Evoluons vers des pratiques plus durables pour garder un accès à l’eau possible demain

Une situation hydrogéologique très préoccupante

Les chiffres fraichement publiés par le BRGM (Bureau de Recherches Géologiques et Minières) sur la situation de l’eau en France en novembre 2022 sont éloquents[1]. Les analyses qui les accompagnent ne laissent place à aucune ambiguïté :

Les niveaux des nappes à l’entrée de l’hiver 2022-2023 sont nettement inférieurs à ceux de l’année dernière, 2/3 des nappes affichant toujours des niveaux sous les normales mensuelles. […] En cas de précipitations insuffisantes, la vidange pourrait reprendre et l’état des nappes se dégrader. L’état de nombreuses nappes, fragilisées par un étiage estival assez sévère, sera à surveiller durant toute la période de recharge. […] L’unique solution pour préserver l’état des nappes, et ainsi maintenir la continuité entre eaux souterraines et eaux superficielles et préparer l’année 2023, est de limiter les prélèvements en eau.

La situation est critique. Les effets sans cesse accentués du dérèglement climatique font qu’aucune amélioration n’est à attendre ni à envisager, mais que nous devons prendre conscience de ces évolutions, et surtout définir nos priorités et agir en conséquence, pour assurer en particulier en France un futur viable sur une planète viable.

Conflits d'usage de l'eau et mal-adaptation

Le 6ème rapport du GIEC[2] insiste fortement sur le risque accru de conflits d’usage autour de la question de l’eau, et l’importance vitale en Europe de préserver les forêts, zones humides, la biodiversité, les continuités écologiques et la captation du carbone par le sol afin d’endiguer la propagation des zoonoses et l’impact du dérèglement climatique.

Dans ce contexte, le développement des conflits d'usage autour de l'eau pour l'agriculture est particulièrement préoccupant, en particulier sur le sujet des méga-bassines, à la fois pour ce qu’il est et pour ce qu’il révèle de notre capacité collective et individuelle à évoluer des vulnérabilités à la résilience. Or, force est de constater que les solutions globalement apportées ne sont pas à la hauteur des enjeux, voire encouragent la mal-adaptation basée à la fois sur un mésusage des ressources naturelles et des outils de démocratie environnementale, au risque d’obérer les capacités de vivre-ensemble et de faire peser un risque supplémentaire sur la résilience territoriale.

Green Cross est particulièrement sensible à ces sujets, puisque notre association internationale environnementale et humaniste créée suite à Rio 92 par Mikhaïl Gorbatchev avec l'appui du Commandant Cousteau, s’est construit en particulier sur l'accès à l'eau et la préservation de l'eau, la prévention des conflits environnementaux et la construction d'un futur serein pour toutes et tous. Le conflit qui se développe actuellement en France est non seulement un conflit qui pouvait s’anticiper, sur lesquelles des solutions existent, mais également un conflit qui sera révélateur sur notre capacité collective à sortir de l’inaction climatique pour faire évoluer globalement nos priorités, nos territoires, nos principes de fonctionnement et assurer une meilleure résilience dès aujourd’hui…ou bien, se s’enfermer vers la continuation hypothétique de modèles issus du passé et qui combinés au dérèglement climatique accélèrent l’appauvrissement des sols, des ressources en eau et du vivant.  

Le droit de l’eau et le droit à l’eau, tout comme la gestion sereine des ressources, sont au cœur de la structuration des sociétés depuis plusieurs millénaires, basés sur l’équilibre de la ressource et le respect de la hiérarchie des usages. Le superbe travail initié par le Dr. Houria Tazi Sadeq et son ouvrage « Du droit de l’eau au droit à l’eau, au Maroc et ailleurs »[3], publié aux Presses de l’Unesco en 2008, précise en particulier la hiérarchie des usages, entre  l’eau pour la survie humaine la boisson et l’hygiène, l’eau pour l’alimentation et l’eau pour l’industrie, le respect des cycles de l’eau et l’importance sociale d’une gestion participative et régulée de la ressources. En mai 2022, Houria Tazi Sadeq précisait, dans une interview à un Maroc Hebdo, que « la question de la sécurité de l’eau peut avoir un impact sur la paix sociale[4] ». Les conflits liés à l’eau doivent être traités avec le plus grand sérieux et respect dès leur initiation. La guerre de l’eau de Cuchabamba (Bolivie) en 1999-2000[5] a ainsi montré à quel point la privatisation de l’usage de la ressource au profit d’une minorité pouvait rapidement devenir le creuset d’un mouvement social irréversible,  alors que les conflits relatifs au partage des eaux du Nil – et notamment relatifs aux enjeux agricoles - sont aujourd’hui un des leviers majeurs de déstabilisation de la région, qu’ils s’agisse de tension politiques ou militaires.

