Il n’est pas toujours facile pour les territoires qui doivent amorcer des transitions importantes (stations de ski, villes post-industrielles, territoires en zones inondables ou victimes de sécheresse, villes moyennes en décroissance urbaine et déprise foncière…) de se projeter dans un futur proche et désirable et de le partager collectivement avec les habitants et les usagers. Pourtant, construire cette vision à long terme est absolument nécessaire pour planifier une transition durable. La production de récits prospectifs peut être un outil intéressant d’aide à la décision, mais aussi de mobilisation collective et d’acceptation sociale du changement.

Loin du storytelling utilisé dans le marketing territorial, le design fiction - ou design spéculatif - s’inscrit dans un protocole expérimenté par la Plateforme au sein de son programme d’innovation avec la Banque des Territoires et la complicité de la Ville de Trignac (Loire-Atlantique). Retour d’expérience. 

Se projeter dans le futur par le design ?

Matérialiser un futur tangible et le mettre en débat

Le design dit “spéculatif” a émergé dans les années 90 avec la publication d’un livre fondateur “Speculative everything - Design, fiction and social dream” [1] et s’est généralisé par la suite dans le monde de l’innovation d’entreprise sous le terme de design fiction. Nous utiliserons ce second terme.

Cette discipline du design consiste à matérialiser des scénarii futurs à travers des objets fictifs - ou “artefacts” - comme s’ils existaient déjà. Ces artefacts peuvent être de différents types : objets, services, médias, fictions…

Le processus de design fiction ne s’arrête pas à la conception d’un scénario futur. Une fois ces éléments produits, il sont mis en discussion avec les parties prenantes concernées (usagers, habitants, citoyens, décideurs…), de tester le potentiel sous-jacent d’innovation, de faisabilité, d’impacts, de désirs mais aussi d’acceptation de ces futurs. Il s’agit donc d’un processus collectif.

Bien mis en œuvre, le design fiction est à la fois un outil de prospective, de dialogue et d’aide à la décision. Sa mise en œuvre s’organise en plusieurs phases que nous détaillerons plus loin.

Mais de quels futurs parlons-nous ?

Il n’existe pas un futur mais une pluralité de pistes à explorer et de positionnement à prendre, que l’on peut appréhender en 4 catégories :

  • Les “futurs possibles”:  sont basés sur des connaissances à venir dans le futur. Par exemple, imaginer le monde demain dans lequel on part du postulat que l’espèce humaine aurait acquis la capacité de comprendre le langage animal.
  • Les futurs “plausibles” sont basés sur des connaissances déjà acquises dans le présent et à partir desquels nous projetons de futurs usages et des alternatives aux modèles actuels. Par exemple, imaginer en quoi la blockchain va favoriser de nouveaux modèles de gouvernance.
  • Les futurs “probables” sont basés sur des connaissances déjà acquises dans le présent sans réelle projection de changement, avec plutôt la volonté de maintenir le “business as usual”. Par exemple, concevoir la ville de demain en considérant que la mobilité dominante est la voiture.
  • Les futurs dits “préférables” sont à l’intersection entre le plausible et le probable, et ce sont ces futurs que le design fiction va explorer, dans une échelle d’un futur plutôt proche (5-10 ans).

Le cône des futurs est le diagramme le plus utilisé pour représenter les futurs vers lesquels nous pouvons nous projeter. Cette version de Voros (2003) est une version adaptée de la version originale Hancock & Bezol (1994)

©Voros (2003) - ©Hancock & Bezol (1994)

 

Quels futurs préférables pour Trignac en 2042 ?

Dans le cadre du lab d’innovation “Habiter demain” de la Plateforme réalisé avec la Banque des Territoires, les problématiques rencontrées par la commune de Trignac (44), un de nos terrains d’expérimentation, nous ont conduit à mettre en place un protocole de design fiction pendant 4 mois afin de réfléchir à des options stratégiques de développement pour la Ville.

Contexte

Trignac est une commune de 8000 habitants, faisant partie de l’Unité Urbaine de Saint-Nazaire. De tradition ouvrière et maritime, la ville rassemble aujourd’hui trois différents quartiers à plusieurs vitesses (centre bourg, Certé et Bert) et est confrontée à une situation de déprise caractéristique de nombreux petites et moyennes villes  : un cœur de ville qui se vide au profit d’un nouveau quartier ZUS  en lisière du centre-bourg,  des commerces vacants, la perte de services médicaux, un marché immobilier détendu, le vieillissement de la population et la difficulté à attirer de nouveaux habitants et de nouvelles catégories socio-professionnelles pour maintenir la mixité sociale.

Elle est située dans une zone marécageuse entre l’Estuaire de la Loire et le parc régional de la Brière, traversée par le Brivet, dernier affluent de la Loire. Le rapport à l’eau de la ville est très important, constituant à la fois une contrainte (contexte de zone humide) mais aussi une ressource (la tourbe, le morta…). La ville possède un patrimoine industriel remarquable, les Forges, non encore exploitées.

Au niveau institutionnel, les élus ont la volonté d’agir, en étroite relation avec la Métropole et la Communauté d’Agglomération. Un premier programme va être lancé par la requalification d’un îlot d’habitation en centre bourg avec la volonté d’attirer de nouvelles catégories socio-professionnelles.

A ce titre, le territoire a remporté un PIA4 avec un projet ambitieux de faire de la ville un démonstrateur de la construction écologique.

