La marche est la manière de se déplacer la plus évi­dente. C’est d’ailleurs celle que nous avons utilisée en premier, non sans difficulté pour certains. Une fois maîtrisée, peut-être avons-nous oublié que ce fut parfois de haute lutte pour que ce mode de déplace­ment soit finalement aussi « invisible ». Au quotidien, la marche reste la manière de se déplacer la plus fré­quente et la plus spontanée ; pour autant, nous nous revendiquons beaucoup plus facilement automobi­liste ou cycliste que marcheur ou piéton.

Chaque jour, en France, pays où les politiques pu­bliques ont longtemps privilégié le « tout voiture », plusieurs dizaines de millions de trajets de moins de 5 kilomètres sont réalisés seul en voiture (hors trajets domicile-travail), représentant ainsi 43 % des trajets quotidiens. Cette omniprésence de l’automo­bile, souvent subie ou contrainte, a longtemps éludé la question des mobilités alternatives, telles que le vélo ou la marche. Néanmoins, les choses changent. Pour la marche, nous observons un frémissement depuis cinq ou six ans, amplifié par la crise liée à la pandémie de Covid-19 et les confinements succes­sifs lors desquels, pendant plusieurs se­maines, nos déplacements étaient limités à une heure par jour, dans un périmètre d’un kilomètre, de quoi donner ou redonner pertinence et visibilité à la marche à pied.

Une absence de représentation

Ces observations amènent à faire le constat que la marche et le piéton sont absents des consciences (des autres usagers de l’espace public, des décideurs…), des formations (urbanisme, écoles d’ingénieur, école des ponts, architecture…), des statistiques (ou noyés dans une catégorie « marche / vélo ») et par conséquent des différentes politiques publiques (qui ont néanmoins, ces dernières années, fait la part belle au vélo, au détriment de la marche).

Plusieurs raisons peuvent expliquer le manque de représentation de la marche et du piéton :

  • L’absence de sentiment de communauté. On ne se sent pas piéton, on ne se définit pas en tant que piéton comme on se définit cycliste, motard ou automobiliste ;
  • La diversité des struc­tures représentatives dans un pays où la culture de la marche n’est pas très développée (association de défense, think-tank, collectifs d’élus…), compliquant l’élaboration d’un discours commun ;
  • L’absence de filière économique derrière la marche, qui reste un mode de déplacement relativement « low tech » ;
  • L’approche « tout voiture » cherchant à protéger l’automobiliste au lieu de développant des alternatives, empêchant jusqu’à il y a encore quelques années tout débat quant au partage de l’espace public.

La marche, reflet des inégalités de notre société

Notre rapport à la marche a bien évolué. Nous mar­chons beaucoup moins que nos parents et nos grands-parents. Au-delà de cette observation géné­rale, la part modale de la marche (soit la proposition de trajets effectués à pied) est de 23,7 %. Derrière ce chiffre se cachent de fortes inégalités, qu’elles soient sociales, sociétales ou encore territoriales.

La différence de pratique de la marche, d’un point de vue utilitaire, est tout d’abord géographique. De manière assez intuitive, on marche plus dans les centres-villes que dans les communes rurales ou périurbaines.

L’enjeu territorial est indissociable de l’enjeu social. On observe par exemple un écart important de pratiques de mo­bilité entre les territoires dits « quartiers prioritaires de la politique de la ville » (QPV) et les autres. Il est intéressant de noter que dans ces quartiers, où la po­pulation précaire est surreprésentée, souvent mal des­servis par les transports en commun et où une part importante d’habitants ne disposent pas de permis de conduire, c’est la marche (de manière majoritairement contrainte) qui devient le mode de déplacement prin­cipal.

Enfin, le rapport à la marche est également genré puisque nous observons une surreprésentation des femmes, qui marchent plus que les hommes, avec une part plus importante de mobilité contrainte (courses, dépose des enfants à l’école, absence de permis…).

Partage de l’espace public

Un enjeu de sécurité routière

À l’heure actuelle, en France, sept piétons sur dix sont tués en agglomération. À pied, ce sont les seniors qui sont les plus touchés, re­présentant plus de la moitié de la mortalité piétonne (52 %) alors qu’ils constituent moins d’un quart de la population (ces chiffres s’expliquent par une diminution des réflexes, de la qualité de l’audition ou du champ de vision). En vingt ans, on observe que la part des piétons dans la mortalité routière augmente : de 11 % en 2000, 15 % en 2019.

Plus globalement, ces chiffres renvoient à une notion de nécessaire partage de l’espace public où les piétons doivent être considérés par les autres usagers (78 % des piétons craignent qu’un vélo, une trottinette ou un hoverboard les frôle sur un trottoir), mais doivent aussi envisager les conséquences de leur comportement (70 % des piétons admettent traverser à un passage piéton alors que le symbole pour les piétons est rouge).

