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Espaces nourriciers pour les uns, récréatifs et de ressourcement pour les autres, souvent perçus comme étant les interstices déconnectés de la métropolisation triomphante, les territoires ruraux ont longtemps été les parents pauvres de la politique nationale d’aménagement du territoire. Dans leur diversité, ils rassemblent pourtant un tiers de la population française, et une part importante de l’identité et de l’imaginaire collectif. Surtout, ils redeviennent aujourd’hui des lieux stratégiques pour reconquérir la souveraineté alimentaire, des lieux d’innovation et de coopération où vont devoir s’inventer les solutions pour une transition écologique réussie, valorisant les bioressources, et préservant au mieux la biodiversité et le vivant.

Les territoires ruraux, vers un changement de regard et de représentations

Questionner l’action publique menée en milieu rural et décrypter les changements de regard qui l’accompagnent, nécessite de revisiter les représentations et les définitions qui y sont associées. Espaces vécus, nous avons tout un chacun des expériences, un imaginaire, si ce n’est une imagerie, associée au monde rural. Et pourtant, une lecture objectivée du fait rural nous confronte à des définitions évolutives, sujettes à débat, et à une réalité pas si facile à cerner : en effet, il n’existe pas une ruralité mais bien des ruralités au pluriel. Et les « figures » du rural ont tendance à se diversifier et se complexifier. Elles vont aujourd’hui de l’hyper-ruralité, parfois encore en perte de population, à la péri-urbanité en passant par les « nouvelles ruralités », faisant référence à ces territoires qui fondent leur dynamique retrouvée sur la mise en valeur de leurs « ressources spécifiques » locales.

Parce qu’elle est révélatrice de ce changement de regard, nous attirons ici l’attention sur la nouvelle définition de l’INSEE. Assise sur des critères statistiques, elle a le mérite aujourd’hui de faire consensus et elle s’impose de fait dans les représentations collectives ou, à tout le moins, dans les slogans de l’AMRF et les discours portés par l’exécutif. Derrière l’argument de l’objectivité, les choix opérés par les statisticiens de l’INSEE reflètent aussi leur époque et sont le résultat de batailles menées en coulisse pour imposer une nouvelle lecture du fait rural. Comment a évolué l’INSEE sur le sujet ? Selon l’ancien zonage en « Aires urbaines », qui prévalait jusqu’en 2021, l’influence des villes s’étendait tellement loin que seulement 5% de la population française et quelques espaces résiduels associés pouvaient encore recevoir le qualificatif de rural. Mais depuis 2O22, l’INSEE a radicalement fait évoluer son approche. Elle applique désormais la nomenclature européenne en « degré d’urbanisation », basée sur les densités de peuplement au km². De territoires interstitiels des métropoles en expansion, les territoires ruraux accèdent alors à un nouveau statut : ils rassemblent désormais un tiers de la population et 88 % des communes françaises !

Des territoires ruraux interconnectés et en prise avec les enjeux de leur époque

Moins que jamais, les territoires ruraux ne doivent être perçus comme des « isolats », ancrés dans une permanence, et déconnectés de la marche du monde. Ils sont impactés par un ensemble de phénomènes, par des décisions qui souvent leur échappent et qui les impactent sans qu’ils en soient toujours à l’origine et en aient la maîtrise. Ils sont intégrés dans la mondialisation, interconnectés aux autres territoires : touchés par l’évolution de l’organisation des chaînes de valeur, par les délocalisations d’usines, ou a contrario, bénéficiant des efforts menées pour réindustrialiser le pays et retrouver une part de souveraineté, ou encore impactés par l’évolution du modèle social, par la place accordée aux services publics - Philippe Wahl, le Président du Groupe La Poste, ne faisait-il pas valoir cette année au congrès de l’AMRF que, sur les 250 000 postiers du groupe, 200 000 vivent et travaillent en milieu rural ? Les territoires ruraux sont aussi liés au devenir de la décentralisation qui leur donne plus ou moins de moyens et de compétences pour agir et prendre en main leur développement, à l’évolution des réseaux et des infrastructures numériques dont on connaît le caractère structurant, ou encore, au contexte politique et réglementaire de la transition écologique, aux conséquences du changement climatique, etc.

Appréhender le temps long pour mieux comprendre les grandes transformations

Pour mieux repérer et appréhender les enjeux auxquels les territoires ruraux ont aujourd’hui à faire face, il paraît pertinent de replacer leur trajectoire de développement dans le temps long. Nous remonterons jusqu’à la période d’après- guerre, celle de la reconstruction, qui est aussi celle du dernier grand exode rural.

Que nous enseigne donc la lecture du temps long ?