Fort de ce contexte, les élus de la commune, accompagnés par les services de la Communauté d’Agglomération et de la Métropole, ont la volonté d’amorcer la transition du territoire, en identifiant les leviers de changement et d’attractivité. Pour cela, ils souhaitent construire et partager une vision du futur de la ville pour attirer des acteurs économiques et des futurs habitants tout en associant les habitants actuels.

Les étapes du protocole

#1 Sourcer et structurer le sujet

Cette phase de recherche active consiste à identifier les enjeux, les points de questionnement et les signaux faibles, les acteurs clés, les mégatendances, les tendances potentiellement disruptives dans différents domaines : social, économique, environnemental, culturel, légal.

Veille, entretiens avec les parties prenantes, observation passive, analyse topographique du territoire, autant de méthodes qui sont employées pour développer une approche holistique et interdisciplinaire du sujet (design, sciences sociales, prospective, sciences, écologie, économie…).

Cela permet de détailler une cartographie et de mettre en lumière des futurs axes de travail : segmentation de la ville par 3 axes routiers, réutilisation des forges, forte présence des sports nautiques et rugby, connexion au Brivet…

 

Ensemble de photos : visite de terrain et design fiction sur le site des forges de Trignac

© La Plateforme

 

#2 Articuler et scénariser sa critique

Ces premiers éléments de constat présentés et partagés avec les partenaires ont été suivis d’un processus créatif pour passer de l’analyse critique à la scénarisation des récits.

La méthode de créativité “Et si…?” a permis d’ouvrir largement le champ des possibles sans entrer dans une approche trop solutionniste.

Les questions qui ont émergées sont les suivantes :

Post-it d'un atelier d'idéation "Et si?" - Design fiction à Trignac

© La Plateforme

 

- Et si Trignac devenait la première ville verte de France ?

- Et si Trignac devenait la Sea-Licon Valley et basait son développement sur l’économie bleue ?

- Et si Trignac devenait une ville touristique ?

- Et si Trignac développait une économie remarquable de l’artisanat local ?

- Et si Trignac devenait une ville populaire grâce au sport ?

 

#3 Fabriquer des objets fictionnels

Le choix de l’objet fictionnel (ou artefact) s’est porté sur des articles de journaux datés de 2042 dans le quotidien Ouest France. L’objet a été pensé en fonction du public cible (élus, usagers) et de leurs moyens de communication actuels. Ce travail d'anticipation a permis d’exagérer certains traits pour provoquer le débat.

5 articles datés de 2042 ont ainsi été rédigés (disponibles prochainement sur notre site portfolio) :

  • Phénoménal : le RC Trignac renverse les Harlequins en finale de la coupe d’Europe et remporte la Champions Cup!
  • Et vogue petit bateau de jonc ! La première flotte de bateau en roseaux issuent des chantiers de Trignac, enfin en service sur la Loire et ses affluents
  • La Sea Licon Valley du Sud-Ouest
  • Sanjeev Gupta, le milliardaire indien tente de s’imposer à Trignac
  • Ça a marché ! Trignac, la première ville verte de France vue par ses habitants

 

#4 Mettre en débat

Atelier d'idéation à Trignac - design fictionnel

© La plateforme

La diffusion auprès du public cible a pour but de déclencher des réactions, de faire converger vers des idées et objectifs communs. Lors deux ateliers organisés avec le maire de Trignac, des techniciens mais aussi des usagers, chaque participant a réagi individuellement sur chaque article, identifiant les points positifs et négatifs du scénario. In fine le groupe a pu échanger collectivement sur l’impact de ces scénarii pour le futur, et leur traduction dans le présent.

 

#5 Sélectionner des pistes de travail

Des pistes de travail ont émergé :

  • La valorisation des canaux fluviaux : développer l’activité économique et touristique sur les canaux et le Brivet
  • De nouveaux modes d’habiter / vivre la ville (espaces transitoires, légers)
  • Agriculture “citoyenne” (potagers, transmission…)
  • Artisanat local (charpenterie marine, chaume)
  • Lieu totem, les Forges

 

#6 Proposer des solutions concrètes à court et long terme

Les apprenants ont proposés trois solutions concrètes sur le territoire de Trignac :

3 solutions issues d'une méthodologie "Design fiction" à Trignac

©La Plateforme

Photo aérienne Trignac

© La Plateforme


Et après ?

La mairie de Trignac souhaite adresser une communication des articles prospectifs aux habitants : une parution dans le magazine municipal, un journal du futur ou un spectacle sont en cours de réflexion afin de démarrer une conversation autour du futur de la commune.

Pour conclure, on pourrait évoquer le fait que travailler sur les futurs peut générer de la part de certains une certaine réticence : la crainte d’embarquer son organisation dans un processus d’idéation qui serait hors-sol et produirait de « folles idées » non exploitables et non planifiables dans un futur proche.

Si “penser en dehors de la boîte” est un passage obligé pour les organisations qui doivent amorcer des transitions importantes (les transitions nécessitent des ruptures du modèle), la méthode choisie pour le faire doit intégrer des aller-retours entre la prospective et la réalité de terrain. Le design fiction (et plus généralement le design) a justement pour lui de s’appuyer sur une observation solide de la situation, quasi ethnographique (Nicola Nova, 2019), et de la mettre en débat avec les communautés concernées. C’est donc un protocole intéressant à explorer pour penser la transition des territoires.

 

Pour information l’ensemble des résultats du Lab “Habiter demain” seront présentés le 20 septembre à Marseille et le 13 octobre à Paris au Hub des Territoires.

[1] DUNNE & RABBY, 2013 - Speculative everything - Design, fiction and social dream, MIT Press