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Ce texte s’inscrit dans une série consacrée à la redirection écologique, et à ces territoires qui redirigent. Chaque article mettra en lumière une collectivité, une équipe, un projet - parfois modeste, parfois radical - mais toujours révélateur d’une évolution profonde. L’objectif est double : montrer que le renoncement n’est ni une défaite, ni un défaut d’ambition, et offrir aux acteurs publics des points d’appui pour penser autrement leurs priorités, leurs investissements, leurs responsabilités.
Ce travail de valorisation s’appuie sur une base de données dynamique des cas de redirection territoriale, que nous poursuivons et enrichissons en continu. Cet outil vise à documenter ces transformations de manière rigoureuse, mais aussi à créer un effet de seuil : montrer que ces décisions, prises isolément, dessinent peu à peu les contours d’une autre politique de l’aménagement, de la mobilité, du foncier ou encore des services publics.
À Grenoble, renoncer à reconstruire une piscine a marqué un tournant. Non un simple arbitrage budgétaire mais le début d’un changement de regard : sur les usages, les priorités, les attachements. Et tout ce que doit devenir l’action publique dans un monde marqué par des contraintes écologiques durables.
Ce geste, apparemment anodin – ne pas reconstruire la piscine Vaucanson après sa fermeture – a déclenché un travail collectif profond, impliquant services, élu·es, chercheur·euses et praticien·nes de terrain. Un moment fondateur pour expérimenter un protocole de redirection écologique, bientôt suivi par la formalisation d’un projet crucial : « Bifurcations RH » consacré à la transformation des métiers et des organisations publiques.
La fermeture de la piscine Vaucanson, décidée en 2019 et confirmée en 2021, aurait pu donner lieu à une réponse des plus classiques : reconstruire à l’identique un équipement devenu vétuste. Mais les conditions de faisabilité – énergétiques, budgétaires, sociales – posaient problème. Plutôt que d’agir dans l’urgence, la ville a décidé, sous l’impulsion de Xavier Perrin, pilote des «Bifurcations !» (chantier de transformation du Projet d’administration), de faire un pas de côté en acceptant de suspendre sa décision le temps d’un travail approfondi sur les usages, les représentations, les attachements liés à cet équipement.
« J’avais suivi les travaux de la redirection écologique et notamment l’enquête menée sur les patrons effondrés[1]. Il m’a semblé qu’il n’était pas possible, pour la fonction publique, de passer à côté de ces réflexions. C’est ce qui m’a poussé à prendre contact avec Alexandre Monnin et Diego Landivar dès 2020 pour mener une première collaboration avec Origens Medialab et le Msc Strategy & Design for the Anthropocene. » indique Xavier Perrin.
Un « protocole de redirection » a alors été mis en place, en lien avec Origens Medialab, sous la direction de Diego Landivar, et de quatre étudiant·es du MSc « Strategy & Design for the Anthropocene » (Margot Boitel, Bastien Marchand, Jérôme Santarini et Joseph Sournac). Avec ce protocole s’opérerait la bascule du calcul des coûts et des ratios au fait de prendre soin d’un attachement collectif.Tout en ouvrant une question fondamentale : que voulons-nous vraiment préserver à travers un équipement comme celui-ci ?
Cette suspension a permis un changement de focale : plutôt que de raisonner uniquement en termes de performance énergétique ou de maintien d’un service, il s’agissait de revisiter l’ensemble des fonctions sociales, culturelles et écologiques associées à une piscine municipale. Un geste apparemment modeste qui, en réalité, interroge en profondeur les fondements de l’action publique en contexte de limites planétaires.
Loin de s’en tenir à une lecture technique (taux de fréquentation, vétusté, performance énergétique), le protocole a permis de documenter des usages souvent invisibilisés. La cartographie des attachements élaborée par les étudiant·es en lien avec les Grenobloise·s a été déterminante pour sortir d’une vision en silo.
Lors d’une réunion de l’exécutif municipal, exceptionnellement dédiée à ce seul sujet, un élu chargé de la nature en ville (et non du sport) a eu cette formule révélatrice : « Mais c’est de ma délégation dont vous parlez ». Preuve que les équipements publics ne se laissent pas aisément enfermer dans des catégories administratives. Ils croisent les usages, les sensibilités, les politiques sectorielles. Et demandent donc d’autres outils d’analyse.
Ce travail a aussi bousculé les représentations internes, remettant en cause les logiques habituelles de délégation, les périmètres de compétence et les routines managériales. La piscine n’apparaissant plus comme un simple équipement sportif mais comme un espace d’attachements multiples, que les citoyen·nes investissent pour des raisons aussi diverses que l’accès à la fraîcheur, le lien social, les pratiques de soin ou les activités intergénérationnelles.
La décision de suspendre la reconstruction de la piscine Vaucanson a aussi révélé une forme de clairvoyance institutionnelle. Car quelques mois plus tard, suite au déclenchement de la guerre russe en Ukraine et l’envolée des prix de l’énergie, de nombreuses piscines et centres aquatiques ont été contraints de fermer temporairement leurs portes. Ce que Grenoble avait anticipé à travers une analyse écologique et structurelle est devenu, pour d’autres, une urgence budgétaire.
Ce travail a aussi mis en lumière une réalité plus difficile à traiter : le manque d’outils et de repères pour accompagner ces bifurcations dans la durée. Lucie Van Nieuwenhuyze, également étudiante du MSc Strategy and Design for the Anthropocene à l’époque, au sein de sa troisième promotion cette fois, a documenté dans son mémoire les tensions organisationnelles qu’un tel processus pouvait engendrer au sein de l’administration. Faute de méthode clairement identifiée, les agent·es se retrouvent souvent isolé·es, ballotté·es entre logique hiérarchique, contraintes techniques et ouverture vers des manières nouvelles de faire.
