L’accord commercial conclu fin juillet entre la Commission européenne et les États-Unis constitue un tournant dangereux pour la souveraineté industrielle et énergétique de l’Europe. En échange de quelques exemptions ciblées, l’Union a consenti à des concessions majeures en matière de défense, d’énergie et d’investissements. Pour la France, l’impact est particulièrement préoccupant : nouvelles taxes douanières, dépendance accrue au gaz américain, fragilisation de filières stratégiques. Cet accord menace notre souveraineté industrielle, affaiblit notre autonomie militaire et compromet la transition écologique.

Le tournant protectionniste américain

Le tournant protectionniste de Donald Trump s’inscrit paradoxalement dans la continuité de la stratégie de réindustrialisation amorcée par Joe Biden. Ce dernier justifiait ses restrictions commerciales par les exigences de la transition écologique, en particulier à travers l’Inflation Reduction Act, qui conditionne ses subventions au respect du « made in America ». Pour Donald Trump, l’argument est différent mais le diagnostic identique : une désindustrialisation rapide des États-Unis et une perte de compétitivité dans des secteurs clés – automobile, sidérurgie, technologies critiques. Ce constat est étayé par un demi-siècle de déficits commerciaux chroniques, culminant à près de 1 000 milliards de dollars (3,7 % du PIB) en 2022, aggravés par la surévaluation structurelle du dollar et par des déficits publics persistants de 6 à 7 % du PIB.
En 2025, Washington a franchi un cap en annonçant des droits de douane massifs : un tarif universel de 10 % sur toutes les importations, des surtaxes sectorielles pouvant atteindre 50 %, et une taxe de 20 % envisagée sur les produits européens – finalement ramenée à 15 % en échange d’engagements européens sur l’énergie, l’investissement et la défense. Cette mesure s’inscrit dans la logique de « réciprocité » défendue par Donald Trump, consistant à imposer des droits de douane supplémentaires aux pays qui affichent avec les États-Unis des excédents commerciaux jugés excessifs, qu’il s’agisse de l’Union européenne, de la Chine ou d’autres partenaires. Dans ce cadre, l’UE dégage un excédent substantiel estimé à 157 milliards d’euros pour les seuls biens en 2023, concentré en Allemagne (+85 milliards d’euros), en Italie et en Irlande (près de 40 milliards d’euros chacune), tandis que la France demeure déficitaire de plusieurs milliards d’euros par an.
 

Reuters

Déficit commercial des États-Unis par pays, données issues de l’U.S. Census Bureau réalisé par Reuters 

Un accord susceptible d’accélérer la désindustrialisation de la France

Si la France est relativement peu exposée au commerce transatlantique par rapport à ses voisins allemand et italien, ces nouveaux tarifs douaniers sont susceptibles d’affaiblir plusieurs filières françaises importantes. Les filières de la chimie et cosmétique, qui représentent environ 5 milliards d’euros d’exportations aux États-Unis, pourraient être lourdement impactées par des barrières douanières additionnelles. La filière pharmaceutique représente quant à elle 4 milliards d’euros d’exportations aux États-Unis par an, et plusieurs entreprises pharmaceutiques européennes ont annoncé accentuer leurs investissements outre-Atlantique afin de rapatrier leur production dans des usines échappant à ces nouvelles barrières douanières. La filière des vins et spiritueux fait toujours l’objet de discussions, mais pourrait être très affectée par les droits de douane annoncés par Trump.

Déjà fragilisée par son retard sur la mobilité électrique et par la concurrence chinoise, la filière automobile française pourrait être pénalisée par cette taxe de 15 %. Même si les exportations directes françaises aux États-Unis restent limitées, l’effet de ricochet sur les sous-traitants qui dépendent des fabricants allemands est majeur. Alors que de nombreux sous-traitants automobiles ont déjà annoncé la fermeture de sites de production en France, les barrières douanières américaines pourraient porter un coup fatal à cette filière essentielle à de nombreux territoires[1].