>>Du tournant des années 50 au milieu des années 70

Intégrés dans les « 30 glorieuses », les territoires ruraux prennent une part active dans cette période de modernisation rapide de la société française. La ruralité est alors percutée par une double transformation. D’une part, l’intégration à marche forcée dans le modèle productiviste et industriel, avec l’apport de la mécanisation et l’arrivée du tracteur dans toutes les fermes du pays, et des amendements chimiques qui vont révolutionner les pratiques et accroître considérablement les rendements agricoles. D’autre part, la disparition progressive ou, en tout cas, le brouillage des éléments constitutifs de ce qui faisait l’ancienne société agraire (avec ses modes de vie spécifiques, ses pratiques agricoles traditionnelles qui façonnaient un certain type de paysages…)

La ruralité est alors perçue en négatif : elle est l’envers de la ville, qui est le lieu de la modernité et, dans ce contexte, les territoires ruraux ont pour « injonction » de rattraper leur retard ! Une armature territoriale très hiérarchisée structure le pays. A Paris, la concentration de toutes les fonctions de commandement et de décision (politiques, administratives, économiques et culturelles). Aux villes moyennes, les fonctions administratives intermédiaires : les services de l’Etat en Région, les casernes de l’armée, les succursales de la Banque de France, mais aussi les agences notariales et professions libérales qui interviennent sur des territoires élargis. Le Rural apparaît alors comme le dernier chaînon de cette maille très hiérarchisée avec les bourgs centres, d’une part, et le rural profond, d’autre part.

Les politiques d’aménagement de territoire, pilotées par l’Etat s’appuient alors sur la hiérarchie des fonctions : les centres de commandement ont vocation à s’installer à Paris, les usines à la campagne, dans un processus accompagné par les politiques plus ou moins incitatives ou prescriptives de la DATAR, à partir de sa création en 1963. Cette période est aussi marquée par les actions de transformation de la ruralité sur les infrastructures et l’équipement : avec les politiques de désenclavement routier et les premières politiques de rénovation de l’habitat.

>> Du milieu des années 70 à la fin des années 90

La ruralité poursuit sa transformation accélérée, dans une société marquée par plusieurs phénomènes nouveaux. La mondialisation des échanges avec la désindustrialisation qui impacte fortement les territoires et son corollaire : la métropolisation. La mondialisation des échanges a pour effet de concentrer la création de valeur sur les nœuds d’échange et positionne les métropoles en situation privilégiée pour la captation des richesses et le développement économique. C’est le modèle de la société d’archipel, chère à Pierre Veltz[1], qui s’impose. C’est aussi le modèle de la diffusion urbaine généralisée, de la tertiarisation massive des activités et de l’émergence de la société des loisirs qui s’affirme.

Le regard porté sur la ruralité change alors de nature. Elle est de plus en plus appréhendée comme « ce qui n’est pas urbain » : espace productif au service des consommateurs, espace récréatif pour les urbains, voire espace en déshérence. Et sur le plan statistique, le rural est défini en creux : « Une commune rurale est une commune n'appartenant pas à une unité urbaine » nous enseigne l’INSEE.

Cette période est également marquée par le mouvement de décentralisation, et par des politiques centrées autour du fait urbain. L’Etat va ainsi accompagner l’essor des métropoles, accompagnée par les politiques de décentralisation, portée par des « maires visionnaires » - le développement du tramway devient le symbole des politiques locales réussies - de grandes villes bien desservies par le maillage autoroutier et la politique ferroviaire autour du développement du réseau TGV.

Pour le rural, et avec le mouvement de la décentralisation, s’opère un changement d’approche avec l’avènement des politiques locales d’attractivité : chaque commune, chaque territoire, devient un potentiel « réceptacle » et un support d’activités qui entre en concurrence avec son « voisin », avec pour principaux leviers d’action activables la mise à disposition de foncier et d’immobilier si possible bien positionnés près des axes de transports. On assiste alors à l’explosion du nombre de zones d’activités, avec des résultats mitigés et dont on perçoit aujourd’hui les limites en termes de modèle de développement local et de consommation foncière, notamment.

>> Du tournant des années 2000 à l’urgence écologique des années 2020

A l’échelle globale, la prise de conscience de l’urgence des enjeux écologiques progresse, associée à une critique toujours plus forte de la mondialisation et notamment de ses effets les moins désirables. C’est l’idée qu’un autre modèle de développement, plus respectueux des équilibres planétaires, est nécessaire.

