Pierre Aubouin – Selon vous, Anne-Marie Idrac, quelle est la direction principale dans laquelle doit s’orienter l’évolution des politiques de mobilité ?

Anne-Marie Idrac – Le véritable enjeu est d’améliorer les mobilités, et de les améliorer au point de vue social, territorial et bien évidement écologique.

J’emploie le terme mobilité au pluriel à dessein, car les mobilités sont de natures diverses : je parle non seulement de la mobilité des citoyens mais aussi de la mobilité dans son acception la plus large. Au-delà de la notion de déplacement d’un point à un autre, la mobilité doit s’entendre comme un élément de mobilité sociale. Ne dit-on pas à juste titre que celui qui est immobile est exclu ? Pour cette raison, ma vision est aux antipodes d’un projet dont l’objectif consisterait à réduire les mobilités ou à assigner les gens à résidence. Pour les villes, pour les territoires, la mobilité est un élément d’attractivité c’est-à-dire de création d’emplois, de capacité à être relié, à être connecté. En conséquence, ce n’est pas la réduction des mobilités qui fait sens, de mon point de vue, mais bien d’imaginer tous les moyens possibles pour les améliorer

Pierre Aubouin – La mobilité c’est bien sûr, un vecteur de liberté mais c’est aussi un facteur d’externalités qui parfois pose des difficultés, sur le plan de la pollution atmosphérique dans les grandes agglomérations mais aussi de façon parfois plus préoccupante à l’échelle mondiale en terme d’impact, d’émissions de CO2. En France, c’est aujourd’hui lui le principal facteur d’émission de CO2. Comment voyez-vous l’enjeu de la décarbonation de la mobilité ?

Anne-Marie Idrac – L’Union Européenne et la France ont défini des objectifs extrêmement ambitieux en la matière. Du point de vue des motorisations, l’un des principaux enjeux est le passage à l’électrique, tout du moins dans les pays où l’électricité n’est pas issue du charbon.

Par ailleurs, nous n’avons pas encore exploré toutes les solutions possibles en termes d’évolution des filières industrielles mais aussi de réseaux de charge puisque l’on parle de territoires.

La décarbonation passe par la réduction des émissions produites par les véhicules, que l’on espère le moins carbonés possible, mais aussi par la réduction de leur usage et par conséquence, une moindre utilisation de l’espace public. Je suis convaincue, en effet, que l’un des sujets majeurs du 21e siècle n’est pas seulement la décarbonation mais que c’est aussi le bon usage de toutes les ressources publiques parmi lesquelles l’espace public. D’où l’importance d’accompagner le développement de l’économie du partage dans les transports.

Cet objectif est d’autant plus ambitieux qu’il faut composer avec une kyrielle de territoires peu denses. Or, la densité n’est pas la caractéristique principale de nos territoires alors même qu’elle est, de manière structurelle, l’un des éléments le plus important de la décarbonation.

En attendant de nous améliorer sur ce point, nous travaillons sur la motorisation et le partage, et bien sûr, là où cela s’y prête, sur des formules collectives de transports en commun.

Pierre Aubouin –Le secteur de la mobilité connaît deux révolutions technologiques ou deux transformations lourdes. Il y a celle qui tient aux motorisations, mais également celle liée à l’irruption du numérique qui était relativement loin des moyens de transports traditionnels il y a encore quelques années. Comment voyez-vous l’utilisation des outils numériques en tant que moyen au service de la transformation, notamment des usages de mobilité ?

Anne-Marie Idrac – Le premier rôle que peut jouer le numérique est celui de la facilitation et de l’amélioration de la productivité pour les entreprises : pour mieux gérer les flottes, réduire les coûts d’interface, faire de la maintenance prédictive, etc. C’est un levier de transformation qu’il importe de ne pas sous-estimer, en particulier pour les entreprises de transport et les collectivités qui les mandatent. Tous les aspects de productivité, c’est-à-dire de réduction des coûts ou de réutilisation de ces marges, doivent être vus comme le moyen d’en faire davantage.

S’ajoute à cela, bien évidemment, les différents types de service que l’on peut rendre aux clients. Il y a quelques années, l’information voyageur était perçue comme un service additionnel, aujourd’hui elle est devenue un élément nécessaire, pour ne pas dire obligatoire, dans les contrats de délégations de services publics que les collectivités passent avec les opérateurs.

