Si les tendances démographiques observées en France jusqu’ici se poursuivent, selon les projections de l'Insee, plus d’un habitant sur quatre aura au moins 65 ans en 2040 alors que cette proportion est d’une personne sur cinq en 2020. Ce phénomène de vieillissement a de multiples conséquences : sur le nombre de personnes en perte d’autonomie, sur la prise en charge des personnes dépendantes et le poids qu’elle représente pour les aidants proches, sur le financement de la protection sociale, principalement en matière de retraite et de dépendance. A cette tendance sont venus s’ajouter les effets de la crise sanitaire : sur le processus de vieillissement d’une part (surmortalité des personnes les plus fragiles, possibles impacts à long terme des conditions d’existence dégradées pour les populations plus jeunes) comme sur le financement de la protection sociale. Pour mieux appréhender ces enjeux en la matière, nous vous proposons un retour sur les enseignements à tirer du colloque international sur la retraite et le vieillissement qui s’est déroulé à Paris les 7 et 8 octobre.

Ce colloque scientifique était organisé par la direction des politiques sociales de la Caisse des Dépôts, l’Institut des politiques publiques (IPP), et la Chaire « Économie sociale, protection et société » (Esops) de l’Université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne.

 

Le colloque a été ouvert par une allocution de bienvenue de Michel Yahiel[1]. Laurent Pietraszewski[2] est ensuite intervenu sur la question du financement de la protection sociale, en soulignant le besoin de réduire le non-recours aux droits sociaux et l’importance qu’il accorde à la santé au travail et au travail des seniors.

Christine Neau-Leduc[3] a insisté sur le fait que le colloque retraite et vieillissement visait à réunir des chercheurs et des chargés d’études en économie, sociologie et démographie, sur des questions à la fois de retraite et de vieillissement, et que cette pluridisciplinarité dans le domaine des sciences humaines et sociales était dans l’ADN même de l’Université de Paris 1. Antoine Bozio[4] s’est d’abord interrogé sur les raisons de l’échec du projet de réforme du système de retraite, qui selon lui tiennent notamment au fait que les pouvoirs publics ne sont pas parvenus à formuler clairement le problème que la réforme devait résoudre (rétablir l’équité et la lisibilité du système, ou bien dégager des économies), ce qui a généré inquiétude et méfiance. Il est ensuite revenu sur les besoins croissants de prise en charge de la dépendance qui vont nécessiter des arbitrages sur la dépense publique ou la recherche de nouveaux financements, avant de souligner que la crise sanitaire soulève d’importantes questions quant à ses conséquences en termes aussi bien de mortalité, de santé à long terme que d’organisation du travail.

Vieillissement, santé, mortalité et effet de la Covid-19 sur les perspectives démographiques

(session plénière du 7 octobre)

Emmanuelle Cambois[5] a rappelé que le vieillissement était un processus complexe avec des dynamiques diverses qui expliquent que la population âgée aujourd’hui est très hétérogène. L’incapacité, les chances de vieillir en bonne santé ou de perdre une partie de son autonomie se construisent ainsi tout au long de la vie. Si la crise liée à la Covid-19 a d’abord affecté la mortalité des plus âgés à l’instar d’autres épidémies (notamment de grippe), elle présente la particularité d’avoir touché toutes les générations dans leurs conditions de vie, dans leurs ressources, dans leur santé mentale et dans leurs chances de vieillir en bonne santé compte tenus des possibles impacts à long terme sur l’état de santé.

Emily Grundy[6] a complété l’intervention d’Emmanuelle Cambois par une illustration sur la situation britannique de l’impact de la crise sanitaire, en en recensant les effets négatifs (comme la hausse des dépressions, notamment parmi les jeunes, des violences familiales, de la consommation d’alcool et les reports de soins) mais aussi positifs (comme la réduction de la pollution ou la baisse des accidents de la route).