S’affirme alors l’idée d’un nécessaire rééquilibrage de l’action publique en faveur des territoires ruraux, placés à l’écart des dynamiques de développement spontanées. C’est la notion « d’égalité des territoires » qui devient le mot d’ordre premier de la mobilisation, et la compensation des handicaps structurels de la ruralité, le fil directeur des politiques d’aménagement du territoire[2]. C’est aussi la mise en œuvre, poussée par l’AMRF, de l’Agenda Rural - première version - et de la création du Commissariat Général à l’Egalité des Territoires (CGET). On assiste alors à la mise en place de politiques publiques assez peu coordonnées, pour faire face aux « fractures territoriales » qui se sont accrues - dont le mouvement des gilets est la manifestation la plus criante - avec le mouvement accéléré en faveur de la métropolisation.

 

La transformation écologique, ou l’affirmation des territoires ruraux comme porteurs de solutions globales

Aujourd’hui, et au tournant des années post Covid, avec l’affirmation des enjeux de transition écologique et de nécessaire transformation des modèles de développement, le regard porté sur les territoires ruraux doit, de nouveau, fortement évoluer. Face aux défis à relever, ils représentent un réservoir de bioressources à préserver et valoriser - bois, eau, ressources énergétiques (soleil, vent, déchets organiques…) , éco-matériaux, ressources alimentaires, etc. -, et deviennent des ressources stratégiques pour contribuer à la souveraineté, nationale et européenne, à la mise en œuvre de solutions à faible empreinte carbone, et pour impulser une meilleure gestion durable au service de biodiversité et de la préservation du vivant.

Ils ont vocation à être aussi redécouverts pour leurs savoir-faire spécifiques, leurs ressources immatérielles, identitaires et patrimoniales car, en contrepoint de la mondialisation et de l’uniformisation des modes de vie, s’affirme un nouveau besoin d’ancrage local. Et pour impulser de nouvelles dynamiques positives, les territoires ruraux regorgent aujourd’hui d’acteurs qui s’engagent pour l’essor de nouvelles formes innovantes d’entrepreneuriat et pour la construction de solutions économiques porteuses de sens et d’intérêt collectif.

 

Ce nouveau regard porté sur les territoires ruraux doit s’accompagner d’un changement d’approche et de méthodes pour révéler, valoriser ces ressources territoriales, et accompagner les acteurs - publics, privés, associations et citoyens - qui portent les stratégies de valorisation de ces ressources. Car les territoires ruraux constituent désormais, moins un support physique d’accueil d’activités, qu’un milieu où :

  • s’expérimentent des solutions nouvelles visant à répondre aux enjeux climatiques, de souveraineté économique, de biodiversité et de relation au vivant ;
  • s’élaborent des réponses moins descendantes, plus ancrées et davantage portées par des écosystèmes d’acteurs ;
  • les potentiels de développement reposent davantage sur les ressources endogènes et spécifiques et moins sur des solutions exogènes, génériques et « hors sols »;
  • émergent des modèles d’activités à faire connaître, diffuser, et essaimer pour favoriser la massification des réponses aux besoins locaux.

Pour répondre à ces défis, et transformer ces potentialités en solutions efficaces et durables, les pouvoirs publics ont vocation à s’engager de manière volontariste afin de compenser les handicaps structurels auxquels les territoires ruraux sont confrontés, en tenant compte de leurs spécificités. Les actions de soutien doivent notamment tenir compte de l’environnement et du rôle spécifique de l’élu en milieu rural.

Ancrés dans une proximité relationnelle, les élus ruraux sont amenés à mobiliser des compétences et savoir-faire multiples comme nulle part ailleurs : impulser la dynamique de développement locale, porter la vision globale, animer le dialogue territorial, mobiliser les ressources nécessaires à la conduite du projet, être expert de la loi et des réglementations, tout en assurant la gestion et l’action locale au quotidien.

Sur l’ensemble de ces points l’élu doit pouvoir être sécurisé, conforté, appuyé par des moyens d’ingénierie, des méthodes et des outils adaptés. L’action de soutien à l’émergence de projets locaux doit par ailleurs s’élargir et se réinventer car si l’intérêt général reste l’apanage de l’élu et de la collectivité publique, l’initiative émane désormais de dynamiques plurielles, collectives, citoyennes, entrepreneuriales ou associatives, et sont nourries de dynamiques de coopération à installer nécessitant des méthodes d’appui renouvelées, en capacité à renforcer les logiques d’alliance territoriale, à resserrer les liens de confiance entre acteurs, et à inventer des gouvernances de projet plus ouvertes et démocratiques.

 

Notes

[1] « Mondialisation, villes et territoires : l'économie d'archipel », Pierre Veltz, Presses universitaires de France, 2005.
[2] Voir le rapport Eloi de 2013