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2022 a été une année « de réaction » des banques centrales à l’inflation, avec des resserrements généralisés des conditions monétaires, dont des hausses de taux directeurs de la Fed (+425 pb à 4,25 %) et de la BCE (+250 pb à 2,00 % pour le taux de dépôt). Dans le triptyque « combat contre l’inflation / préservation de la stabilité financière / préservation de la croissance », a été privilégié le combat contre le choc inflationniste qui, non jugulé, est une menace pour les autres pans à moyen terme. Dans ce billet, nous explorons l’évolution des problématiques entre 2022 et 2023 qui guideront l’orientation des taux d’intérêt directeurs : la désinflation enclenchée devrait lever un peu de pression sur les banques centrales mais elle ne signifie pas pour autant une victoire définitive quant au retour de l’inflation à 2 %, laissant probablement plus de temps qu’envisagé par les marchés financiers entre fin du cycle haussier et début du cycle baissier.

 2022 : la gestion d’un choc inflationniste historique

En 2022, l’inflation a été plus forte que prévu partout. En particulier, aux Etats-Unis (glissement annuel fin d’année) et en zone euro (moyenne annuelle) l’inflation est de l’ordre de 5,6 % et 8,4 % contre respectivement 2,6 % et 3,2 % attendu par la Fed et la BCE il y a un an. On retiendra :

  • Que le retour de l’inflation, tant attendu et espéré dans la décennie passée, doit à la conjonction de plusieurs facteurs : des chocs d’offre négatifs (Covid 19, guerre en Ukraine) désorganisant la production de biens et services (coût et disponibilité du transport, difficultés d’approvisionnement, coût et disponibilité de l’énergie), perturbant le facteur travail (moins d’offre de service de travail via le nombre d’heures effectuées et/ou la baisse de la population active), et un choc de demande positif, lié à la force des politiques budgétaires déséquilibrant l’économie au moment du déconfinement (surtout aux Etats-Unis) et à la modification de la demande de biens (reconstitution des stocks des entreprises à un niveau supérieur, déformation de la demande de biens en substitution aux services).
  • Que la nature d’inflation qui domine est différente selon les zones : aux Etats-Unis, c’est surtout le choc de demande qui est prépondérant, lié à une politique budgétaire trop stimulante ; en zone euro, c’est avant tout un choc d’offre qui est à l’origine de la flambée actuelle, les prix énergétiques et alimentaires subissant les effets du conflit en Ukraine.

Ainsi, en 2022, i) la Fed a augmenté les taux d’intérêt et réduit son bilan pour calmer la demande de biens et services et détendre le marché de l’emploi, ii) la BCE n’a pas tant lutté contre l’inflation courante (due à la guerre et aux déséquilibres sur les marchés énergétiques et alimentaires sur lesquels elle n’a pas d’emprise) que cherché à ce que l’inflation actuelle ne vienne à s’inscrire, par effets de ricochets, dans l’inflation à venir, via des phénomènes de diffusion (cf. :  Hausses des taux d’intérêt : quel est le but de la BCE, jusqu’où ira-t-elle ?).

Vu la force du choc, les trajectoires de taux ont été revues de manière plus conséquente que ne l’aurait suggéré la simple continuité de cycle économique, sans stratégie 0-Covid en Chine, guerre en Ukraine…

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2023 : les banques centrales ne vont pas lutter contre la même inflation qu’en 2022, celle de 2023 étant plus basse mais probablement plus inerte

Trois points se dégagent, à ce stade, sur l’orientation de l’inflation et des politiques monétaires en 2023 :

1/ Un certain nombre de facteurs inflationnistes se dissipent depuis quelques mois, ce qui devrait atteindre les prix des biens et services au cours de 2023 :

