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Crédit ©Ecole-urbaine
Dans le cadre d’un programme d’études consacré à la planification écologique et soutenu par l’Institut pour la recherche de la Caisse des Dépôts, Nicolas Portier, professeur affilié à l'École urbaine de Sciences Po, a remis au début de l’été un second rapport consacré aux volets financiers des transitions. Entretien.
Ce travail fait suite à un premier document, publié en décembre 2024, consacré aux efforts de territorialisation de la planification écologique et aux débats conduits dans le cadre des COP régionales réunies l’an passé. Le nouveau rapport est recentré sur les dimensions budgétaires de cette planification. Il dresse une synthèse comparative des différentes évaluations macro-économiques des enjeux d’investissement public et privé liés aux transitions écologiques à l’horizon 2050. Sont également proposées différentes analyses sectorielles pour entrer dans la complexité de leurs modèles économiques respectifs. Le rapport traite notamment de la transformation de notre mix énergétique avec les coûts prévisionnels du nouveau programme nucléaire, des soutiens des énergies renouvelables, des investissements programmés sur les réseaux…. Il évoque les divers chantiers de décarbonation et de sobriété énergétique dans les mobilités, les parcs de bâtiments résidentiels et tertiaires (bureaux, administrations, commerces…), l’industrie. Il s’intéresse par ailleurs au financement de la gestion durable des ressources (eau, biodiversité…), à la prévention du changement climatique. Ces différents chapitres s’appuient sur une revue des estimations disponibles et des évaluations des politiques publiques mesurant leur coût-efficacité.
Enfin, le rapport s’achève par une analyse de la répartition des efforts entre les différents niveaux d’action publique et des mécanismes de financement mobilisés par les administrations et les opérateurs, que ceux-ci soient budgétaires ou extra-budgétaires. Cette analyse conduit à poser la question de l’incidence finale du coût des transitions, à savoir celle du « payeur en dernier ressort ». Entre le contribuable, l’usager, le consommateur, le pollueur, l’assuré… les efforts contributifs sont distribués très différemment d’un chantier à l’autre. Le contributeur principal n’est pas le même. La combinaison des incitations et des contraintes peut également varier très fortement. Ces questions sont au cœur des débats actuels sur la notion de « transition juste ». L’incidence finale des modes de financement structure la répartition des efforts entre catégories sociales mais aussi les solidarités entre territoires.
De manière générale, le rapport confirme l’effort d’investissement significatif qui sera demandé aux différents agents (administrations publiques, entreprises, ménages) mais il conduit, me semble-t-il, à nuancer les propos assez anxiogènes sur les « murs d’investissement » auxquels nous aurions à faire face. Les flux d’argent public et privé orientés vers les transitions représentent déjà 100 à 150 milliards par an selon les périmètres retenus. Il faudra sans doute rajouter de l’ordre de 30 à 50 milliards d’euros en vitesse de croisière. Mais attention, une partie des dépenses va en remplacer d’autres, dans une logique de substitution et non d’effort additionnel. La planification écologique, à la fois dans le temps et l’espace, doit aider à optimiser les programmes d’investissement et élever leur rentabilité socio-économique. Au sein du circuit économique, ces programmes vont créer de l’activité, de la valeur ajoutée, des emplois et contribueront à sécuriser la valeur des actifs. Les modélisations des assureurs montrent que le coût de l’inaction devient clairement supérieur à celui de l’action. Par ailleurs, une large partie des efforts peut être financée à travers le redéploiement des dépenses actuelles par « verdissement » des budgets, des subventions comme des aides fiscales. Il faut également intégrer les allègements de charges d’exploitation qui, dans l’avenir, résulteront des politiques de sobriété ou de prévention des effets du changement climatique.
Les transitions reposent très massivement sur des efforts « infrastructurels », à savoir des investissements, dont beaucoup sont porteurs d’effacements de dépenses récurrentes. En langage industriel, on pourrait dire que les transitions vont engendrer d’importantes dépenses de « capex » (capital expenditure) mais qui peuvent alléger en aval les dépenses en « opex » (operational expenditure). Il y a néanmoins une particularité, que je souligne dans le rapport, qui concerne le modèle économique des transports collectifs. Pour favoriser le report modal, l’augmentation programmée de l’offre va faire levier sur des charges d’exploitation supplémentaires pour les autorités organisatrices. C’est indéniable. Il faudra mobiliser des recettes fiscales et tarifaires récurrentes. Dans le même temps, ce report modal peut se traduire par des réductions de dépenses contraintes pour les ménages, notamment celles liées aux kilomètres parcourus en autosolisme. D’où l’intérêt de saisir ensemble les différentes formes de mobilités et leur économie générale, dans une logique intermodale.
