Applications de l’IA aux marchés financiers : opportunités et risques
L’intelligence artificielle (IA) désigne un système piloté par machine, conçu pour fonctionner de manière autonome à des degrés divers, et potentiellement capable d’adaptation une fois développé. Sur la base d’objectifs explicites ou implicites, ce système déduit, à partir des données d’entrée, comment produire des résultats, tels que des prédictions, des contenus, des recommandations ou des décisions, susceptibles d’avoir un impact sur des environnements physiques ou numériques. L’IA a vu le jour dans les années 1950, et depuis lors elle s’est fortement développée grâce à la recherche et à l’innovation continues.
L’essor de l’IA dans la finance : facteurs d’accélération et émergence de l’IA générative
Le secteur financier a adopté très tôt les nouvelles technologies, et cette dynamique s’étend à l’IA, dont les modèles sont utilisés depuis plusieurs décennies. Ces dernières années, le recours à l’IA dans le secteur financier a augmenté de manière significative, porté par trois facteurs principaux : l’accessibilité croissante à de vastes ensembles de données provenant de sources variées, la progression soutenue des capacités de calcul, et la réduction significative des coûts associée à l’informatique en cloud. La création mondiale de données a atteint environ 150 zettaoctets en 2024, fournissant une matière première sans précédent pour l’analyse et l’apprentissage des systèmes d’IA. Parallèlement, la performance des GPU a exponentiellement augmenté grâce aux architectures NVIDIA telles qu’Ampere et Hopper, qui soutiennent des modèles d’IA avancés et permettent l’utilisation de réseaux neuronaux profonds à grande échelle. Dans le même temps, la diminution des coûts d’infrastructure cloud et l’essor de l’IA en tant que service ont réduit les barrières à l’adoption, permettant aux entreprises de toutes tailles d’accéder à des outils d’IA avancés.
L’émergence de l’IA générative (GenAI), notamment les grands modèles de langage (LLM), a marqué une avancée majeure dans l’innovation en matière d’IA et suscité un regain d’intérêt de la part des acteurs de marché, des consommateurs et des responsables publics. L’adoption de la GenAI dans le secteur financier devrait croître rapidement, parallèlement à une augmentation des investissements dans les capacités d’IA. Toutefois, cette adoption reste hétérogène, de nombreuses entreprises demeurant à un stade précoce et expérimental.
L’utilisation de l’IA dans les marchés financiers
IA prédictive vs IA générative : deux approches complémentaires
Dans les marchés financiers, l’IA est utilisée depuis longtemps pour des activités de prévision, d’optimisation et de prédiction. Les institutions financières perfectionnent les cas d’usage existants tout en explorant les nouvelles possibilités offertes par la GenAI. Dans cet article, nous distinguons la GenAI d’autres formes d’IA, qualifiées « d’IA prédictive ». La distinction essentielle entre IA générative et IA prédictive réside dans leur fonction : l’IA prédictive s’efforce d’anticiper les événements futurs, à partir des données historiques, tandis que la GenAI a pour objectif de générer un contenu nouveau et contextuellement pertinent.
L’IA prédictive repose sur des modèles tels que les régressions, arbres de décision, forêts aléatoires ou réseaux neuronaux, utilisés pour prévoir des événements futurs comme les mouvements de prix, le risque de crédit ou le comportement des clients. Elle est largement employée dans le trading algorithmique, l’évaluation des risques, la détection de fraude et la gestion de la relation client.
La GenAI crée de nouveaux contenus ou données similaires aux données d’entraînement en utilisant des modèles tels que les GAN, les VAE et les LLM. Les institutions financières explorent son utilisation pour des tâches telles que la génération de rapports, le codage, l’extraction d’informations, la communication, l’analyse ESG, les synthèses personnalisées pour les clients ou la création de jeux de données synthétiques. Toutefois, en raison de possibles inexactitudes ou contenus trompeurs, les applications de GenAI en contact direct avec la clientèle comportent des risques touchant à la conformité et à la réputation.
Risques associés à l’IA dans les marchés financiers
Concentration des fournisseurs et dépendances critiques
Bien que l’IA offre des opportunités importantes, elle introduit ou accentue plusieurs risques.
Les dépendances vis-à-vis de tiers et les risques de concentration résultent de la domination de quelques grands fournisseurs d’IA – souvent des BigTech – dans des segments essentiels de la chaîne de valeur de l’IA, notamment les puces, les services cloud, les modèles fondamentaux et les plateformes de développement. Les institutions financières dépendent de plus en plus d’un nombre limité de prestataires tiers. De plus, les grandes institutions et les BigTechs bénéficient d’un meilleur accès au capital, à l’infrastructure et aux talents spécialisés en IA, ce qui accroît les difficultés pour les acteurs plus modestes.