  • Les difficultés d’approvisionnement, qui rendent les biens rares et chers, tout en restant élevées, se détendent régulièrement : en France, selon la Banque de France, elles concernent encore 41 % et 36 % des entreprises dans l’industrie et le bâtiment en novembre 2022, avec une baisse régulière enregistrée depuis le début du printemps (niveaux d’alors à respectivement 64 % et 54 %).
  • Sur les marchés mondiaux énergétiques, alimentaires, des métaux et de coût du transport, on constate un reflux assez généralisé des prix, qui témoigne de la fin du désengorgement de l’économie lié au rebond post-Covid19. Les prix de production industriels se sont retournés : en Chine, la variation sur un an s’établit en novembre à -1,3 % ; aux Etats-Unis, la désinflation est forte, l’indice s’inscrivant en hausse de 10,6 % contre un pic à 18,3 % en juin dernier.
  • Le choc inflationniste a des effets… désinflationnistes retardés : parce qu’il engendre un recul du pouvoir d’achat - la réaction des salaires n’étant pas instantanée et seulement partielle, il est un facteur amoindrissant la demande donc rééquilibrant le marché des biens. Le choc négatif de pouvoir d’achat pousse ainsi un certain nombre d’économies en stagnation ou en récession au début de l’année 2023. Par ailleurs, le ralentissement économique qu’il provoque va, avec un traditionnel retard dans le cycle des affaires, donc en 2023, atteindre le marché du travail : la hausse des taux de chômage est de nature, d’une part, à accentuer le frein sur la demande des ménages et d’autre part, à « détendre » certains marchés du travail dont l’équilibre 2022 débouchait sur de l’inflation salariale.
  • Les politiques économiques vont peser sur la demande : i) globalement, les politiques budgétaires vont être moins expansionnistes en 2023, participant au moindre soutien de la demande de biens et services ; ii) la hausse des taux d’intérêt initiée en 2022 finira par se diffuser aux nouveaux projets de consommation et d’investissement : les statistiques de crédit montrent une modération du recours au crédit à la consommation aux Etats-Unis (de +12,1 % sur un an en mars à +6,9 % en octobre)
  • Enfin, statistiquement, il faut intégrer le jeu des effets de base, qui fait mécaniquement baisser l’inflation : au printemps 2023, les prix seront comparés aux prix d’il y a un an, de sorte que même si les prix restent sensiblement élevés par rapport aux standards de 2019/2020/2021, leur inflation, calculée en glissement annuel peut « facilement » devenir nulle voire négative.

 

2/ Petit à petit, les préoccupations vont évoluer : après la question du pic, l’enjeu sera la vitesse de la désinflation, puis son atterrissage à la cible des banques centrales (2 %) ; plus que l’inflation totale, c’est l’inflation sous-jacente (hors énergie et éléments volatils), davantage domestique, qui va devenir le marqueur de la capacité de l’inflation à se normaliser à 2 %. Plutôt que les prix alimentaires, énergétiques et des biens industriels, l’attention se portera sur les prix des services, qui dépendront étroitement de l’évolution du coût de la main d’œuvre. Les marchés du travail vont, ainsi, être au cœur de la vitesse de la désinflation.

  • Du point de vue du prix de la main d’œuvre, la boucle prix-salaires est, à ce stade, globalement maîtrisée (pas de « spirale » tant redoutée) : c’est l’enseignement des dernières données concernant les négociations salariales, à l’instar des enchaînements des décennies passées (Papier du FMI sur le sujet et une étude de La Banque Postale sur la France).

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Notons, pour la France, que l’indexation du SMIC à l’inflation est un enjeu sur des secteurs où l’intensité en facteur travail (salaires/VA) est élevée, où les gains de productivité du travail (qui peuvent venir compenser une hausse des coûts) sont tendanciellement plutôt inférieurs à la moyenne (il sera donc difficile de compenser une hausse des salaires par des gains de productivité) et où les taux de marge sont tendanciellement plutôt faibles (il n’y a pas beaucoup de latitude pour absorber une hausse des coûts sans les répercuter sur les prix de vente). Les secteurs grisés dans le tableau suivant sont ces candidats, avec un risque donc accru de transmission des salaires dans les prix, principalement les services et la construction. Rappelons que selon la Dares, 2,5 Mln de salariés du secteur privé non agricole, soit 14,5 % des salariés, sont directement concernés par les revalorisations automatiques.

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  • Du point de vue de la quantité de main d’œuvre, des questions restent en suspens : les entreprises, confrontées à des difficultés de recrutement, seront-elles enclines à libérer de la main d’œuvre lors du ralentissement du cycle des affaires actuel, au risque d’être empêchées de produire en phase de reprise ? Les entreprises fragiles (dites « zombies »), dont le nombre a augmenté, résisteront-elles à la baisse de la demande, à la hausse des coûts non financiers et au nouveau régime de taux d’intérêt, sinon elles libèreraient de la main d’œuvre pour les autres secteurs ? Les gains de productivité se sont récemment affaissés (il y a eu beaucoup plus d’embauches que ne l’aurait suggéré le lien traditionnel entre création de valeur et recours à la main d‘œuvre nouvelle) : est-ce durable (auquel cas les tensions sur le marché du travail peineraient à se détendre sensiblement) ?

