Le 7 juin 2023, nous présentions , à la Caisse des Dépôts, notre livre L’Urbanisme informel, au-delà du droit à la ville, publié aux Presses des Ponts, avec les soutiens du PUCA et de l’Institut pour la Recherche de la Caisse des Dépôts. Cette présentation a été suivie d’un débat dont nous nous proposons de rapporter ici quelques éléments saillants.

La ville informelle : de quoi parlons-nous ?

Les villes sont des éléments majeurs de la transition sociétale. La gestion complexe de cette mutation économique, environnementale, mais aussi et surtout sociale, implique de fortes relations avec les parties prenantes, et nécessite de constantes interactions entre des problématiques trop longtemps traitées de façon cloisonnée. Or, dans la plupart des cas, la gouvernance urbaine est mue par des critères de compétitivité et de performance qui favorisent les milieux économiques. Aujourd'hui, confrontées à des niveaux de complexité extrêmement élevés, les villes remettent en cause leurs méthodes traditionnelles.

La réussite de ce changement ne se fera pas sans la participation de leurs habitants. Une analyse critique des initiatives participatives mises en œuvre à ce jour montre pourtant que ceux-ci s’y considèrent trop souvent comme de simples « invités ». Les administrations ont des difficultés à entendre leurs voix, encore plus celles des groupes minoritaires que constituent les personnes âgées, les jeunes et ceux qui appartiennent aux couches les plus marginalisées de la population. Elles tendent à canaliser leurs opinions vers ce qui leur semble souhaitable. Elles hésitent à s’attaquer avec eux à certains problèmes pourtant majeurs. De nombreux problèmes restent irrésolus, une des raisons de ces échecs provenant de l’absence de mobilisation des habitants à la génération d'idées et à la prise de décision.

Beaucoup de citadins considèrent que leur ville a perdu de son sens, surtout les plus démunis qui en subissent de plein fouet les aspects négatifs. Entre des centres-villes attractifs et gentrifiés mais auxquels ils n’ont plus vraiment accès, et des développements périphériques anonymes, uniformes et illimités dont ils ne veulent plus, certains se mettent à la recherche de lieux potentiellement inspirants dans les interstices, les entre-deux, les marges. Ils imaginent des modes de vie sans le recours des institutions publiques, et parfois contre leur volonté. Contrairement aux projets traditionnels, les leurs sont en phase avec leurs besoins, et le fruit de leur créativité. Ces initiatives peuvent couvrir des pratiques diverses : urbanisme transitoire, appropriation alternative d’espaces publics, intervention sur des friches industrielles, jardinage urbain, etc. Certaines s’inscrivent sans grand problème dans des politiques d’aménagement planifiées. C’est le cas des projets d’urbanisme transitoire qui se veulent le plus souvent le résultat d’une négociation légaliste avec les autorités pour l’occupation temporaire d’espaces désaffectés ou mal utilisés, avec généralement une volonté d’expérimenter des initiatives innovantes mais réversibles. D’autres sont réellement informelles, et ce sont elles qui font ici l’objet de nos observations. Elles se veulent plus « bricolées », sont souvent provocatrices, parfois subversives, et vont le plus souvent à l’encontre des projets d’aménagement des administrations municipales.

Tirana constitue un exemple d’urbanisme informel d’autant plus significatif qu’il est massif et qu’il se situe aux marches de l’Europe. Depuis 1991, date de la chute du régime communiste, la population de la ville croît à un rythme impressionnant en raison d’un exode rural massif qui s’est rapidement traduit par un chaos urbain et une violation généralisée de l’intérêt public. Vingt ans plus tard, la ville compte officiellement 800 000 habitants, soit une croissance de près de 200 pour cent. Au moins 70% des nouvelles constructions ont été réalisées sans permis. La question de la propriété n’était pas clairement définie. Les espaces publics et les infrastructures urbaines inexistants. Mais ces développements informels démontrent une réelle capacité des citoyens à prendre en charge leur propre environnement urbain et son évolution rapide. Après une campagne de démolition, principalement dans le centre-ville, qui avait pour principale vertu d’arrêter le processus de construction illégale, les autorités ont entamé des négociations avec les habitants pour régulariser leur situation. Le processus qui a été mis en place implique une reconnaissance au cas par cas des droits de propriété, un droit à l’auto-construction partielle et une politique de mise à niveau des infrastructures en échange d’une certaine amélioration des conditions de confort dans les constructions jusqu’ici irrégulières.

