Lancé en 2005 aux Etats-Unis, Google Maps est devenu un acteur incontournable, utilisé quotidiennement par des milliards de personne, pour rechercher de l’information locale et se déplacer. Au travers de ses outils de recherche et de navigation, le service de cartographie de Google Maps s’est imposé comme un intermédiaire central entre les commerçants locaux et leurs clients, au point qu’aujourd’hui, être présent sur Google Maps semble être un prérequis. Au travers de son produit de cartographie numérique, Google participe à une numérisation à bas bruit du commerce local. Comment l’entreprise américaine a-t-elle déployé ce processus de plateformisation du commerce de proximité ? Dans quelle mesure ce dispositif d’orientation transforme les agencements marchands préexistants ?  

Google Maps et le commerce local

L’intérêt de Google pour le commerce local est antérieur au lancement de Google Maps. Il trouve son origine dans la part significative de requêtes liées à une information localisée dans son moteur de recherche : en 2004, plus de 25% de ses utilisateurs recherchaient une carte, une adresse ou un lieu[1]. La même année, l’entreprise décide de lancer Google local, un annuaire en ligne d’entreprises, similaires aux Pages jaunes. L’objectif affiché de Google est alors, selon les mots de son co-fondateur, Sergey Brin, de « mettre en relation ses utilisateurs avec les informations dont ils ont besoin, qu'elles se trouvent à l'autre bout du monde ou dans leur quartier[2]. » Ce service, présent uniquement aux États-Unis dans un premier temps, marque l’entrée de Google dans la recherche locale.

Le défi est toutefois immense pour Google, puisqu’il ne s’agit plus seulement d’orienter des internautes à partir d’une indexation des pages Web, mais également de constituer une base de données de l’ensemble des établissements physiques. Pour cela, l’entreprise s’appuie sur son index de 4 milliards de pages Web pour extraire des informations géographiques, et les croiser avec des bases de données externes, telles que celle des Pages jaunes ou d’autres data brokers (Acxiom, GeoSign, etc.). Elle croise des données structurées provenant de répertoires d’opérateurs téléphoniques, des informations semi-structurées issues d’annuaires professionnels et locaux et des informations non structurées extraites des pages web. Elle crée ainsi, en quelque sorte, un « profil » pour chaque établissement en rassemblant l’ensemble des informations disponibles qu’elle peut lui associer.

Cependant, cette très grande variété de sources pose un enjeu de fiabilité. Alors que la recherche locale gagne en visibilité en étant progressivement intégrée dans Google Maps et aux résultats du moteur de recherche (2007), de nombreux internautes se plaignent de nombreuses erreurs sur ces établissements. Pour tenter de répondre à cette problématique, dans un contexte d’essor de la cartographie contributive (lancement d’Open Street Map en 2004), Google va progressivement ouvrir son infrastructure de données aux contributions des internautes et des commerçants. Au travers d’un service dédié, GoogleMyBusiness (renommé depuis la « Fiche établissement »), les commerçants peuvent obtenir la « propriété » de leur commerce sur la cartographie de Google, et mettre à jour les informations relatives à leur commerce (description, horaires, photos, contacts, etc.).

L’ouverture de son infrastructure aux contributions des commerçants locaux procure plusieurs avantages à Google. En premier lieu, cette externalisation des tâches de production de données renforce l’indépendance de Google vis-à-vis de coûteux fournisseurs externes de données. De plus, cette architecture contributive permet de tirer profit des savoirs et de l’expertise situés et territorialisés des acteurs locaux. En attachant les commerçants locaux à leur fiche établissement, Google associe à la fois une codification croissante des territoires et une connaissance fine des contextes locaux. Enfin, ces contributions sont un avantage considérable pour s’assurer de mises à jour régulières des informations, élément crucial dans un environnement urbain en constante mutation. Les commerçants locaux sont ainsi des opérateurs centraux de « maintenance de la base de données » de Google[3].

Ces contributions semblent s’inscrire davantage dans une relation de réciprocité, caractéristique de l’économie numérique[4], que dans une logique de dépossession et d’appropriation privée de ce travail (gratuit) de production de données. S’il existe, de fait, une indéniable asymétrie informationnelle entre les deux parties, l’appropriation est à double sens. La plateforme s’approprie les informations fournies par les commerçants, mais, les commerçants s’approprient également la plateforme et les logiques de l’économie réputationnelle pour développer leur activité.  