Notre rapport ne se veut pas prédictif. Son objectif est plutôt de montrer les nombreuses zones d’incertitude qui persistent dans l’anticipation des besoins de financement. Il souligne la sensibilité des évaluations à de très nombreux paramètres comme la pertinence des choix techniques et politiques, la bonne synchronisation des chantiers, l’importance du « bouclage » de la planification… Dans certains domaines, les solutions technologiques ne sont pas encore parvenues à maturité ou restent trop chères pour être déployées à vaste échelle. Il faut de fait procéder par étapes, tester avant de massifier. La planification est importante pour anticiper les goulets d’étranglement, éviter la multiplication de bulles financières coûteuses ou de situations de rentes.
En effet. Plusieurs chapitres évoquent l’obligation de refonder les systèmes de tarification et les modèles de financement de grands services publics pour intégrer les enjeux de sobriété tout en optimisant ce que l’on appelle les « coûts-systèmes ». C’est particulièrement le cas dans les activités qui reposent sur d’importants patrimoines de réseaux comme l’énergie avec l’électricité, la chaleur ou le gaz, les transports ferroviaires, la gestion de l’eau, les systèmes de collecte et de traitement des déchets. Ces réseaux et équipements sont des patrimoines publics, des « communs », qu’il faudra entretenir, moderniser et adapter aux changements climatiques. Ils sont pour l’essentiel constitués de coûts fixes qui s’amortissent sur de longues durées et qui, surtout, étaient jusqu'à présent largement financés par la croissance des volumes de consommation. Les extensions de réseaux se finançaient facilement. Dans une trajectoire de sobriété, le coût-système s’élève pour l’usager à travers la facture d’électricité, le billet de train, le mètre cube d’eau… Il me semble opportun de repenser le financement de ces coûts d’infrastructure en mobilisant des recettes d’origine fiscale et en organisant des péréquations d’échelle large. Dans les espaces peu denses, ruraux et périurbains, les linéaires de réseaux sont très coûteux rapportés à l’habitant. Il faut néanmoins pouvoir préserver des tarifications solidaires sur le modèle dit « timbre-poste », de prix équivalent partout.
Au-delà de cet enjeu de coût-système, les modèles économiques en émergence reposent sur des combinaisons de financements publics et privés. Dans certains cas, le financement public sert à l’amorçage et à la structuration de filières tout en visant leur autonomisation progressive. Il en est ainsi dans l’électrification des parcs de véhicules, l’acquisition de pompes à chaleur, la transformation bas-carbone des usines, les énergies renouvelables… Sur d’autres sujets, le financement public sera pérenne et reposera sur la fiscalité mais aussi les tarifications de services publics.
La planification écologique doit composer avec des facteurs très évolutifs qui modifient les équations budgétaires. L’explosion des factures de gaz et d’électricité en 2022-2023 a tout autant incité les acteurs à la sobriété que les subventions. Les producteurs d’énergies renouvelables se sont retrouvés contributeurs nets au budget de l’Etat au vu des prix de marché atteints à cette période. Le retour sur investissement des installations d’énergies renouvelables est en outre intimement lié à la baisse impressionnante des prix des matériels. C’est un effet paradoxal, mais force est de constater que le dumping des industriels chinois exerce des effets modérateurs sur les coûts directs des transitions. En revanche, cela creuse nos déficits commerciaux et fragilise nos propres filières, ce qui n’est pas satisfaisant. Il est de fait fondamental de repenser l’ensemble du circuit économique à l’aune de cette vaste révolution industrielle en cours. Sur plusieurs sujets, nous avons essayé de mettre en lumière les différents paramètres qui pèsent sur la structure des coûts mais aussi sur les effets d’entrainement potentiels sur l’économie française.
