A l’initiative de la chaire « Économie sociale, protection et société » (ESoPS) l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, de l’Institut des politiques publiques (IPP) et de la Direction des politiques sociales (DPS) de la Caisse des Dépôts, s’est tenue les 19 et 20 octobre la troisième édition du colloque international sur la retraite et le vieillissement dans les locaux parisiens de la Caisse des Dépôts. Ce colloque fournit l’occasion de confronter les points de vue et les connaissances aussi bien de chercheurs de diverses disciplines (économie, sociologie, démographie, sciences politiques…) que de personnes impliquées dans la gestion opérationnelle des dispositifs, notamment publics, de retraite et de prise en charge du vieillissement[i]. Dans ce billet, nous avons choisi de développer les principaux éléments du débat qui s’est déroulé lors d’une table-ronde portant sur le virage domiciliaire de la prise en charge de la dépendance.

Vieillissement et prise en charge de la dépendance : une politique sociale familiale ou collective ?

Le virage domiciliaire est au cœur de la création de la 5e branche de la sécurité sociale : il correspond à la fois à une aspiration, à une promesse et à un changement de braquet des politiques publiques, comme l’a rappelée Vanessa Wisnia-Weill (directrice du financement de l’offre à la CNSA), en introduction. Aujourd’hui, 41 % des bénéficiaires de l’APA résident en établissement. Ils y entrent de plus en plus tard, avec pour corollaire des profils de dépendance plus lourds. Cette nouvelle dynamique suppose un décentrage de la politique de l’autonomie, jusqu’ici pensée d’abord autour de l’Ehpad. Il faut trouver un nouvel équilibre entre l’Ehpad et le domicile.

Table-ronde Le virage domiciliaire de la prise en charge de la dépendance  - Colloque Retraite 2023

©Amélie Carrère/IPP

Karine Pérès (Inserm – Université de Bordeaux) rappelle que si la perte d’autonomie est la première cause d’une entrée en Ehpad, la deuxième est le fait de vivre seul. L’épuisement des aidants joue également, notamment en cas de troubles du comportement de la personne âgée dépendante, lesquels pèsent beaucoup sur l’entourage. Enfin, l’état de santé est également un facteur de recours à l’Ehpad, les résidents souffrant souvent de plusieurs pathologies – et notamment de démence. La part des résidents atteints de démence est toutefois mal connue car pas systématiquement évaluée, mais elle atteindrait 70 % à 75 %. Par ailleurs les chutes, en précipitant la dégradation de l’état de santé, déclenchent souvent l’entrée en Ehpad.

Romeo Fontaine (Ined) souligne que les populations à domicile et en Ehpad ne diffèrent pas que par le degré de perte d’autonomie ou la présence ou non d’un conjoint : on compte moins de CSP+ et de diplômés du supérieur en Ehpad. De plus, si la littérature met en évidence le caractère décisif de la présence d’aidants pour le maintien à domicile, cela ne doit pas occulter l’importance du soutien familial aux résidents d’Ehpad même si ce soutien prend une forme un peu différente de celui à domicile : davantage de soutien moral, d’aide administrative et de participation aux décisions médicales lourdes, mais aussi une aide financière. Les données d’enquête confirment les conséquences négatives du soutien sur la vie des aidants, y compris quand la personne dépendante réside en Ehpad. Ces résultats nuancent l’idée que la difficulté du virage domiciliaire proviendrait du manque d’aidants. Par ailleurs, il est difficile de savoir comment va évoluer le nombre d’aidants : ce n’est pas parce que les personnes qui vieillissent aujourd’hui ont moins d’enfants qu’il y aura moins d’aidants effectivement mobilisés.

Comment faire du virage domiciliaire une réalité ?

Le virage domiciliaire suppose l’existence d’une offre suffisante de services d’aide à domicile. Vincent Vincentelli (Union nationale des aidants – Una) rappelle à cet égard les difficultés de ce secteur. Certes, d’importants moyens financiers supplémentaires ont été récemment déployés pour renforcer les services d’aide à domicile et accompagner le virage domiciliaire, permettant notamment de généraliser le modèle des services prodiguant à la fois de l’aide et du soin, et de revoir à la hausse les salaires et les tarifs de financement. Cela étant, les modes de financement et de gouvernance du système demeurent inadaptés : comment expliquer que les tarifs horaires aient pu jusqu’ici s’échelonner entre 16 € et 25 € selon le département ? On connaît par ailleurs très bien les montants dépensés au titre de l’APA, mais on connaît mal les services que l’APA permet de financer. La coexistence, depuis la loi Borloo sur les services à la personne, de services d’aide à domicile soumis à un tarif réglementaire et d’organismes de services à la personne dépourvus de telles contraintes, interroge. Aujourd’hui on ne connaît pas les tarifs effectifs des services d’aide à la personne, qui peuvent pratiquer des dépassements. D’un point de vue quantitatif, la difficulté sur laquelle butent les services d’aide à domicile est le taux d’encadrement, nécessairement de 1 pour 1 à domicile, ce qui génère des besoins importants : aujourd’hui il manque 25 000 intervenants, mais cela va s’aggraver si l’on s’oriente vers un virage domiciliaire qui suppose le maintien à domicile de personnes en perte d’autonomie plus forte qu’aujourd’hui.

La fusion des services d’aide à domicile (SAD) et des services de soins infirmiers à domicile (SSIAD) est quant à elle de nature à faciliter l’organisation de la prise en charge à domicile de personnes davantage dépendantes. Néanmoins, comme le souligne Karine Pérès, le médecin traitant joue un rôle pivot dans la coordination de la prise en charge. Cependant, des personnes davantage dépendantes ne pourront pas se rendre au cabinet de leur médecin et, dans le même temps, la proportion de médecins se déplaçant au domicile chute.