Le service public a désormais intégré cette dimension digitale. Ce qu’il y a de plus important et de plus dynamique avec l’arrivée du digital, ce sont les nouveaux services qu’il permet : des services liés à la géolocalisation via son smartphone pour fluidifier ses déplacements, la possibilité de mettre en relation des individus pour faciliter le partage d’information, le partage d’itinéraire, le partage de lieux de rencontre, etc. Les digital natives, comme on les appelle, seront la génération des solutions du partage.

Pierre Aubouin – Tout ceci s’inscrit dans un champ de contraintes : celui du financement des modèles économiques. C’est un enjeu pour l’État et pour les collectivités locales qui connaissent des contraintes budgétaires importantes en particulier sur les dépenses de fonctionnement. L’économie du transport public est une économie globalement déficitaire, en particulier à l’échelle urbaine avec des niveaux de contribution publique élevés. Dans le secteur privé la logistique est une économie à faible marge dans un secteur très concurrentiel. Et donc toutes les transformations que nous venons d’évoquer pèsent sur les modèles économiques et ne facilitent pas la vie des acteurs économiques qui opèrent les services de transport, Comment voyez-vous l’évolution de cette économie ? 

Anne-Marie Idrac – Je ne suis pas d’accord, je pense au contraire que les transformations numériques et les transformations environnementales convenablement conduites sont des facteurs de productivité. Quel acteur aurait intérêt à dépenser plus d’argent pour le carburant ? Quel acteur aurait intérêt à ce que l’on utilise le sol de manière inconsidérée en réduisant la capacité de massification ? Aucun.

La difficulté est plutôt de parvenir à conduire véritablement ces révolutions, de l’économie de toutes les ressources et du digital, au service de meilleurs liens.

Il est vrai que le modèle économique, dans le domaine des transports publics, repose un financement qui s’opère aux deux tiers à travers les contribuables. De même, le modèle de la voiture individuelle n’intègre pas forcément tous les coûts et toutes les externalités, et là, c’est le privé, ou plus exactement le ménage, qui tient ça à charge.

Il est donc important de consolider le modèle économique du transport public mais il est tout aussi important de trouver des solutions intermédiaires. Quel modèle pour le covoiturage, par exemple ? Ce n’est pas si évident que ça. Quel modèle pour les recharges collectives de bornes électriques ? Aurons-nous des stations-services sur le modèle privé ou basculerons-nous vers des systèmes collectifs ? Nous l’ignorons, et c’est tout l’intérêt des travaux qui sont actuellement menés, notamment par les équipes de la Caisse des Dépôts.

Il faut inventer des modèles économiques et profiter des éléments de productivité apportés par le digital et par de l’environnement bien conçu et bien compris pour essayer de monter ces nouveaux modèles.

Un autre exemple avec les véhicules autonomes dont je m’occupe. Aujourd’hui on discerne encore mal comment tout cela pourra fonctionner même si l’on pressent que le meilleur créneau de marché sera celui des usages partagés puisqu’il est plus facile de partager des véhicules autonomes que des véhicules conducteurs.  A terme, lorsque le marché aura fait son œuvre, les coûts de fonctionnement seront réduits mais là aussi, il va falloir trouver des modèles de gestion de flotte : dire qui gagne, combien, où, quoi, dans quelle chaîne de valeur et sans doute avec des acteurs différents, en particulier les collectivités locales et les opérateurs de transports

Pierre Aubouin – Pour finir, quels sont les invariants, les fondamentaux, et quelles règles d’airain que vous souhaiteriez rappeler en termes de mobilité ?

Anne-Marie Idrac – Une des erreurs à ne pas commettre est de penser que la solution réside dans la gratuité. Je persiste à croire que ce n’est absolument pas ce qu’il faut faire. Il faut plus d’argent et non pas moins.

Un autre fondamental, selon moi, est que c’est le territoire qui détermine les mobilités. Sans un schéma d’aménagement du territoire qui tend vers la densité, vers le rassemblement, on assoie et on encourage le règne de la voiture.

J’attends de la loi d’orientation des mobilités (LOM) qu’elle nous donne très vite des outils juridiques, et que vous, la Caisse des Dépôts, vous puissiez vous en saisir pour proposer de nouveaux montages économiques et sociaux. Il est primordial de réfléchir sur le meilleur usage et la tarification qui permettront de répondre vraiment aux besoins des citoyens, et de développer des projets intelligents, en particulier dans les zones où cela est moins évident. C’est plus aisé à faire là où il y a de la densité, de la richesse mais ce n’est justement pas pour cela que la Caisse des Dépôts est au travail. Elle est au contraire au service du développement de tous les territoires et toutes les populations pour lesquels il est plus difficile de trouver les solutions ad hoc.