Pour un nouveau récit urbain

Certaines initiatives informelles, parmi celles que nous avons étudiée dans des contextes pourtant très différents, sont sources d'urbanité, favorisent l'intégration et la sociabilité, et participent d’un nouveau récit urbain combinant nécessité, désirs parfois, résistance souvent, voire indiscipline, manifestes qui défient les modèles traditionnels de gouvernance urbaine. Participation, auto-construction et informalité constituent un ensemble de principes autogestionnaires qui trouvent leur cohérence dans la prise de responsabilité des résidents ou des communautés. Même si les raisons économiques priment généralement, la motivation récurrente répond à un souci environnemental, à une volonté de vivre de façon plus saine, ainsi qu’au désir de faire partie d'une communauté, de partager des idées, d'organiser des manifestations culturelles de proximité, d’expérimenter des formes nouvelles de démocratie. Au cœur de ces initiatives, la notion de communs réinterroge le principe de copropriété, et figure comme une possible stratégie urbaine.

Ce point de vue pose plusieurs questions de temporalité. La première concerne les conditions de survie d'un commun, et la nécessité de trouver des modèles de financement alternatifs et durables, notamment pour le foncier. L’autre enjeu, connexe, est celui des modes d’appropriation également alternatifs de l’espace public et privé. Le caractère éphémère de ces opérations incite à déroger à certaines règles difficiles à appliquer. Patrick Bouchain propose de mettre en œuvre un dispositif législatif qui accorde un ‘droit à l’expérimentation’ permettant d’interpréter la norme en fonction des enjeux spécifiques propres à chaque initiative informelle. La forme juridique que devrait prendre un commun en matière de droits de propriété n’est donc pas toujours évidente, et trouver la bonne façon de partager, protéger et développer des ressources nécessite une réflexion approfondie. D’autres questions interrogent les relations durables des citoyens avec les administrations et le monde économique. Y répondre interroge la volonté des institutions et des professionnels, non seulement de respecter la voix des résidents, mais aussi de partager avec eux leur pouvoir de décision, voire de leur en céder une part.

Faire coexister formel et informel

La ville formelle et la ville informelle sont-elles destinées à s’accorder ? Côté pile, règne un management top down, arborescent et basé sur une réglementation et des normes prétendument scientifiques, aux temporalités rythmées par des réalités politiques et électorales, et aux logiques économiques qui exigent des retours rapides sur investissement. Côté face émerge une approche bottom up à caractère expérimental, entreprise par des citoyens qui se veulent responsables, qui réalisent qu’il faut ralentir les flux et les rythmes de production de la ville, et mieux évaluer les décisions pour créer les conditions d’un management - d’un ménagement ? - urbain plus durable. S’investir dans une action locale prendrait, selon eux, le pas sur les grandes stratégies urbaines.

Les premières réponses à ce nécessaire rapprochement sont d’ordre politique et éthique. Briser la symétrie de l’ignorance entre un monde de l’urbanisme dominé par des cadres institutionnels directifs et contrôlants, et un secteur informel par essence ouvert et flexible, implique l’adoption d’un pacte à caractère démocratique par l’ensemble des parties prenantes, qui scelle un engagement collectif, des règles du jeu communes, et un cadre méthodologique basé sur quelques principes de base. C’est ce que des villes comme Rotterdam ou Montréal ont mis en œuvre. Les associations engagées dans un tel processus ont accès aux espaces dans lesquels les décisions sont prises, et acquièrent l’expérience et les compétences nécessaires pour négocier leurs intérêts et leurs projets.

