Contrairement à une idée reçue, renoncer n’est pas se résigner. C’est choisir d’investir ailleurs et autrement. Le Pays de Fayence illustre cette logique : plutôt que de prolonger l’expansion urbaine sans garantie d’habitabilité, il décide de consacrer ses moyens à la consolidation de l’existant, à commencer par l’eau, condition de toute vie.

Le principal projet engagé est la création d’un bassin de tête de 10 000 à 13 000 m³ pour sécuriser l’alimentation de la partie haute du réseau. Il s’agit d’une infrastructure pivot, capable d’absorber les pics de consommation estivale, mais aussi de mieux répondre aux phénomènes de turbidité. L’investissement est estimé à 3,5 millions d’euros, financé par la Région, l’Agence de l’eau, le programme « Nos territoires d’abord » et la CCPF.

D’autres chantiers sont en cours : le raccordement à la grande conduite SCP, qui permettra à moyen terme une sécurisation complémentaire, la rénovation des tronçons critiques du réseau de distribution, la mise en œuvre d’un premier site pilote de réutilisation des eaux usées traitées (REUT), ou encore l’étude de solutions alternatives pour les hameaux non raccordés. Est également envisagée, mais sans que les travaux aient commencé, un raccordement entre Seillans et la commune de Bargemon, appartenant à la communauté d’agglomération voisine de la Dracénie, pour partager l’eau entre ces deux territoires, selon un principe de solidarité qui s’est progressivement étendu des communes du pays de Fayence à ce territoire adjacent.

Cette bascule s’accompagne d’un changement d’approche en matière de politiques publiques : la recyclerie lancée sur le territoire, les projets de mobilité douce, ou les réflexions autour de l’autonomie alimentaire témoignent d’une orientation nouvelle. Ce n’est pas seulement l’urbanisme qui change, c’est la manière de définir l’intérêt général.

Une bascule discrète mais décisive

Ce basculement ne s’est pas fait sans résistance. Mais ce qui frappe, c’est la relative acceptation dont il a bénéficié. Loin de cristalliser les oppositions, le gel a été compris par une majorité comme une réponse pragmatique à une réalité partagée. Les coupures d’eau, les camions-citernes, les forages asséchés ont agi comme autant de rappels : il n’était plus possible d’ignorer les limites physiques du territoire.

Politiquement, la position des élus a évolué. Ce ne sont plus seulement les techniciens qui alertent. Les exécutifs locaux assument le renoncement comme un choix rationnel. « Si l’on ne renonce pas à ce qui met en péril l’habitabilité, alors on renonce à la vie elle-même », confiait récemment un ex-agent de la ville de Grenoble (Xavier Perrin). Cette phrase, entendue dans d’autres territoires en redirection, prend ici un sens très concret.

Dans les services, cette bascule se traduit par de nouvelles habitudes : confrontation plus régulière entre les instructeurs et les techniciens de l’eau, élargissement des périmètres d’analyse dans les études préalables, remontée des arbitrages au niveau intercommunal. La transversalité devient une nécessité.

Une expérience de redirection écologique à documenter

Le Pays de Fayence n’est pas un cas isolé. En revanche, il est indubitablement en avance. Là où d’autres attendent les ruptures pour agir, ce territoire a pris acte de ses vulnérabilités pour modifier sa trajectoire. Il offre un exemple concret de ce que peut être une redirection écologique territoriale : ni repli, ni immobilisme, mais reconfiguration.

Ce qui s’y joue dépasse le cas de l’eau. C’est une transformation plus profonde, qui touche à la manière d’habiter, de planifier, d’arbitrer. C’est aussi une leçon institutionnelle : il est possible d’agir localement, en s’appuyant sur le droit, la technique et le bon sens, pour poser des limites soutenables. Cette démarche n’éteint pas les conflits mais elle les rend visibles et arbitrables.

Demain, c’est à l’échelle interterritoriale que ces tensions devront être adressées. Car si Fayence gèle, mais que les communes voisines continuent de construire, la pression ne fera que se déplacer. La jurisprudence du Conseil d’État a ouvert un levier, sans toutefois épuiser la question politique : qui décide de ce qu’un territoire peut encore accueillir ? Et au nom de quoi ?

Ce que propose Fayence, c’est un point de départ. Une nouvelle grammaire de l’action publique, fondée sur l’habitabilité, et non plus seulement sur une attractivité sans freins.