Un impératif de numérisation ?

La pandémie de Covid-19 a mis en exergue un processus, déjà initié, d’investissement dans le numérique par le secteur du commerce local. Celle-ci a renforcé l’imposition d’une nouvelle norme du « magasin connecté ». De fait, les confinements auraient conduit à un changement de perception des commerçants vis-à-vis des services numériques,  désormais moins considérés comme une menace que comme une dynamique de modernisation inéluctable et un outil de développement économique[5]. Les politiques de soutien au commerce local mises en œuvre au moment du deuxième confinement ont accompagné ce mouvement, notamment en prodiguant des conseils aux commerçants et en leur proposant des formations. La présence sur Google Maps figure en bonne place dans ce processus de numérisation. De fait, par sa position dominante, Google Maps s’impose comme un dispositif indispensable pour les commerçants locaux, au point qu’ils seraient dorénavant tenus de fournir des informations à l’entreprise pour maintenir leur attractivité commerciale.

Cet « impératif » de numérisation est toutefois loin d’être une évidence. Si nous ne disposons pas de données précises à ce sujet, Google Maps est très diversement investi par les commerçants. Tout d’abord, la connaissance de leur présence sur Google Maps et de la possibilité de modifier ces informations est loin d’être généralisée. En outre, l’intérêt des commerçants pour la visibilité en ligne dépend également de la nature de leur activité commerciale. Enfin, la gestion de leur visibilité en ligne requiert des compétences et un investissement supplémentaire à leur quotidien de travail. Cela illustre en creux la dynamique sinueuse de la plateformisation. Il faut ainsi se départir d’une lecture déterministe selon laquelle ce processus de plateformisation serait inéluctable et s’imposerait uniformément aux commerçants. La rencontre entre cette entreprise globale et les commerçants locaux est émaillée d’incertitudes, de frictions ou encore de méconnaissances.

Les « Ateliers numériques » : quand Google sensibilise les commerçants à la numérisation

Pour dépasser ces frictions et former les commerçants à ces nouvelles compétences marchandes liées à la visibilité numérique, Google propose une série de dispositifs de documentation et de médiation en ligne. Des tutoriels, une foire aux questions, des vidéos sur Youtube et des webinaires doivent permettre aux utilisateurs d’appréhender la plateforme, de se l’approprier et d’optimiser leur usage pour se rendre attractif et augmenter leur visibilité. Ces programmes de formation internationaux sont déclinés territorialement par la branche française de l’entreprise, qui, depuis le début des années 2010, a mis en place plusieurs programmes de sensibilisation aux enjeux de la visibilité en ligne à destination des PME, en partenariat avec des acteurs locaux (chambres consulaires, collectivités, etc.). Désormais intitulé Les Ateliers numériques, ce programme s’est amplifié et structuré. Google a ouvert plusieurs espaces physiques proposant des sessions de formation et des séances de coaching personnalisés. Surtout, elle propose également aux institutions locales de co-organiser, à leur demande, des sessions de formation sur leur territoire.

Ce programme trouve un écho favorable auprès des autorités locales. Ces collaborations entre l’entreprise américaine et ces organisations locales constituent en effet une alliance opportuniste pour les deux parties qui bénéficient de ce système d’échange de ressources liées à leurs capitaux respectifs. Google fait bénéficier les collectivités locales et les chambres consulaires de son expertise technologique et de ses ressources humaines et financières pour assurer gratuitement ces formations. En retour, les acteurs locaux mettent leur capital relationnel local au service de l’entreprise en la mettant en relation avec les PME / TPE du territoire. Convergent ainsi les intérêts des acteurs locaux, qui perçoivent dans le numérique un facteur de développement pour les acteurs économiques de leur territoire, et, les intérêts commerciaux de Google, qui, par ce biais peut enrôler des commerçants et en faire des contributeurs à sa plateforme.

