La vision des relations ville-campagne qui a majoritairement prévalu jusqu’au milieu du XXe siècle opposant classiquement territoires urbains et territoires ruraux, apparaît désormais obsolète. Les enjeux de la transition socio-écologique changent la donne et appellent à repenser et à redévelopper des partenariats et des formes de réciprocité entre villes et campagnes. 
La question de ces nouvelles relations villes-campagnes est au fondement des travaux de recherche menés par Laetitia Verhaeghe, doctorante au sein de l’Unité Mixte de Recherche Géographie-Cités. Sa thèse porte sur le (re)déploiement des relations villes-campagnes, portant sur les flux de matières et d’énergies renouvelables, dans le cadre de la transition socio-écologique. 
Diane de Mareschal, responsable enjeux territoriaux au sein de l’Institut pour la recherche de la Caisse des Dépôts, a interrogé Laetitia Verhaeghe pour nous éclairer sur ses travaux.

Diane de Mareschal - Pouvez-vous définir la transition socio-écologique des territoires ?

Laëtitia Verhaeghe Dans ma thèse, j’étudie la transition socio-écologique, c’est-à-dire le « passage du régime industriel, qui caractérise notre période, à un autre ». Les caractéristiques de ce régime s’observent à l’échelle locale au prisme de l’étude du métabolisme territorial, c’est-à-dire l’ensemble des flux de matière et d’énergie qui sont mis en jeu par le fonctionnement d’une société dans un territoire. Je m’intéresse de ce fait à la transformation du fonctionnement du métabolisme des territoires, témoin de la transition socio-écologique.

Ce que j’observe, c’est que la transition socio-écologique pourrait remettre à l’ordre du jour les relations villes-campagnes comme support du fonctionnement des liens métaboliques entre les territoires.

La question du rôle des acteurs est également cruciale. Dans le régime industriel, les acteurs territoriaux ont une place relative, plutôt caractérisée par une prédominance des acteurs privés, nationaux et internationaux, et une régulation par l’État ou des consortiums supranationaux. Or, on observe ces dernières années une décentralisation de certaines politiques publiques, une incitation aux déploiements locaux de projets alimentaires et agricoles, de production d’énergies renouvelables, et une mise à l’agenda des enjeux climatiques et énergétiques dans cet objectif de transition socio-écologique. Cela crée un contexte favorable à la montée en puissance des acteurs locaux. C’est pour cela que je parle de transition socio-écologique territoriale.

Diane de Mareschal - Quels types de relations/flux villes-campagnes avez-vous analysés ?

Laëtitia Verhaeghe - Je m’intéresse aux flux de matières et d’énergie : les flux alimentaires, l’énergie renouvelable produite à partir d’éoliennes, de panneaux photovoltaïques ou de biomasse… ou encore l’approvisionnement en eau potable. J’aborde aussi la gestion des déchets, puisque les villes produisent de nombreux déchets, notamment organiques, qui étaient auparavant utilisés pour l’agriculture, auxquels se sont substitués les engrais minéraux durant le XXe siècle.

J’analyse les relations matérielles et énergétiques, mais aussi sociales et politiques à travers la façon dont les acteurs locaux au sens large (acteurs publics et privés des territoires) se « ressaisissent » de ces flux et montent des projets inter-territoriaux dans l’idée d’une transition socio-écologique.

Diane de Mareschal - Quelles sont les typologies de relations que vous avez pu identifier ?

Laëtitia Verhaeghe - J’ai identifié trois types.

Le premier s’incarne par la reconnexion des besoins des villes en énergies renouvelables, en denrées alimentaires, etc. avec les ressources des campagnes situées à proximité. Globalement, ces relations ne sont pas très différentes de ce que l’on observait avant la période industrielle quand les villes allaient chercher les ressources nécessaires à leurs subsistances auprès des campagnes plus ou moins proches.

Par exemple, à Sin-le-Noble (Hauts-de-France), la ville a construit une chaufferie bois. Celle-ci est alimentée à la fois par les ressources de la Communauté d’agglomération du Douaisis - donc par des ressources urbaines - et par du bois d’origine forestière dans un rayon de 100 à 150 kilomètres que l’entreprise Dalkia, l’exploitant de la chaufferie, va chercher dans les campagnes.

Le deuxième type a trait au développement des filières des campagnes pour répondre aux besoins des villes. Les villes réalisent soit qu’il n’y a pas assez de ressources à proximité, soit que la filière n’existe pas, et veulent faire monter les projets en puissance. Elles développent donc des filières avec les acteurs (souvent privés) des campagnes pour répondre à leurs besoins – qu’elles peuvent inscrire dans un projet territorial plus complexe et multidimensionnel.