Les enchaînements cycliques plaident donc pour une inflation salariale qui se tempère seulement graduellement,  des facteurs suggérant une vitesse de levée des tensions et de désinflation salariale moindre que dans les cycles précédents. Cela limitera la vitesse de désinflation salariale, donc des coûts de production et in fine des prix des services. La BCE semble sensible à ce risque.

 

3/ Dans la phase actuelle, tout n’est pas qu’une question de cycle économique. Des changements structurels sont en cours : la démographie du marché du travail est de moins en moins généreuse, donc un frein à la modération salariale ; les gains de productivité sont de moins en moins élevés, renchérissant les coûts de production donc pesant sur les prix ; post Covid19 et guerre en Ukraine, les entreprises sont poussées à diversifier leurs fournisseurs, à reconstituer des stocks de façon nécessairement plus élevée que dans un monde à difficultés d’approvisionnement rares : cela engendre une hausse des coûts de production qui n’est pas liée au cycle ; la TEE s’apparente, à court terme, à un choc d’offre négatif (Etude de France Stratégie) donc génère, elle aussi, de l’inflation qui n’est pas cyclique.

Les anticipations d’inflation à long terme ne sont pas désancrées : le scénario central des économistes interrogés par la BCE ou celui des investisseurs (l’inflation extraite du prix des actifs) est un retour à 2 % d’inflation, à moyen terme, soit la cible des banques centrales.     

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Le risque inflationniste, autour de ce scénario central, est toutefois bien intégré : la probabilité d’une inflation qui resterait finalement supérieure à 2,5 % à moyen terme s’inscrit à 33,4 % dans le dernier sondage de la BCE, c’est un plus haut historique.

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Les banques centrales ont davantage eu à gérer des chocs de demande ou des chocs financiers dans les décennies passées : il sera intéressant de voir leur positionnement face aux chocs d’offre négatifs. Cela devrait, à tout le moins, les pousser à la prudence sur l’ampleur de la désinflation future de nature cyclique et sur ce qu’il convient d’espérer en termes d’assouplissements monétaires en 2024-2025.

 

2023 : que vont faire les banques centrales ?

Au total, prenant en compte les points précédents et la communication des banques centrales lors des réunions de politique monétaire de décembre :

  • Le début de l’année 2023 sera marqué par une poursuite des hausses des taux directeurs. A ce stade, du prix des contrats monétaires, les anticipations de marché font état d’un pic des taux directeurs à la mi 2023, à [5 %-5,25 %] pour les fed funds aux Etats-Unis (contre [4,25 %-4,50 %] actuellement) et 3,25 % pour le taux de dépôt de la BCE (contre 2,0 % début 2023).
  • A partir de ces niveaux, deux chemins sont possibles pour les taux directeurs :

i) une poursuite de la hausse des taux au-delà de mi-2023, en cas de fort rebond des prix des matières premières ou de marchés du travail tardant à s’équilibrer : ce n’est pas le scénario central vu la désinflation déjà à l’œuvre mais cela reste un scénario de risque à surveiller ;

ii) un plateau suivi d’une baisse vers les taux « neutres » (Fed : 2,5 %, BCE : « autour de 2 % ») quand l’inflation confirmera son retour vers 2 %. La Fed communique sur une baisse logiquement lente (taux directeurs à 5,1 % fin 2023, 4,1 % fin 2024 et 3,1 % fin 2025). Les anticipations de marché indiquent que le cycle de baisse des taux pourrait débuter dès l’automne tant aux Etats-Unis qu’en zone euro, ce qui reste une hypothèse discutable, surtout en zone euro.

  • Au-delà de la seule question du niveau des taux (du prix de la monnaie), la politique quantitative des banques centrales sera accentuée, engendrant une baisse des liquidités susceptible de contrarier le prix des actifs risqués et de maintenir les taux longs à un niveau élevé.