« Mobiliser le territoire par le(s) projet(s) » 2/4

Le désir de ville intelligente, manifesté depuis quelques années tant par les pouvoirs locaux que par les opérateurs urbains, semble symboliser le nouvel horizon du projet urbain. Acteurs publics et entreprises identifient dans ce nouvel idéal des opportunités à la fois économiques et démocratiques et cherchent à mobiliser les nouvelles technologies afin d’améliorer la gestion des systèmes urbains.

L’affirmation d’un nouveau type de projet urbain

A l’origine, la smart city est un concept marketing né aux Etats-Unis au milieu des années 2000. Confrontées à un ralentissement de leur croissance intensive en raison de la fin du cycle d’équipement des entreprises et des particuliers en micro-ordinateurs, certaines grandes entreprises technologiques, telles que Cisco ou IBM, encouragées par le gouvernement américain, font de la gestion urbaine un relais de croissance extensive. En forte dynamique, le marché mondial de la smart city pourrait atteindre les 30 Mds $ à horizon 2020.

Le poids économique de ce nouveau secteur d’activité reste relativement marginal au vu du PIB mondial. A la faveur du développement de nouvelles offres commerciales s’opère pourtant un renouveau de l’imaginaire cybernéticien de la ville, qui avait déjà pu être celui du début des années 19501 : l’optimisation de la gestion des flux (énergie, fluides, circulation) serait rendue possible par le traitement d’un grand nombre de données collectées par divers capteurs disposés dans l’espace urbain. Les expérimentations se multiplient, telles celles d’IBM à Rio de Janeiro ou de Cisco à Nice. Les entreprises de la Silicon Valley s’emparent également de cette nouvelle tendance, à l’image de Google qui crée Sidewalks, une filiale dédiée à la gestion urbaine.

Le développement de la ville intelligente permettrait de générer des externalités positives, tant sur le cadre de vie des habitants que sur la préservation de l’environnement. Considérant cet argument d’intérêt général, pouvoirs publics et médias adhérent progressivement à cette nouvelle définition de la ville : la smart city est ainsi mise à l’agenda de la Commission Européenne2 ; paru en 2017, le Rapport parlementaire Belot3affirme notamment l’importance économique de ce nouveau marché et rappelle l’avantage comparatif dont disposent les grands opérateurs urbains français ; le journal Le Monde consacre une rubrique au sujet et a créé un Prix de l’innovation consacrant les meilleures initiatives en matière de smart city ; enfin, on observe une multiplication des chaires universitaires faisant de la ville intelligente un nouveau domaine d’étude.

L’outil technologique se trouve ainsi mis progressivement au service d’un projet collectif à l’échelle locale et mondiale4 : selon Lucien Sfez, la smart city constituerait même une nouvelle « fiction urbaine », un mythe opératoire au sein duquel la valorisation de la technique permettrait d’alimenter un projet politique. L’essor des civic techs constitue ainsi le pendant de la technologisation de la ville, qui s’appuie sur une aspiration grandissante à un nouveau type de gouvernance, plus locale et horizontale. Chaque habitant connecté pourrait pleinement bénéficier des services offerts par la ville intelligente tout en contribuant virtuellement à son élaboration ou son perfectionnement.

Ainsi, selon le chercheur du MIT Carlo Ratti, « depuis qu’Internet se déploie dans l’espace physique, l’aménagement urbain ne peut plus se limiter aux seules professions d’architectes et d’urbanistes ». Dépassant la mouvance de l’urbanisme des réseaux, la ville intelligente revendique souvent poursuivre un véritable projet décentralisateur, largement inspiré de la culture issue du web.

 

Un projet qui tend à s’imposer aux collectivités locales

Au niveau des pouvoirs publics locaux, trois principaux facteurs apparaissent propices au développement de la ville intelligente sur les territoires. En premier lieu, les élus identifient le potentiel marketing des projets de smart city : dans le contexte de forte concurrence territoriale, mettre en avant la modernité et la connectivité de son territoire s’inscrit dans bon nombre de stratégies locales d’attractivité. En second lieu, l’investissement dans les technologiques smart est envisagé comme un levier d’amélioration de la gestion des services publics locaux et de rationalisation de la dépense publique : quoique parcellaires, les premières études économiques portant sur la smart city tendent en effet à lui estimer une valeur actuelle nette (VAN) positive5. Enfin, les exécutifs locaux voient dans le développement des services numériques urbains un des moyens de remédiation à la crise de confiance que traverse la démocratie représentative : le développement des plateformes de concertation, des budgets participatifs en ligne ou des applications de signalement d’incidents sur la voie publique représentent autant de tentatives de renouer le lien avec les citoyens.

Différentes stratégies sont adoptées par les acteurs locaux pour mobiliser le territoire par le projet smart. En France, une trentaine de collectivités ont établi une véritable stratégie de ville intelligente, en s’efforçant de déployer des technologies digitales dans tous les domaines des services urbains. Le contrat CREM (conception, réalisation, exploitation, maintenance) conclu entre la ville de Dijon et un consortium piloté par Bouygues témoigne notamment de cette approche. Plus nombreuses sont les collectivités qui adoptent une approche de la ville intelligente que l’on peut qualifier d’opportuniste : les technologies smart sont alors mobilisées dans un domaine précis, le plus souvent pour résoudre un problème récurrent ou pour réduire les coûts de fonctionnement d’un service urbain. Les domaines d’application des technologies smart se sont en effet multipliés : en matière de transport, la fluidification du trafic urbain ou l’optimisation de la gestion des places de parkings pourraient préfigurer le lancement des véhicules autonomes ; en matière de gestion des déchets, l’installation de poubelles connectées permet de rationaliser le ramassage en identifiant en temps réel le taux de remplissage de chaque benne ; de la reconnaissance faciale aux logiciels d’anticipation des catastrophes naturelles, les applications sont également foisonnantes en matière de sécurité publique. C’est ainsi qu’au lendemain des attentats du Bataclan, la Ville de Paris et la Préfecture de police lançaient le « Hackaton Nec Mergitur »6 en vue de mettre la donnée au service de la résilience de la capitale en cas d’attaque terroriste.

Quelle que soit l’approche retenue par les collectivités locales, le développement de projets smart city induit une mutation des cultures administratives : l’essor des usages numériques suppose en effet plus de souplesse et de transversalité dans l’élaboration des politiques publiques et les processus décisionnels. A rebours d’une culture administrative fonctionnant traditionnellement en silos, certaines collectivités expérimentent des fonctionnements en « mode projet » s’appuyant sur la constitution d’équipes légères, souvent rattachées directement au Directeur général des services et dédiées au portage de la démarche smart au sein de l’ensemble des services.

En synthèse, si l’essor des projets de villes intelligentes – mais faudrait-il parler plutôt de « ville des intelligences » - est assurément prometteur pour la mobilisation et le développement d’un territoire, il pourrait également relever d’une figure d’idéalisation, caractéristique de notre modernité.

 

Cet article est issu du texte « Mobiliser le territoire par le(s) projet(s) » cosigné par Camille Picard, directrice territoriale Seine Saint-Denis et Val d’Oise à la Banque des Territoires et Matthieu Lhommedé, élève de l’INET.

 
cam