Ce processus de plateformisation du commerce local orchestré par Google illustre ainsi l’émergence de « digital growth machines »[6], des coalitions de croissance d’un nouvel ordre, rassemblant entreprises globales du numérique et acteurs publics locaux pour encourager le développement territorial de l’économie numérique. Cependant, loin d’être neutre, cette numérisation participe à la transformation des marchés locaux.  

Économie réputationnelle et transformation des hiérarchies marchandes

Positionné comme intermédiaire entre clients et commerçants, Google Maps est un puissant dispositif d’orientation dans les marchés locaux. Il est tout à la fois un annuaire répertoriant des informations sur l’ensemble des lieux et des commerces, mais également un outil de recommandation ordonnant les lieux pour mettre en relation le consommateur avec des commerçants. Il lui faut dès lors parvenir à créer de la différenciation pour assurer une recommandation efficace. A l’instar des guides gastronomiques, le dispositif proposé par Google Maps doit permettre au consommateur de « faire un choix raisonné entre des établissements nombreux, très variés, qui s’inscrivent dans des univers partiellement incommensurables »[7]. A ce titre, Google Maps peut être considéré comme un dispositif de valuation et de jugement, hiérarchisant des lieux et fournissant des informations sur ceux-ci pour apporter une aide à la décision en dissipant l’opacité du marché. En cela, des hiérarchies marchandes s’expriment et se transforment au travers de plusieurs dispositifs qui coexistent au sein du service cartographique de Google.

Le premier est l’algorithme de recherche locale. Celui-ci diffère du PageRank, son traditionnel moteur de recherche de pages Web, en prenant davantage en compte les critères de localisation et de notoriété propres aux établissements physiques. Si les variables précises sur lesquelles s’appuie l’algorithme de recherche locale ne sont pas connues, Google met en avant trois critères principaux : la pertinence (relevance), la distance et l’importance (prominence). Ce dernier critère vise à refléter la prééminence et la notoriété de certains établissements. Il est celui pour lequel les variables à partir duquel il est calculé sont le plus opaques et mouvantes. Cet algorithme n’est toutefois que le point de départ d’un processus qui aboutira peut-être à un échange marchand. Dans ce processus de décision, les notes et les avis jouent un rôle important pour lever les incertitudes du consommateur sur la qualité du commerce.

Dans la lignée de la dynamique du web participatif, les dispositifs de notation et d’avis de consommateurs se sont multipliés sur les sites internet transformant les processus de valuation[8]. Google Maps ne fait pas exception.  L’entreprise laisse la possibilité aux internautes d’évaluer tous les lieux présents sur sa cartographie, du restaurant à l’arrêt de bus en passant par les commerces locaux ou la piscine municipale, en laissant une note et un avis. Les consommateurs participent ainsi à l’évaluation de la qualité et à la production des hiérarchies des lieux. En rendant évaluable, par tous, tous les lieux physiques, Google étend très largement l’économie de la réputation. Elle n’est plus cantonnée à certains marchés spécifiques, tels que le tourisme ou la restauration, mais peut potentiellement se déployer sur tous les lieux physiques.

La force du dispositif est qu’il permet tout à la fois une commensuration et une singularisation. La notation autorise un processus de commensuration, c’est-à-dire de transformation d’une qualité en quantité[9], qui rend possible un espace de comparaison commun entre des lieux hétérogènes. A l’inverse, l’espace de commentaire libre autorise la singularisation, en pointant ce que les spécificités du lieu, donc ce qu’il a d’incommensurable. Ce double processus participe au choix du client, en lui permettant de lever des incertitudes sur la qualité du commerce, tout en proposant de nouvelles modalités de hiérarchies marchandes.

Conclusion : une territorialisation du capitalisme numérique ?

Ainsi, en numérisant et en rendant calculable les établissements, Googles Maps produit un nouvel ordonnancement des lieux et des commerces locaux[10]. Après l’objectivation des commerces dans la phase de mise en données, cette opération algorithmique les singularise en leur attribuant une valeur différenciée pour répondre à la requête de l’utilisateur. Cette valuation échappe en grande partie aux commerçants, puisque, d’une part, ils ne maîtrisent pas les règles – mouvantes - inscrites dans l’algorithme de Google, et, d’autre part, cet appariement varie selon le profil de l’utilisateur. La numérisation des commerçants locaux par Google Maps transforme ainsi les classifications socio-spatiales préexistantes, et, fait émerger de nouvelles luttes des « Places » pour s’assurer une bonne visibilité sur la cartographie numérique.