Les bassines : quels risques ?

Le principe des méga-bassines pour certains groupements d’agriculteurs possède, de par ses caractéristiques et ses motivations, un certain nombre de facteurs de risques qui doivent nous interpeller. Ces méga-bassines sont analysées ici du point de vue de la légitimité et de la raison d’être[6], et non de la légalité des installations. On constate cependant que certaines, qui sont effectuées dans l’illégalité, substituent même après jugements[7], sans que leur construction n’ait été entravée par la force publique.

Posons-nous tout d’abord la question de leur raison d’être et de la justification de leur installation par les porteurs de projet et les promoteurs du projet. Il s’agit le plus souvent, dans un contexte de stress hydrique confirmé et alors que les capacités de prélèvement agricole allouées sont déjà atteintes voire dépassées, de prélever une eau disponible immédiatement et pour tous dans la nappe phréatique aux fins de la stocker, en surface, au bénéfice futur des quelques exploitants agricoles porteurs du projet, et avec des pertes d’évaporation plus que conséquentes.

Ces dispositifs sont souvent installés avec des subventions et aides publiques importantes, au profit de monocultures irriguées exigeantes en eau, et souvent en intrant, ne servant pas nécessairement une alimentation résiliente et territoriale. Ces systèmes d’irrigation alimentent des cultures très gourmandes en eau, comme le maïs irrigué, les cultures dédiées à l’alimentation du bétail, les agro-carburants, ou bien seront commercialisées sur des marchés céréaliers internationaux. Aucune de ces productions n’est stratégique pour les plans de résilience territoriaux, ni contributive à l’autonomie alimentaire d’un territoire[8].

Du point de vue de la gestion de la ressource, l’eau présente dans la nappe est à l’abri de l’évaporation ou de pollutions aériennes et à disposition de tous, selon la hiérarchie des usages. Lorsqu’elle est prélevée pour remplir les bassines, elle est captée au bénéfice exclusif de quelques-uns, et de plus sujette à évaporation ou vulnérable face à une pollution accidentelle. S’y ajoute une double déconnexion spatiale et temporelle, tel que le révèle François Bafoil dans son papier « les conflits autour de l’eau en agriculture[9] », à la fois sur les lieux de rechargement des nappes et d’utilisation de l’eau, mais également sur les périodes de rechargement de nappes et de prélèvement.

Comment évoluer vers la résilience ?

Dans un récent rapport, daté de juin 2020[10], la députée Mme Frédérique Tuffnell insistait sur la nécessité, face à la dégradation tant de la qualité que de la disponibilité de la ressource en eau du fait du dérèglement climatique, d’améliorer rapidement la sécurisation législative des priorités d’usage des ressources, les seuils de déclenchement de restriction et les dispositifs de gestion de crise et de répartition réglementaire de l’eau en période de sécheresse. Elle appuyait également sur l’importance d’une concertation réellement équilibrée dans la régulation des conflits, et la nécessité d’avoir des contrôles et sanctions réellement dissuasifs. Force est de constater que beaucoup reste à faire dans ces domaines. Plus que jamais les stratégies territoires doivent être actualisées – notamment par le SDAGE[11] – et mis en cohérence d’une part avec l’urgence climatique et écologique, d’autre part avec les autres schémas de développement, afin de faciliter l’adaptation la plus sereine possible et la sécurisation de la ressource.