Prenons l’exemple de la stratégie de transformation de notre mix énergétique. Elle repose sur un doublement du poids de l’électricité en 2050, tout en intégrant une ambition de réduction de nos consommations énergétiques très volontariste. Notre énergie sera très largement relocalisée en termes de production, alors qu’elle repose aujourd’hui à près de 60% sur des produits fossiles importés. La rentabilité socio-économique de notre futur modèle énergétique doit de fait tenir compte des « fuites de valeur » qu’il sera possible de colmater, notamment notre facture extérieure élevée et volatile. Il faut pour autant intégrer les renchérissements potentiels des énergies qui seront produites à domicile. Le tarif futur de l’électron va être probablement plus élevé et dépendra de différentes variables. Les prix de sortie des nouvelles paires de réacteurs passent du simple au double en fonction des hypothèses de financement et du coût moyen pondéré du capital. Il faut également intégrer les enjeux de disponibilité de la main d’œuvre, de la qualification de la sous-traitance. La prolongation de nos centrales existantes va permettre de mobiliser des installations largement amorties mais le chiffrage du programme « grand carénage » déployé à cet effet par EDF a tendance à augmenter.
Le coût complet des énergies renouvelables sera quant à lui durablement marqué par les soutiens publics reçus mais aussi des conditions de leur déploiement. La future génération de parcs éoliens flottants, éloignés des côtes, va apporter un productible plus stable mais les coûts de raccordement seront plus élevés. Le renouvellement (« repowering ») des parcs éoliens terrestres, avec des éoliennes plus hautes et plus performantes, est une piste intéressante pour produire beaucoup plus avec moins de mâts, mais qui peut soulever des enjeux paysagers et se heurter à des problèmes d’acceptabilité. Pour le photovoltaïque, en fort essor, des équilibres restent à trouver entre grandes centrales faciles à raccorder au réseau de transport et les centaines de milliers de petites installations diffuses, a priori plus orientées vers l’autoconsommation. Derrière les moyennes, la rentabilité des installations varie très largement en fonction de leur emplacement, de leur âge et de leurs modèles économiques.
Une variable fondamentale à prendre en compte tient en outre à ce fameux coût-système du modèle électrique, à travers les réseaux d’acheminement et de distribution d’une part, mais aussi les solutions de stockage et de gestion de l’équilibre offre-demande. La rentabilité des installations de production va dépendre très étroitement de l’intelligence d’ensemble du système et de son pilotage. Si l’on devait passer notre temps à mettre à l’arrêt les équipements lors d’épisodes de surproduction multiples, on dégraderait leur facteur de charge et leur rentabilité socio-économique. Même nos réacteurs nucléaires, dont est très souvent souligné le caractère « pilotable », souffrent en cas de modulation excessive de leur production.
Oui car nous passons d’épisodes de sous-production comme en 2022, avec la mise à l’arrêt de nombreux réacteurs et le faible rendement des barrages à cause des sécheresses, à des périodes de surproduction comme en 2024 et au premier semestre 2025. De complémentaires, les diverses sources de production se retrouvent en compétition. Au lieu d’être unie pour accélérer la sortie au plus vite des fossiles, la filière électrique française redevient malheureusement une foire d’empoigne autour de l’équilibre à trouver entre nucléaire et renouvelables. C’est regrettable. Nous sommes au début d’une véritable révolution industrielle et il est souhaitable que nous la conduisions en bon ordre, en alignant tous les acteurs. Cela passe par la production mais aussi par la demande, à travers la conversion des usages, et de gros efforts à faire sur les flexibilités pour lisser les pointes de demande et étaler les consommations. Il faut aussi sécuriser l’acheminement et s’interconnecter avec nos partenaires européens qui nous achètent une part importante de nos productions excédentaires.
Les entreprises RTE et Enedis vont porter chacune environ 100 milliards d’euros d’investissements sur nos réseaux de transport et de distribution dans les 15 prochaines années. Elles s’organisent avec les industriels pour gérer la montée en cadence et optimiser les retombées économiques dans les territoires. C’est bien sûr cela qu’il faut faire pour maîtriser les coûts des programmes d’une part mais aussi en accroître les effets multiplicateurs de type keynésien. Les opportunités offertes par l’électrification pour la revitalisation industrielle de nos territoires sont considérables. Mais il faut donner de la visibilité à long terme aux acteurs économiques. Cette visibilité, il faut en faire l’objectif central de la planification.
Télécharger le rapport « Financer les transitions : les modèles économiques réinterrogés »
Juin 2025