La métropole Tours Val-de-Loire cherche ainsi à mettre en place un projet autour de la question agricole et alimentaire. Elle a défini en 2018 un projet alimentaire territorial (PAT).  La majorité des actions est mise en place à l’échelle du périmètre administratif de la Communauté. Mais ayant aussi l’objectif de s’approvisionner pour la restauration collective, elle a élargi ce périmètre vers les campagnes (80 km). Elle développe des partenariats avec des structures agricoles et va jusqu’au développement de filières ou en tout cas une meilleure valorisation des productions et soutient financièrement des outils de transformation, comme les abattoirs.

Le troisième type est celui que je désigne par le terme de mutualisme ville-campagne. Ici, nous ne sommes plus dans une lecture qui part des villes, mais dans une lecture conjointe ville et campagne. L’idée est que les acteurs publics et privés des villes et des campagnes se mettent ensemble pour mobiliser les ressources de leurs territoires afin de répondre à l’ensemble de leurs besoins, en les connectant à toute une série d’enjeux territoriaux

Diane de Mareschal - Qui est à l’initiative de ces relations entre villes et campagnes ?

Laëtitia Verhaeghe - Il n’y a pas de schéma spécifique, c’est très variable d’un territoire à l’autre. Cela se fait souvent à l’initiative de la rencontre d’acteurs des villes et des campagnes, mais cela peut aussi venir d’une métropole comme de plusieurs acteurs agricoles qui veulent valoriser une ressource et qui vont aller voir les villes. Il y a autant de sources d’initiatives que de territoires existants.

Le contexte est plutôt favorable à cela au travers des questions de transition socio-écologique, des enjeux climatiques et énergétiques, des enjeux économiques. Des acteurs vont, à un moment, se saisir d’un élément ou de plusieurs éléments. Cela peut évoluer vers du multi-acteurs, puisque chacun a des compétences et des domaines d’action spécifiques mais très complémentaires.

Diane de Mareschal - La crise sanitaire a révélé la fragilité de notre système. À votre avis, le déploiement de ces relations ville-campagne peut-il constituer une réponse territorialisée à l’impératif de la transition socio-écologique ?

Laëtitia Verhaeghe - J’ai la conviction que la transition socio-écologique passe par l’évolution du fonctionnement du métabolisme des territoires. Maîtriser et faire évoluer ce fonctionnement est un enjeu de taille pour les territoires, notamment pour les villes !

Dans les faits, le fonctionnement du métabolisme des villes est très externalisé. Les villes dépendent de nombreux autres territoires pour s’approvisionner en denrées alimentaires, en énergie, et produisent très peu sur place. Il faut réfléchir à de nouvelles formes de coopération et de partenariats avec ces territoires qui produisent pour les villes, ou accueillent leurs rejets.

Il faut se rappeler que les campagnes jouent un rôle très important comme support du fonctionnement métabolique des territoires. Elles ont a priori un pouvoir d’action sur le fonctionnement du métabolisme des territoires, et donc sur la façon dont on interagit avec notre environnement pour le développement économique et social des territoires.

L’approche inter-territoriale permet de dépasser les approches spécifiques où l’on aborde d’un côté la transition énergétique, d’un côté la transition alimentaire, et de l’autre côté, les problématiques d’eau. En réalité, tout est lié, de même que les problématiques sociales, environnementales et économiques.

Diane de Mareschal - Ce type de relations et d’évolution du métabolisme des territoires est-il une tendance faible ou forte ?

Laëtitia Verhaeghe - A la lumière des 2 545 documents des collectivités publiques sur les stratégies de transition énergétique que j’ai pu analyser, je dirais plutôt une tendance faible. On en observe relativement peu en France. J’ai pu en identifier 70 mais il en existe certainement d’autres, toutefois on peut convenir que cela reste une tendance assez faible.

On observe plutôt la tendance inverse. L’observation des stratégies de transition écologique, côté campagnes, démontre que certains projets de développement visent une forme d’« autonomie » dans la mesure où elles détiennent un certain nombre de ressources leur permettant de répondre en grande partie à leurs besoins. Et inversement, les stratégies intra-urbaines cherchent à mobiliser les ressources des villes pour développer par exemple, l’agriculture urbaine ou périurbaine.  Les deux stratégies ne sont donc pas forcément articulées et peuvent même donner lieu à des concurrences.

Par ailleurs, quand les relations ville-campagne existent, il y a une sur-représentation des projets autour de la question du bois énergie, les denrées alimentaires arrivent en deuxième position puis environ 10% couplent ces questions alimentaire et agricole avec des enjeux d’approvisionnement en eau et de qualité de l’eau potable. Enfin, il y a quelques relations qui concernent les déchets organiques.

Ainsi, même s’ils existent, les projets de relations villes-campagnes restent assez segmentés, entre d’un côté les politiques énergétiques, et de l’autre côté des politiques alimentaires et agricoles. Et c’est compréhensible, on ne va pas refaire tout le fonctionnement des sociétés en quelques années ! Mais une transversalité est nécessaire ne serait-ce que pour prendre en compte l’ensemble des liens qui existent entre production agricole et qualité de l’eau, ou encore de l’affectation de l’usage des sols pour la production alimentaire ou énergétique, ou des deux conjointement ?