Les espaces urbains et la centralité de la marche

L’enjeu de la ville de demain est de permettre la mul­timodalité et l’intermodalité, autour des réseaux structurants (bus, métro, tram…) mais également de solutions de nouvelles mobilités, comme le vélo, les trottinettes ou la marche. Cette diversification de l’offre doit permettre de trouver la bonne solution, au bon endroit, au bon moment.

Dans un espace urbain contraint, donner sa juste place au piéton passe par une baisse de la vitesse ou encore une sanctuarisation d’espaces afin de garantir une cohabitation des modes. Favoriser la marche passera également par une démarche de réappropriation de l’espace public, en considérant la rue, non plus comme un lieu de flux mais comme un lieu de vie, pensé en fonction des publics les plus vulnérables : enfants, seniors mais également femmes (surreprésentées dans la mobilité contrainte) portant les courses, accompagnées d’enfants (main ou poussette) notamment. Ces aménagements permettent la mise en place de fontaines, d’îlots de fraicheur, de toilettes, de bancs ou de trottoirs suffisamment larges par exemple, permettant rencontres, interactions ou simplement flânerie.

Les territoires ruraux, tout reste à faire

Si croiser un piéton dans les espaces urbains et périurbains relève de la norme, cela est moins évident dans les zones rurales. Si les choses évoluent, l’image du piéton reste relativement négative. D’une manière générale, le piéton reste celui qui n’a pas réussi à être autre chose, à obtenir un autre statut, idéalement d’automobiliste.

Si l’on peut déplorer l’absence de culture de la marche dans ces territoires (qui évolue néanmoins), la faible densité de services combinée et la quasi-absence de transports collectifs (77 % des habitants de com­munes très peu denses déclarent ne pas avoir accès à un transport en commun à pied, contre 3% dans les communes densément peuplées) contribuent au faible développement de la marche.

Quand la majorité des accidents (44 %) de la morta­lité piétonne ont lieu entre novembre et février, prin­cipalement en raison d’une mauvaise visibilité et donc d’une perception imparfaite des piétons pour les usagers motorisés, doter ces axes d’infrastruc­tures adaptées aux piétons (voire aux vélos en fonc­tion de la situation) sécurisées et éclairées relève de l’impératif afin d’accompagner le développement de la marche dans ces territoires.

La marche, une partie de la solution

Si la marche constitue le liant de la ville, la mobilité reste le liant de notre territoire, dans sa globalité. Nous n’allons pas moins nous déplacer demain, l’enjeu de la mobilité est de se déplacer mieux, en utilisant la ou les solutions appropriées, d’un point de vue écologique, social, territorial et sanitaire. Dans ce contexte, la marche ne manque pas d’arguments.

Tout d’abord d’un point de vue sanitaire, la marche reste la manière la plus simple de pratiquer une activité physique régulière et accessible. Elle peut constituer une réponse aux enjeux de sédenta­rité et d’inactivité physique des jeunes. En effet, 66 % des 11-17 ans pratiquent moins de soixante minutes d’activité physique quotidienne (risque sanitaire préoccupant) et 49 % présentent un risque sani­taire élevé, puisqu’en situation d’inactivité physique (moins de vingt minutes d’activité physique par jour). Il s’agit également d’un levier concret de prévention de la perte d’autonomie chez les seniors. L’activité physique permettant de préserver le cerveau et les muscles des personnes avançant dans l’âge et de ralentir le déclin cognitif.

Enfin, après avoir déploré au début de ce propos qu’il n’y avait pas d’économie derrière la marche, on peut tout de même envisager qu’il y a « des économies ». En effet, s’il n’y a pas de points de croissance derrière cette pratique, on peut considérer la marche comme « économiquement vertueuse ». Une étude menée par la confédération suisse démontre que lorsque l’on prend en compte l’ensemble des externalités négatives (pollution atmosphérique, bruit, accidentalité…) et positives (amélioration de la santé, baisse des dépenses maladie, hausse de la productivité…), la marche est le seul mode de déplacement économiquement vertueux.

 

En conclusion, si la marche n’est pas LA solution aux enjeux actuels, elle doit être clairement considérée comme un mode de transports à part entière, dont l’impact écologique, économique et sanitaire est désormais démontré. Si les situations sont notamment très différentes entre les territoires, l’enjeu de la cohabitation entre les modes devient central. Notre capacité de nous mettre à la place de l’autre et notamment des plus fragiles sera une des conditions de cette nécessaire cohabitation.

Face à l’insuffisante représentation de la marche à pied, citoyens, entreprises, Etat… nous devons donc tous devenir des ambassadeurs de la marche, en commençant par nous revendiquer, individuellement, piéton.

 

Pour un décryptage complet :

Couverture du rapport "Comprendre le piéton et son avenir dans l’espace public"

 

Télécharger le rapport Comprendre le piéton et son avenir dans l'espace public de la Fondation Jean Jaurès.

 

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