Le secteur aéronautique, qui exporte 9 milliards d’euros par an aux États-Unis, est certes exempté de ces nouvelles barrières douanières. Mais cette « exemption » profite d’abord aux États-Unis : une partie des moteurs des avions Boeing sont fabriqués en France et Airbus revendique 40 % de pièces achetées outre-Atlantique, soutenant 275 000 emplois auprès de ses sous-traitants.

En outre, l’engagement d’acheter davantage de matériel militaire américain menace les débouchés européens de l’industrie française de défense. Alors que plusieurs États membres – Belgique, Allemagne, Pologne – ont déjà choisi les avions F-35 au détriment du Rafale français, cet engagement de la Commission européenne pourrait accentuer une dépendance qui affaiblit l’autonomie stratégique européenne. Les États-Unis représentent déjà 55 % des importations d’armement des États membres, et les engagements de la Commission risquent de compromettre les initiatives européennes récentes visant à privilégier les équipements produits sur le continent. Cette nouvelle orientation reviendrait à fragiliser la base industrielle et technologique de défense européenne (BITD), au moment même où celle-ci devrait être consolidée pour répondre aux défis géopolitiques actuels.

Un coup porté aux engagements climatiques européens

Au-delà de notre indépendance militaire et industrielle, l’accord signé entre la Commission européenne et Donald Trump remet directement en cause les engagements climatiques européens. L’obligation d’importer 250 milliards de dollars par an d’énergie américaine impliquerait de porter à un niveau environ trois fois supérieur les flux actuels de produits énergétiques en provenance des États-Unis. Une telle trajectoire ne pourrait se faire qu’au prix d’une hausse significative de la consommation de gaz en Europe, soit un volume équivalant à près de 60 % de nos importations énergétiques totales et très supérieur aux importations de gaz russe.

Une telle trajectoire est incompatible avec la stratégie REPowerEU, qui vise à réduire la consommation de gaz, et fragilise la crédibilité des engagements climatiques européens. Au-delà de l’impact écologique, la faisabilité même de cet objectif est douteuse : les exportations énergétiques américaines atteignaient 318 milliards de dollars en 2024, un niveau insuffisant pour honorer un tel volume sans nouveaux investissements massifs dans les énergies fossiles.

Pour un tournant protectionniste européen

Cet accord, très déséquilibré, appelle une réponse européenne structurée. L’Europe ne peut rester prise en tenaille entre le protectionnisme américain d’un côté, le dumping chinois de l’autre. Si Washington ferme son marché à Pékin, les surcapacités chinoises – véhicules électriques, panneaux solaires, batteries – se déverseront massivement sur le marché européen. À cette offensive doit répondre une véritable stratégie industrielle européenne.

Sur le plan politique, de nombreux volets de l’accord relèvent des États membres. Ils nécessitent donc un processus de ratification par les nations. La France doit saisir cette opportunité pour exiger une renégociation : nos engagements en matière d’énergie, d’investissements et d’armement ne peuvent être pris sans garanties minimales de réciprocité de la part de Washington.

Sur le plan économique, il est indispensable de protéger les filières stratégiques françaises et européennes : par des droits de douane ciblés, par le conditionnement des importations au respect de normes sociales et climatiques, et par une réorientation des financements publics vers la production locale.

Le protectionnisme n’est pas nécessairement un repli : il peut être un instrument de souveraineté et de transition écologique, permettant de concilier la décarbonation de l’économie et le maintien d’une base industrielle solide en Europe.

[1] Hugo Bensmail, Philippe Brun, Louis-Samuel Pilcer, « Un plan d’urgence pour sauver notre industrie automobile », Fondation Jean-Jaurès, 27 février 2025.

Cet article s’inscrit dans le prolongement de la note intitulée « Guerre commerciale : l’Europe doit défendre sa souveraineté industrielle », écrite par Louis-Samuel Pilcer et publiée le 4 juin 2025 sur le site de la Fondation Jean-Jaurès.

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