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Tandis que s’élèvent de plus en plus de voix citoyennes et institutionnelles appelant à une transformation de la façon dont on produit et consomme la nourriture, la pandémie et la crise économique qu’elle engendre aggravent la situation de milliers de foyers, dont les finances ne permettent pas d’accéder à une alimentation saine et de qualité, voire à une alimentation en quantité suffisante.

De nombreux citoyens n’ont pas accès à une alimentation de qualité

En 2018, 5,5 millions de personnes avaient recours à l’aide alimentaire (chèques alimentaires, paniers mis à disposition dans les centres d’action sociale, épiceries sociales et solidaires…) pour se nourrir[1], et selon les organisations qui la mettent en œuvre, ce chiffre a bondi en 2020. Pendant le premier confinement, 1,3 millions de personnes ont sollicité l’aide du Secours Populaire, dont 45% étaient jusque-là inconnues de l’association[2], et les premières estimations font état d’environ 8 millions de personnes bénéficiaires de l’aide alimentaire pour l’année écoulée[3].

Le 7 décembre, Eric Birlouez, ingénieur agronome et sociologue, rappelait dans un entretien au Monde[4] qu’“un Français sur quatre restreint les quantités dans son assiette et un sur sept saute des repas”, et qu’avec le confinement, “le prix est devenu le critère principal” de l’achat alimentaire.

Il est pourtant crucial que le mouvement de transition vers une alimentation plus durable et plus saine ne mette pas de côté la frange la plus précaire de la population, et permettre à tous l’accès à une nourriture de qualité et en quantité suffisante. Il s’agit d’un enjeu majeur des politiques publiques, à la fois sur les plans socio-économique, sanitaire, agricole et environnemental. La loi EGALIM a introduit en 2018 la notion de « précarité alimentaire » et a proposé un cadre permettant de la combattre, en favorisant « l’accès à une alimentation sûre, diversifiée, de bonne qualité et en quantité suffisante » et en permettant « la reconnaissance et le développement des capacités des personnes à agir pour elles-mêmes et dans leur environnement »[5].

Le Labo de l’ESS, dont la Banque des Territoires est partenaire, a réalisé de 2019 à 2020 une étude-action, « Agir contre la précarité alimentaire en favorisant l’accès de tou.te.s à une alimentation de qualité », pour étudier les initiatives de lutte contre la précarité alimentaire et participer à construire une réponse systémique à ces enjeux.

Par « alimentation de qualité », le Labo de l’ESS entend une alimentation équitable, saine et gustative, porteuse de lien social et respectueuse de l’environnement. Les offres correspondant à cette définition se multiplient, mais restent encore majoritairement inaccessibles à une partie de la population.

L’aide alimentaire, solution d’urgence devenue réponse structurelle

Le système de l’aide alimentaire, plus qu’une réponse conjoncturelle, est aujourd’hui le levier majeur de lutte contre la précarité alimentaire. Si l’action des structures nationales (Banques alimentaires, Les Restos du Cœur, Le Secours Populaire, La Croix-Rouge, …) est essentielle à des millions de Français, les études menées auprès de bénéficiaires[6] soulèvent des insatisfactions concernant la qualité gustative, nutritionnelle et la fraîcheur des produits distribués. De plus, les conditions de distribution parfois difficiles, la restriction dans le choix des aliments, la logique d’assistance des personnes en situation de précarité alimentaire peuvent être source de souffrances pour celles-ci[7].

D’autre part, si l’aide alimentaire a vocation à demeurer une réponse d’urgence à la précarité alimentaire, elle est aujourd’hui devenue un débouché organisé aux surplus (notamment de la grande distribution) d’un système alimentaire dont la soutenabilité fait débat[8]

Les acteurs de l’aide alimentaire sont bien conscients de ces limites et la plupart d’entre eux ont engagé des initiatives, parfois pionnières, d’amélioration de la qualité des produits distribués, de développement de circuits-courts, jardins partagés, chantiers d’insertion… Ils intègrent à cet effet des partenaires territoriaux, notamment des structures de l’ESS, dont il est question dans cet article.