Diane de Mareschal - Existe-t-il vraiment des relations « gagnant-gagnant » ? Vous parliez tout à l’heure de mutualisme.

Laëtitia Verhaeghe - Dans la tendance faible, c’est encore la tendance faible de la tendance faible. Sur les 70 que j’ai identifiées, 17 correspondent à ce modèle de mutualisme ville-campagne. Alors même que cette perspective de « gagnant-gagnant » est l’idée la plus mise en valeur aujourd’hui par tout une série d’acteurs, notamment l’ANCT (Cf. les contrats de réciprocité ville-campagne en 2015). C’est aussi le cas dans le pacte État-Métropoles.

Dans cette notion de mutualisme, il y a une prise en compte des ressources mutualisées des villes et des campagnes pour répondre à tous leurs besoins. Elle se connecte à de multiples d’enjeux.

Prenons l’exemple des filières de bois énergie développées dans l’Ouest breton. Le projet de départ consistait à valoriser le bois de bocage (bois issu de l’entretien des exploitations d’agricoles). Les ressources urbaines, tels que les déchets verts des collectivités territoriales sont aussi mobilisés pour créer un mix dans les ressources, à la fois des villes et des campagnes. Ces ressources alimentent des réseaux de chaleur et de chaufferie biomasse dans les villes et dans les campagnes.

Mais cela va plus loin car cette filière bois énergie s’est connectée à d’autres problématiques du territoire. Le maintien du bois de bocage et son entretien participe au développement de la biodiversité présente dans les haies, il participe à limiter les inondations subies par les villes situées en aval des campagnes lors de fortes pluies en retenant le ruissellement de l’eau.

Le projet est donc beaucoup plus vaste que la simple mise en place une filière bois énergie. Il est très ancré dans le territoire, parce qu’il devient le support de toutes ces problématiques. Il contient aussi une dimension économique, puisqu’il développe une filière et permet aux exploitants agricoles de valoriser le bois de leur exploitation alors que cela n’était pas systématiquement le cas.

Le projet Terres de sources à Rennes est également représentatif de ce mutualisme. Ce projet est développé depuis presque 20 ans. L’idée était de construire des partenariats avec les agriculteurs situés sur les bassins versants où la métropole de Rennes capte son eau. En cause : plusieurs problèmes de pollution de l’eau liés aux activités humaines de diverses sortes : jardinage, avec l’utilisation de pesticides, systèmes agricoles intensifs etc.

Après avoir essayé de mettre en place des politiques diverses à l’instar de l’acquisition foncière le long des rivières ou des tentatives d’amélioration des pratiques agricoles, dont l’impact était limité, la métropole de Rennes et le syndicat d’eau ont proposé d’utiliser la restauration collective (d’abord de la ville de Rennes, puis de celles situées plus largement sur la métropole) comme débouché pour les productions agricoles qui s’engagent dans un projet d’amélioration de leur système productif.

On redéveloppe un circuit d’approvisionnement local, à l’échelle départementale, avec ces agriculteurs. Et en même temps, on travaille sur l’amélioration de la qualité de l’eau. Ce sont des politiques à la fois environnementales, économiques et sociales. Le projet a ensuite pris de l’ampleur en développant des filières de taille intermédiaire, en complément des circuits courts et des grosses unités d’exploitation qui exportent.

C’est un projet agricole, alimentaire, aquatique, économique, social et environnemental largement élargi afin de dessiner une trajectoire pour le territoire.

Diane de Mareschal - Pensez-vous qu’il y a une trajectoire ? Qu’il faut passer par le type 1 et le type 2 pour arriver au type 3 ?

Laëtitia Verhaeghe - Rien n’est déterminé, mais il y a généralement une trajectoire du type 2 au type 3 ou du type 1 au type 2 au type 3. De fait, rares sont ceux qui arrivent d’emblée dans le type 3. Pour parvenir à instaurer une coopération suffisamment forte pour entrer dans des projets plus complexes, les territoires commencent généralement par la mise en place d’une première filière d’approvisionnement local.

Ensuite seulement, il devient possible de s’orienter vers le type 3 qui n’est pas non plus une sorte de stade ultime figé. Il regorge de diversités. Les alliances vont probablement évoluer au fur et à mesure du temps et des enjeux qui seront pris en compte.

Ces résultats de recherche sont issus d’un travail de thèse mené par Laetitia Verhaeghe au sein de l’UMR Géographie-Cités, équipe CRIA. Elle est encadrée par Sabine Barles, professeure en urbanisme et aménagement à l’Université Paris 1 Panthéon Sorbonne, et par Antoine Brès, docteur-HDR en urbanisme et aménagement et chercheur associé à l’UMR Géographie-Cités (équipe C.R.I.A.). Cette thèse est réalisée en partenariat avec Sol et Civilisation, France urbaine, la Fondation Avril et l’Institut pour la recherche de la Caisse des Dépôts ainsi que la direction du réseau de la Banque des Territoires.