C’est d’autant plus le cas que de nombreuses solutions ont été rendues possibles ou plus faciles par le règlement européen sur l’économie circulaire de l’eau, mais également par la nouvelle PAC (notamment autour de l'agro-écologie, agroforesterie et l'économie circulaire de l’eau...). L’INRAE par exemple met en avant et accompagne de plus en plus régulièrement les pratiques agricoles beaucoup plus respectueuses de la ressource en eau (voire régénératives), productives et résilientes à moyen et long terme, et adaptées au dérèglement climatique. Il est essentiel également que le syndicalisme agricole ainsi que les réseaux territoriaux se mobilisent fortement, non pas pour contrer les initiatives de résilience territoriale et d’adaptation au dérèglement climatique, mais au contraire pour les anticiper et les propager, via des actions, financements et projets à même d’installer durablement l’agriculture sur la voie de la résilience alimentaire, d’une gestion durable et sereine de l’eau et du sol.

C’est aussi tout le sens du travail accompli, depuis plus de 10 ans à l’échelle mondiale, par la coopération entre territoires, notamment à travers l'initiative Tous Avocats de l'Eau (WWF6 - Marseille), les #GreenCrossAct4Water (Madrid, Dunkerque, Dakar WW6), les différentes COP climat et en particulier la COP 21 à Paris et la COP 22 à Marrakech, ainsi que les initiatives de résilience territoriale, et les travaux effectués avec les réseaux de dirigeants, d'investisseurs, de financiers et de territoires.

 

A vos agendas

Green Cross effectuera le 15 décembre 2022 à Paris une conférence-débat sur le thème de l’évolution vers des pratiques Eau et Agriculture plus durables, et notamment partager connaissances, perspectives et état de l’art sur les thèmes suivants :

  • Les cycles, usages, droits et économies de l'eau, en France, en Europe, et exemples internationaux inspirants,
  • l'état des nappes phréatiques en France et en Europe, avec des retours d'expérience issus du Maghreb et de l’Afrique, des Amériques et des îles,
  • les spécificités démocratiques, territoriales et humaines de la gestion de l'eau (parlement des jeunes, comités de bassin, principes territoriaux, charte de l'environnement, règlements européens...)
  • les enjeux spécifiques liés aux bassines et méga bassines: est-ce une solution pérenne face au stress hydrique pour l’agriculture ?
  • comment restaurer le cycle de l'eau ? retours d'expérience de l'agroécologie, l'agroforesterie, la permaculture, de la reconquête des sols vivants, et des travaux sur les multiples cycles de l'eau en territoires arides.

Ces travaux déboucheront sur des recommandations et points de vigilance qui seront ensuite  transmis au Haut Conseil pour le Climat, aux Ministères et Institutions.

L’entrée est libre, l’inscription obligatoire sur https://bit.ly/EauAgri1512

 

 

Notes

[2] Disponible sur le site http://www.ipcc.ch, le rapport est également complété par un atlas interactif https://interactive-atlas.ipcc.ch/ qui permet d’identifier les enjeux par région et par activité. On consultera

également le rapport thématique sur le changement climatique et l’eau https://www.ipcc.ch/site/assets/uploads/2018/03/climate-change-water-fr.pdf

[5] https://journals.openedition.org/espacepolitique/6288

[6] L’analyse sur la différence entre légitimité et légalité dans le contexte de l’urgence écologique opérée par l’activiste écologique Camille Etienne nous semble ici particulièrement intéressante : https://www.linkedin.com/posts/camille-etienne-8779a5150_la-d%C3%A9mocratie-est-ce-r%C3%A9gime-qui-garantit-activity-6993847910039748609-Q1B5?utm_source=share&utm_medium=member_desktop

[7] Les errements autour du barrage construit de manière illégale au Lac de Caussade, et pourtant toujours non seulement opérationnel mais inscrit dans certains schémas ruraux, pose de nombreuses questions dans ce contexte – voir à ce sujet l’article de Martine Valo dans le Monde, le 13 janvier 2022 https://www.lemonde.fr/planete/article/2022/01/13/barrage-de-caussade-les-commanditaires-de-la-retenue-d-eau-illegale-echappent-a-la-prison_6109381_3244.html

[8] Sur les liens croisés entre sécurité alimentaire et résilience nationale, nous vous suggérons l’excellent ouvrage de Stéphane Linou : https://www.thebookedition.com/fr/resilience-alimentaire-et-securite-nationale-p-367243.html

[11] Schéma directeur d’aménagement et de gestion des eaux