Quelles alternatives pour dépasser la dualité domicile / Ehpad ?

Laure de la Bretèche (Caisse des Dépôts et présidente d’Arpavie) s’avoue mal à l’aise avec la notion de virage domiciliaire, potentiellement déceptive si la promesse ne peut être tenue. Il faut dépasser la binarité de l’opposition entre désir de domicile et condamnation de l’Ehpad qui est anxiogène, et pour ce faire mobiliser les solutions existantes. Il a longtemps existé une offre abondante de logements-foyers – généralement appelés maisons de retraite – développée par les collectivités locales et quelques associations. La création des Ehpad, avec une offre médicalisée, a injustement disqualifié les logements-foyers, pris en étau entre les services d’aide à domicile et les Ehpad. Il reste toutefois encore quelques 2 300 logements-foyers maintenant appelés résidences autonomie. En mesure d’accueillir quelques 10 à 15 % de GIR 1 et 2, ils se distinguent nettement des résidences services seniors qui visent des CSP+ et ne sont pas médicalisés. L’offre des résidences autonomie est assez adaptée à une population modérément dépendante aux revenus moyens voire faibles. L’habitat inclusif est également une solution à développer pour dépasser l’alternative domicile / Ehpad : l’obstacle qui reste à lever est celui du financement des espaces partagés – les bailleurs sociaux étant en l’état actuel réticents à mobiliser des logements sans compensation financière. La création de l’allocation de vie partagée peut permettre de résoudre cette difficulté. L’habitat inclusif peut permettre de détecter en amont les signaux faibles de fragilité annonciateurs d’une intensification de la perte d’autonomie. Une personne isolée, seule chez elle, est probablement plus en danger que dans un collectif : pourquoi ne pas envisager d’accueillir jusqu’à 20 % de GIR 1 et 2 en résidence autonomie ? Les expérimentations menées chez Arpavie montrent que l’on peut mieux détecter les fragilités, et ainsi éviter des hospitalisations : les médecins, parfois sceptiques initialement, ont été convaincus par les résultats des expérimentations. La généralisation des forfaits soins dans les résidences autonomie est une piste à creuser pour généraliser ces expérimentations.

La question du coût est évidemment au cœur de ces questions. Schématiquement, si l’on appréhende la globalité des coûts de prise en charge de la dépendance (et pas seulement les coûts pour les finances publiques), malgré la difficulté à évaluer les coûts de la prise en charge informelle, la prise en charge des GIR 3 et 4 est toujours plus coûteuse en Ehpad qu’à domicile, indique Roméo Fontaine. C’est l’inverse pour les GIR 1, tandis que les coûts sont comparables pour les GIR 2. Mais l’enchevêtrement des logiques de financements publics, à domicile comme en Ehpad, rend le système peu lisible.

 

Vous pouvez retrouver la synthèse complète du colloque ainsi que les verbatim des deux séances plénières et des tables-rondes sur les sites de la Direction des politiques sociales de la Caisse des Dépôts, de la Chaire ESoPS de l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et de l’Institut des politiques publiques.

 

 

[i] Le colloque a donné lieu à des sessions scientifiques thématiques dédiées à la présentation et à la discussion de résultats de travaux de recherche en cours, ainsi qu’à deux séances plénières lors desquelles des chercheurs et chercheuses de renom ont proposé une synthèse des apports des travaux académiques sur les trajectoires de fin de carrière et les effets des politiques publiques sur l’emploi des seniors. Chacune des deux journées s’est par ailleurs close sur une table ronde associant représentants du monde académique et d’organismes en charge de la mise en œuvre des politiques publiques en matière de retraite et de vieillissement.

 

La séance plénière du 19 octobre portait sur « Invalidité, incapacité, état de santé et retraite : trajectoires de fin de carrière, inégalités sociales, substitution entre les dispositifs de sortie du marché du travail ». Beth Truesdale (Upjohn Institute for Employment Research, États-Unis) s’y est livrée à une analyse des conséquences des politiques de report de l’âge de la retraite dans le contexte américain. Nathalie Burnay (Université catholique de Louvain et Université de Namur) a mis en regard cette analyse avec les situation belge et française.

La table ronde du 19 octobre, sur « Sentiment de justice sociale et acceptabilité des réformes », réunissait Anne Lavigne (Université d’Orléans et Comité de suivi des retraites), Véronique Descacq (DREETS Bretagne), Bruno Palier (CNRS-Sciences Po et LIEPP) et Grégory Ponthière (Université catholique de Louvain). Le débat portait sur l’acceptabilité des réformes et le sentiment d’injustice face aux réformes que peuvent avoir les populations les plus exposées, voire invisibilisées, que sont les femmes, les personnes exposées aux aléas de carrière ou les décès précoces.

La séance plénière du 20 octobre était intitulée « Vieillissement de la population active : quelles politiques publiques ? ». Courtney Coile (Wellesley College, États-Unis) s’est interrogée sur les effets des dispositifs publics sur la forte hausse des taux d’emploi des seniors aux Etats-Unis, en exposant les résultats du rapport auquel elle a collaboré dans le cadre du Comité « comprendre le vieillissement de la main-d’œuvre et de l’emploi à un âge plus avancé » de l’Académie nationale des sciences des États-Unis. En contrepoint de cette présentation, Ronan Mahieu (Caisse des Dépôts) a proposé une rapide analyse comparée entre la France et les États-Unis des dispositifs publics concernant les travailleurs âgés.