Replacer l’accessibilité au cœur du système alimentaire

Selon le Labo de l’ESS, plutôt qu’y apporter « une réponse palliative à contretemps », lutter contre la précarité alimentaire suppose d’adopter une approche systémique faisant une place centrale à « l’enjeu d’un accès universel à une alimentation de qualité ». L’étude expose une démarche globale reposant sur 4 propositions :

  1. Replacer l’accès à une alimentation de qualité au cœur d’un projet de transition alimentaire durable et juste (notamment en reconnaissant le droit de tou.te.s à une alimentation de qualité) ;
  2. Inventer de nouveaux modèles d’actions favorisant l’accès à une alimentation de qualité sur les territoires ;
  3. Réinventer les politiques locales pour une action territoriale favorisant l’accès à une alimentation de qualité (en sensibilisant à ces enjeux et en soutenant les initiatives de l’ESS) ;
  4. Construire une gouvernance pluri-niveaux de l’accès à une alimentation de qualité (stratégie interministérielle de lutte contre la précarité alimentaire, mise en place d’écosystèmes territoriaux de coopération autour de cette question).

Le plan de relance 2020

Enjeu de justice sociale autant que de santé publique, l’accès à une alimentation de qualité est pris en main par les pouvoirs publics, via la mesure “Paniers Fraîcheurs” à laquelle seront alloués 30 millions d’euros dans le cadre du Plan France Relance. Ces fonds viseront à “soutenir les projets portés par des têtes de réseaux, des acteurs de la société civile et de l’économie sociale et solidaire, en faveur d’une alimentation locale et solidaire, dès lors qu’ils garantissent l’accès à une alimentation saine, sûre, durable, de qualité et locale à des citoyens qui en sont éloignés.” Ce soutien sera complémentaire aux mesures portées par le ministère des Solidarités et de la Santé en soutien direct aux associations de lutte contre la pauvreté.

Le rôle d’innovateur territorial des structures de l’Economie Sociale et Solidaire

Certaines structures de l’ESS interviennent directement auprès des grands acteurs de l’aide alimentaire, pour faciliter leur approvisionnement en produits de qualité. C’est par exemple le cas de Solaal, association qui facilite le lien entre les donateurs des filières agricoles et alimentaires et les associations d’aide alimentaire.

Les paniers solidaires

Le Réseau Cocagne, qui regroupe plus de 110 jardins d’insertion en France a mis en place le programme Paniers Solidaires (dans le cadre du Programme National pour l’Alimentation), qui permet aux familles à faibles revenus d’accéder aux fruits et légumes bios produits par les Jardins de Cocagne à un prix réduit (environ 30% du prix de vente classique). Depuis 2010, 125 000 Paniers Solidaires ont été distribués, et le Réseau vise 100 000 paniers par an dans les années à venir.

©Reseau-Cocagne _JdC_Les-potagers-du-Garon

 

De même, depuis le début de la crise sanitaire, La Table de Cana réseau associatif créé il y a 30 ans, a réorienté ses activités de traiteur solidaire pour préparer des paniers de produits frais et locaux à destination des acteurs de l’aide alimentaire, avec le concours financier de fondations et des pouvoirs publics.

D’autres réponses de l’ESS

Parmi les réponses apportées par l’Economie Sociale et Solidaire, on peut citer l’exemple du réseau Les Petites Cantines, qui lutte contre la précarité alimentaire et sociale en installant des cantines de quartier ouvertes au public, où l’on peut participer à des ateliers de cuisine participative ou prendre un repas, dont le prix est laissé au libre choix du consommateur. Pour atteindre l’équilibre économique, les coûts supportés par les structures sont communiqués aux adhérents-consommateurs, les aiguillant dans leur choix de paiement.

On peut aussi citer le Réseau VRAC (Vers un Réseau d’Achat en Commun) qui constitue des groupements d’achats dans les quartiers prioritaires pour favoriser l’accès du plus grand nombre à des produits de qualité issus de l’agriculture biologique/paysanne/équitable. Les prix bas sont permis par des économies réalisés sur les coûts intermédiaires (via les circuits courts) et superflus (limitation des emballages).

De manière similaire, des épiceries solidaires, dont certaines sont regroupées au sein du réseau ANDES, se sont développées sur tout le territoire. La Pioche, épicerie solidaire associative à Haubourdin dans la banlieue Lilloise, vend ses produits à 30% en moyenne de leur prix en magasin. Grâce à un partenariat avec Too Good to Go, dont les paniers sont disponibles à l’épicerie, elle est parvenue à éviter aux familles la sensation habituelle de stigmatisation associée au recours à l’aide alimentaire.

Une Sécurité Sociale de l'Alimentation ?