Cybersécurité : des menaces amplifiées par l’IA
Les risques de cybersécurité sont amplifiés. L’IA peut accroître l’échelle, la vitesse et la sophistication des cyberattaques visant les plateformes de négociation, les flux de données de marché ou les infrastructures post-marché. La GenAI facilite la création de deepfakes et d’identités synthétiques pouvant être utilisées à des fins malveillantes. Les modèles d’IA eux-mêmes peuvent être compromis par la corruption des données, des attaques d’adversaires ou des atteintes à la vie privée. Par ailleurs, les algorithmes des réseaux sociaux, alimentés par l’IA, peuvent amplifier des contenus émotionnels ou spéculatifs, déformant le sentiment de marché et pouvant déclencher volatilité, bulles, voire krachs éclairs.
L’opacité des modèles : un défi de taille
Les risques liés aux modèles et aux données découlent de la complexité et de l’opacité des systèmes d’IA avancés. Leur fonctionnement de « boîtes noires » – en particulier pour la GenAI – rend plus difficile l’explicabilité et réduit la capacité des entreprises à surveiller ou ajuster les modèles, en particulier en période de stress. La GenAI est également sujette aux hallucinations produisant des résultats plausibles mais incorrects. Cela crée des risques dans les domaines du conseil en investissement, de la gestion de portefeuille ou de l’analyse macro-financière. La qualité des données, leur représentativité et les biais intégrés influencent également les performances des modèles et peuvent conduire à des résultats discriminatoires ou peu fiables.
L’interaction homme-machine : entre autonomie et surveillance
Divers risques peuvent émerger de l’interaction entre les êtres humains et les systèmes d’IA. Une gouvernance faible peut permettre à des systèmes autonomes ou semi-autonomes de causer des préjudices au marché ou aux consommateurs sans responsabilité clairement définie. Par ailleurs, la performance élevée des modèles peut encourager une sur-confiance dans l’automatisation, affaiblissant le jugement humain et accentuant les vulnérabilités dans des environnements de marché incertains.
Le cadre réglementaire : de la stratégie européenne à l’IA Act
Une priorité européenne pour une IA responsable
Soutenir l’utilisation responsable de l’IA dans la finance était un pilier de la Stratégie européenne pour la finance numérique de 2020 et reste une priorité du cycle politique 2024-2029. La plupart des pays de l’OCDE indiquent disposer de réglementations adéquates et appliquent une approche technologiquement neutre, selon laquelle les règles existantes s’appliquent aux activités financières indépendamment de la technologie utilisée. En Europe la déclaration publiée par l’ESMA en mai 2024 sur l'utilisation de l’IA dans la fourniture de services d’investissement destinés aux particuliers précise que les entreprises d’investissement restent entièrement responsables du respect de MiFID II, que les décisions soient prises par des humains ou par des outils basés sur l’IA. En mars 2025, l’ESMA a également publié un avertissement concernant l’utilisation des outils publics d’IA à des fins de conseil en investissement, rappelant qu’ils ne sont ni autorisés ni supervisés.
L’IA Act : un premier cadre réglementaire complet
Le règlement européen sur l’IA (AI Act), en vigueur depuis août 2024, constitue le premier cadre transversal complet en matière d’IA. Adoptant une approche fondée sur les risques, il impose des exigences plus strictes pour les applications à haut risque ainsi que des obligations renforcées de transparence et de sécurité pour les modèles d’IA à usage général.
Conclusion : de la régulation à l’action, construire une IA financière fiable et responsable
L’IA offre des opportunités transformatrices pour le secteur financier – de la détection de fraude aux services personnalisés – mais elle s’accompagne de risques significatifs. Les régulateurs cherchent à instaurer des garde-fous sans freiner l’innovation, tandis que les institutions financières procèdent à des évaluations préalables et à des tests rigoureux afin de limiter les risques. Pour maximiser les bénéfices de l’IA tout en en maîtrisant les risques, les entreprises doivent mettre en place une gouvernance solide, investir dans des pratiques d’IA sûres et éthiques, et collaborer étroitement avec les autorités de régulation.
Pour aller plus loin :
©Revue d'économie financière
Revue d'économie financière, 3e trimestre 2025 N°159
La finance à l'ère de l'intelligence artificielle
Ce numéro réunit treize articles structurés en trois parties : enjeux économiques et financiers du déploiement de l’IA ; impact de l’IA sur le secteur financier ; risques et supervision.
Les contributions couvrent des thèmes variés : besoins de financement et enjeux éthiques (C. Villani), effets sur productivité et innovation et la nécessité d’une politique industrielle pour l’IA (P. Aghion), mesures de diffusion de l’IA via l’analyse des brevets (A. Bergeaud), rôle des banques centrales et des DLT (A. Benassy Quéré & D. Zhang). D’autres articles analysent les applications opérationnelles et les gains attendus (J.-P. Mazoyer & X. Boileau), l’importance centrale des données (C. A. Lehalle), l’impact des données alternatives sur l’efficience informationnelle (T. Foucault), les limites de l’IA dans les modèles réglementaires de crédit (C. Hurlin & C. Pérignon) et l’usage des LLMs dans le conseil financier (A. Lo & J. Ross). La partie finale se concentre sur les risques générés par l’IA générative (T. Adrian et al.), les incidents et approches de supervision (C. Balagué), l’état des cadres réglementaires européens et l’AI Act (G. Bagattini et al.), ainsi que la comparaison des régulations dans 49 juridictions (I. Nassr).
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