C’est ce constat qui a nourri la construction du programme Bifurcation RH !, porté par la Ville de Grenoble à l’initiative de Xavier Perrin toujours, en liaison avec plusieurs partenaires, sur un financement de l’ANACT (Agence nationale pour l'amélioration des conditions de travail). Objectif : inventer une manière d’outiller les agent·es et les dirigeant·es pour accompagner concrètement des gestes de renoncement ou de redirection – dans la durée et en phase avec les limites planétaires.
Ce projet vise à refonder la gestion des ressources humaines autour des transformations écologiques, en assumant l’impact de ces transformations sur les métiers et les trajectoires professionnelles mais aussi et surtout sur le travail concret, vécu et incarné, des agent·es. Dans le cas étudié par Lucie Van Nieuwenhuyze, il s’agissait également de proposer de nouveaux récits professionnels, pour que les agent·es ne vivent pas ces changements comme une perte de sens, mais comme une opportunité de réinventer leur métier et, ce faisant, leur contribution à l’intérêt général.
L’approche par l’enquête change tout. On est au-delà des modes de pilotage classique de la fonction publique - le contrôle de gestion et l’évaluation - pour retrouver le sens de ce qui devrait compter en priorité. D’où mon intérêt également pour les nouveaux systèmes de comptabilité.
Xavier Perrin
Conseiller gestion et stratégie, directeur de projet Communs et pilote de Bifurcations !
L’exemple grenoblois s’inscrit pleinement dans la dynamique de « Bifurcations RH », un programme visant à rendre compatibles les trajectoires professionnelles du secteur public avec les impératifs de redirection écologique. Cette approche ne se limite pas à une gestion de compétences : elle engage une démarche de fond, autrement dit une enquête, mené avec et par les travailleurs et les travailleuses, sur le travail réel, le sens de leurs missions, l’adaptation des organisations, et la reconnaissance de nouvelles formes d’expertise – en particulier autour des attachements aux équipements, aux pratiques, aux usages et aux publics.
Ce que montre aussi ce cas, c’est que le renoncement peut ne pas être définitif. Il peut consister à suspendre une décision, à requalifier une demande, à reposer une question autrement. À Grenoble, la non-reconstruction immédiate de la piscine a permis un réexamen plus large des équipements aquatiques sur le territoire, et a soulevé des enjeux d’équité (notamment face à la montée du recours aux piscines privées).
Le protocole a ainsi permis d’initier une réflexion sur les inégalités d’accès à la fraîcheur en période de canicule, sur les usages différenciés des équipements selon les publics, et sur les conséquences sociales d’un renoncement mal accompagné. En intégrant ces dimensions, la ville a pu anticiper les effets collatéraux d’un choix de renoncement.
Le mot renoncement fait souvent peur. Mais à tort selon moi. Car si l’on ne renonce pas à ce qui met en péril l’habitabilité, nous validons alors sciemment le fait de renoncer à la biodiversité et à la vie elles-mêmes !
Xavier Perrin
Dans cette optique, la municipalité a exploré des alternatives à l’infrastructure aquatique classique, en travaillant notamment à rendre baignable le plan d’eau de la Villeneuve. Cette initiative, même si elle suscite des débats, incarne une autre manière de répondre à la demande sociale d’accès à l’eau et à la fraîcheur – sans reproduire le modèle coûteux, énergivore et peu soutenable des bassins couverts.
Cette reconfiguration appelle une réflexion sur les bénéfices apportés par les infrastructures d’usages indépendamment de l’infrastructure elle-même. Favoriser des pratiques comme le tai chi, la randonnée, ou la gymnastique douce en extérieur peut répondre à des besoins similaires (bien-être, lien social, santé), mais suppose un transfert de ressources : moins d’investissement, plus de fonctionnement. Or, comme le soulignait récemment Diego Landivar lors de la récente Journée de la redirection écologique en juin 2025, le système budgétaire actuel rend cette bascule difficile, tant les dispositifs sont orientés vers la création d’équipements nouveaux plutôt que l’animation ou l’entretien du déjà-là.
Avec ce cas, Grenoble n’a pas seulement pris une décision. Elle a ouvert un espace d’expérimentation et d’enquête. Non sans difficultés ou frictions. Un espace qui relie les enjeux d’infrastructures, de climat, d’usages, d’attachements, de travail et de démocratie. Et qui interroge en profondeur nos outils de pilotage.
Ce cas révèle aussi l’importance de l’acculturation progressive des institutions à ces logiques de redirection. Car il ne suffit pas de décider de renoncer : encore faut-il pouvoir l’expliquer, le justifier, le documenter, l’accompagner. Et permettre aux équipes de retrouver une capacité d’action dans un contexte de contraintes toujours plus nombreuses et déroutantes.
C’est cette dynamique que nous souhaitons mettre en lumière dans cette série. Car en choisissant de renoncer – mais en le faisant de manière documentée, concertée, réversible – des collectivités comme Grenoble ouvrent la voie à une nouvelle culture de l’action publique, plus lucide, plus soutenable et plus attentive aux milieux. Et ce, même si l’essentiel reste à faire.
[1] Enquête sur les « Patrons effondrés » : le changement climatique provoque des situations écologiques critiques qui ébranlent les secteurs économiques dépendants d’écosystèmes aujourd’hui menacés. Cette enquête, réalisée par l’équipe de chercheurs d’Origens Medialab, ausculte les troubles de dirigeants économiques face au changement climatique, et analyse les stratégies des entreprises et institutions publiques face à ces bouleversements.