L’une des propositions concrètes les plus médiatiques est celle d’une Sécurité Sociale de l’Alimentation. Considérant que le système alimentaire actuel n’est pas suffisamment résilient pour assurer la sécurité alimentaire de toute la population du pays[9], de nombreuses structures (dont Ingénieurs sans Frontières, le Réseau CIVAM, la Confédération Paysanne, ou encore Démocratie Alimentaire) plaident pour la création d’une branche « alimentation » dans le régime général de la sécurité sociale[10].

Elle consisterait à la mise en place de caisses démocratiques locales en charge de « conventionner » certains produits alimentaires, avec un budget spécifique alloué à chaque citoyen pour y accéder. Contrairement à l’aide alimentaire, elle bénéficierait à tous les citoyens, quels que soient leurs revenus, et permettrait ainsi de réduire la stigmatisation des bénéficiaires de l’aide alimentaire.

En garantissant une couverture alimentaire universelle et égalitaire, cette proposition se montre radicale, mais elle repose sur la nécessité, selon ses défenseurs, de refaire entrer la sécurité alimentaire dans le champ de la responsabilité publique, au même titre que la fourniture d’eau potable ou le traitement des déchets[11].

Accessibilité et citoyenneté alimentaire

Il semble important, en lieu de conclusion, de rappeler que l’enjeu d’accès universel à une alimentation de qualité est loin de se limiter à la potentielle cherté de produits issus de l’agriculture biologique, zéro-phyto ou raisonnée.

D’une part, parce que l’accessibilité n’est pas qu’une question de porte-monnaie, mais aussi de culture (l’alimentation étant partie intégrante des pratiques sociales et culturelles d’un individu), de praticité (mobilité des individus, temps disponible, lieu d’habitation…), ou encore de connaissance du système alimentaire et des enjeux d’alimentation et de nutrition[12].

D’autre part, parce qu’il n’existe pas une voie unique en matière d’alimentation de qualité, celle-ci ne se réduisant pas à des vertus nutritionnelles et environnementales mais impliquant la liberté de choix des individus et le rôle social et identitaire de l’alimentation. En cela, défendre dans les politiques publiques l’accès à une alimentation de qualité suppose la consultation préalable de l’ensemble des acteurs et des citoyens sur la manière dont ils la définissent pour eux-mêmes, et leur implication dans sa mise en place. Cet enjeu est notamment au cœur de la notion de « démocratie alimentaire »[13], qui met en avant le caractère fondamental de la connaissance des systèmes alimentaires et des multiples fonctions de l’alimentation dans la citoyenneté alimentaire.

 

[1] Sénat, 2018

[2] Le Secours Populaire a vu exploser la grande précarité pendant le confinement, Le Monde, 30/09/2020

[3] Covid-19, un an après : « La précarité alimentaire ne cesse de s’accroître », Le Monde, 12/03/2021

[4] “La fracture alimentaire n’a cessé de s’accroître depuis le début de la crise du Covid-19", Le Monde, 7/12/2020

[5] Code de l’action sociale et des familles, article L266-1, Lutte contre la précarité alimentaire

[6] FORS (2014) Inégalités sociales et alimentation. Quels sont les besoins et les attentes en termes d’alimentation des personnes en situation d’insécurité alimentaire et comment les dispositifs d’aide alimentaire peuvent y répondre au mieux ? Rapport final auprès du Ministère de l’agriculture, de l’agroalimentaire et de la forêt et de FranceAgriMer ; FORS (2016) Étude portant sur les modalités de distribution de l’aide alimentaire et d’accompagnement aux personnes développées dans ce cadre. Rapport final auprès de la DGCS.

[7] RAMEL, M. et al. (2014). Se nourrir lorsqu’on est pauvre. Analyse et ressenti de personnes en situation de précarité. ATD Quart Monde. Éditions Quart Monde

[8] Dans son rapport de 2018, le Sénat alertait face au risque de diminution de la qualité des produits du fait de l’accroissement de la part des dons issus des grandes et moyennes surfaces et l’absence de tri par ces entreprises.

[9] Voir à ce sujet l’ouvrage de Stéphane Linou, Résilience alimentaire et sécurité nationale (2019)

[12] Agir contre la précarité alimentaire en favorisant l’accès de tou.te.s à une alimentation de qualité, Labo de l’ESS (2020)

[13] Voir à ce sujet l’ouvrage Le droit à l’alimentation durable en démocratie, D.Paturel & P.Ndiaye, Champ Social Eds Du, 2020