Cette dynamique de numérisation, à bas bruit, du commerce local illustre également les modalités de déploiement du capitalisme de plateforme dans les territoires. Comme le met en avant la littérature, ces plateformes numériques constituent les nouveaux rentiers du capitalisme contemporain[11]. Plutôt que de capitaliser sur des propriétés foncières, elles se procurent une rente en accumulant des données, et en gérant l’accès, la diffusion et la valorisation de celles-ci. L’information collectée auprès des commerçants est en effet ensuite valorisée sur d’autres marchés, souvent géographiquement éloignés, du lieu du commerce. Google s’appuie ainsi sur la décentralisation de la production des données par les commerçants ou les utilisateurs, tout en tirant profit de la recentralisation de cette information et de la valeur tirée de celle-ci[12]. Les commerçants locaux sont ainsi incorporés dans un processus technico-économique qui les transcende et sur lequel ils n’ont que peu de pouvoir.

La question des effets précis de cette numérisation sur les marchés locaux reste toutefois ouverte : dans quelle mesure Google Maps modifie-t-il les équilibres des marchés du commerce de proximité ? Le fait-il de la même manière sur tous les marchés et les territoires ? Peut-on percevoir des variations d’intensité et de modalités de déploiement selon les territoires ou les types de commerce ? Ces questions invitent à poursuivre les recherches pour mieux comprendre les articulations entre ce capitalisme numérique et l’économie territoriale.

 

 

Cette recherche a été réalisée avec le soutien de la chaire Villes et numérique de SciencesPo dont l'Institut pour la recherche de la Caisse des Dépôts est partenaire.

 

 

 

[1] Kilday, Bill. Never Lost Again. The Google Mapping Revolution That Sparked New Industries and Augmented Our Reality. New York : Harper Business, 2018.

[3] Plantin, Jean-Christophe. « Google Maps as Cartographic Infrastructure: From Participatory Mapmaking to Database Maintenance », International Journal of Communication. 2018, vol.12. p. 489‑506.

[4] Fourcade, Marion et Daniel Kluttz. « A Maussian bargain: Accumulation by gift in the digital economy », Big Data & Society. 2020, vol.7 no 1.

[5] Chabault, Vincent. Éloge du magasin. Contre l’amazonisation. 2e édition. Paris : Gallimard, 2022. 250 p.

[6] Rosen, Jovanna et Luis F. Alvarez León. « The Digital Growth Machine: Urban Change and the Ideology of Technology », Annals of the American Association of Geographers. 11 novembre 2022, vol.112 no 8. p. 2248‑2265.

[7] Karpik, Lucien. « Le Guide rouge Michelin », Sociologie du travail. 2000, vol.42 no 3. p. 369‑389.

[8] Beauvisage, Thomas, Jean-Samuel Beuscart, Vincent Cardon, et al. « Notes et avis des consommateurs sur le web. Les marchés à l’épreuve de l’évaluation profane », Réseaux. 2013, vol.177 no 1. p. 131‑161.

[9] Espeland, Wendy Nelson et Mitchell L. Stevens. « Commensuration as a Social Process », Annual Review of Sociology. 1998, vol.24. p. 313‑343.

[10] Fourcade, Marion et Kieran Healy. « Seeing like a market », Socio-Economic Review. 2017, vol.15 no 1. p. 9‑29.

[11] Sadowski, Jathan. « The Internet of Landlords: Digital Platforms and New Mechanisms of Rentier Capitalism », Antipode. 2020, vol.52 no 2. p. 562‑580.

[12] Plantin, Jean-Christophe. « Google Maps as Cartographic Infrastructure: From Participatory Mapmaking to Database Maintenance ». Op. cit. ; Kenney, Martin et John Zysman. « The platform economy: restructuring the space of capitalist accumulation », Cambridge Journal of Regions, Economy and Society. 15 mai 2020, vol.13 no 1. p. 55‑76.