Le dispositif que la ville de Bologne a légalisé depuis 2014 pour faciliter le droit à l'action collective de ses citoyens, et pour prendre soin des ressources urbaines partagées, s’appuie sur des projets participatifs expérimentés dans des quartiers de la ville, et réalisés en partenariat avec des institutions publiques et privées qui accordent les droits d'accès, d'utilisation, de gestion et de propriété à des ‘véhicules à vocation sociale’ détenus et gérés par les habitants. L’expérience de Bologne montre d’une part que les villes ne peuvent créer de biens communs urbains qu’avec une action significative et les efforts collectifs des habitants du quartier.

Les autres réponses sont méthodologiques. Elles imposent d’adopter de bonnes échelles de proximité, et de s’appuyer sur le milieu associatif pour identifier les attentes des habitants. Ces derniers sont en effet dépositaires de connaissances locales et les relations de confiance qui s’établissent au travers d’initiatives partagées permettent de mieux les révéler. Coproduire une vision est un exercice de convergence destiné à représenter à la fois un contexte et un dessein.

Ces interactions posent une autre question éminemment politique. Jusqu’à quel point des citoyens peuvent-ils prendre l’initiative de leur cadre de vie ou, autrement dit, l’informalité est-elle légitime dans une démocratie représentative ? Et si cette légitimité n’est pas reconnue, jusqu’à quel point leur empowerment peut-il les amener à adopter des démarches aux marges de la légalité ? Pierre Rosanvallon met en garde sur les dangers d’une contre-démocratie qui insinuerait des pratiques de surveillance, d'empêchement et de jugement au travers desquelles la société exercerait des pouvoirs de correction et de pression et « donne voix et visage aux figures d'un peuple-vigilant, d'un peuple-veto et d'un peuple-juge ».

Vers une « gouvernance mosaïque »

Ces questions débouchent sur le concept dit de gouvernance mosaïque dont nous avons observé la mise en œuvre dans diverses villes comme Bologne, Lisbonne, Berlin et Copenhague, où des pratiques initialement développées par des citoyens sont intégrées à des programmes de politiques publiques plus formelles. La gouvernance mosaïque vise à combiner une citoyenneté active avec une planification urbaine stratégique. Ce type de gouvernance permet d’inscrire des interventions locales et multifonctionnelles dans des échelles plus globales de politique urbaine, favorisant les synergies entre un urbanisme de proximité et une administration plus centralisée. Il encourage également les échanges entre des citoyens qui se responsabilisent plus facilement à l’échelle de leur quartier et les ingénieries qui planifient les grandes infrastructures et les réseaux, et gèrent un ensemble de responsabilités régaliennes.

Pour partager pleinement une gouvernance en mosaïque, il faut rendre la donnée urbaine à la fois accessible et compréhensible pour tous les citoyens comme c’est le cas dans la République de Genève. Les villes doivent conserver la gestion et le contrôle de cette donnée, et accepter de la partager avec leurs citoyens. Or celle-ci est souvent produite par le monde du numérique, et sa commercialisation constitue un enjeu financier considérable. Son accessibilité constitue pourtant l’essence même du débat démocratique. Pour être opérant, l’empowerment citoyen doit impérativement être alimenté par cette donnée urbaine.

 Comment créer des environnements favorables à ces initiatives innovantes ? Les cas que nous avons étudiés le montrent abondamment, l’informalité et l’autogestion ne peuvent se développer que dans un cadre expérimental continuellement renouvelé. Les lieux de vie qui en découlent doivent être suffisamment flexibles dans l’espace et dans le temps pour favoriser cette expérimentation. Ils doivent être reconfigurables, et permettre des changements d’usage. Cette flexibilité n’étant généralement pas conforme aux règles en vigueur, un dispositif qui accorde un droit à l’expérimentation doit permettre d’interpréter la norme au cas par cas en fonction des enjeux spécifiques propres à chaque initiative informelle.

Si ces différents points ne permettent pas de répondre à toutes les questions posées par les difficiles interactions entre gestion urbaine et initiatives citoyennes autogérées, voire informelles, ils laissent entrevoir de nouvelles façons de faire la ville, et anticipent, sous certains aspects, la gouvernance urbaine de demain.