Conditions de vie au travail, fin de carrière et impacts sur la retraite

(session plénière du 8 octobre)

Carl Emmerson[7] a présenté un état des lieux de la situation en emploi des seniors au Royaume-Uni, marquée notamment par une hausse importante de l’âge d’ouverture des droits à la retraite pour les femmes, passant de 60 à 68 ans entre les générations nées entre 1910 et 1970, pour une espérance de vie à la retraite qui ne croîtrait que d’une année entre ces générations. Par comparaison, l’âge d’ouverture des droits des hommes passe de 65 à 68 ans entre les mêmes générations, pour une espérance de vie à la retraite qui augmenterait de 10 ans. Il a également souligné que la hausse des taux d’emploi aux âges élevés va de pair avec une progression de la part des indépendants comme de celle des salariés à temps partiel dans la population active. Pour autant, certains ne parviennent pas à se maintenir dans l’emploi jusqu’à l’âge d’ouverture des droits : leur situation en termes de revenus est précaire du fait de la modestie des allocations chômage auxquelles ils peuvent prétendre.

Éric Bonsang[8] a quant à lui apporté un éclairage sur la situation française de l’emploi des 55-64 ans dont le taux d’emploi demeure assez faible par comparaison avec les autres pays de l’OCDE, même s’il a connu une hausse marquée depuis le début des années 2000. L’analyse des données de l’enquête Share suggère notamment que les individus retirant une faible satisfaction de leur emploi (absence de reconnaissance, faible autonomie, faibles opportunités d’acquérir de nouvelles compétences, perspectives d’évolution limitées…) ou soumis à de mauvaises conditions de travail (pénibilité physique, cadences élevées, peu de soutien dans son travail…) sont davantage susceptibles que les autres de sortir précocement de l’emploi.

Le financement de la protection sociale en période de crise et au-delà

(table ronde du 7 octobre)

Audrey Rain[9], animatrice de la table ronde, en a défini les contours en proposant une réflexion globale sur le financement de la protection sociale à la suite de la crise sanitaire, la gestion de la dette passée et les trajectoires financières des comptes sociaux, ainsi que les réformes possibles et la soutenabilité du système.

David Hoyrup[10] a tout d’abord dressé un état des lieux de la dette sociale : les modalités de gestion de la dette passée, la difficulté à isoler et mesurer la dette Covid. Il s’est également interrogé sur le traitement différencié des dettes Covid de la Sécurité sociale, de l’Unedic et de l’Etat. Didier Blanchet[11] a quant à lui centré son intervention sur les retraites, affectées par une chute de recettes alors que la crise sanitaire n’avait quasiment aucun impact sur les dépenses. Dans l’esprit de l’avis du Comité de suivi des retraites, il convient de distinguer la gestion du surplus de déficits issus du choc Covid et la trajectoire plus long terme du financement des retraite, lequel doit être tendanciellement équilibré. Par ailleurs, une réforme structurelle devient plus difficile à mener dans un contexte de contrainte budgétaire.

Pour Elsa Fornero[12], il est nécessaire de tenir compte de la composition de la dépense, dans certains pays, déséquilibrée en faveur des classes d’âge avancé au détriment des jeunes générations. La trajectoire démographique joue sur le vieillissement qui, en soi, reste un phénomène dont il faut se réjouir. Pour assurer la soutenabilité, il sera néanmoins nécessaire d'augmenter le taux d'emploi des travailleurs âgés encore en bonne santé, ou bien de réduire le niveau de la retraite et de revoir l'indexation des pensions. En outre, pour favoriser l’adhésion aux réformes, il est nécessaire d’améliorer la connaissance qu’ont les individus du système.

Lionel Ragot[13] est revenu sur la question de la soutenabilité ou non de cette dette publique. Il a rappelé que l’horizon temporel de l’Etat est différent de celui d’un agent privé (particulier ou entreprise). L’Etat a la faculté de s’endetter pour rembourser une dette émise précédemment, permettant ainsi à une dette qui pourrait sembler a priori démesurée d’être soutenable, sous réserve que les taux d’intérêt n’excèdent pas le taux de croissance, auquel cas la charge de la dette devient un fardeau. Le risque est néanmoins que le surcroît de dette publique imputable à la crise sanitaire réduise les marges d’endettement futur pour financer d’autres grands investissements comme la transition énergétique et environnementale.

Mathilde Viennot[14] a apporté un complément sur la question de la soutenabilité du système de protection sociale selon les trajectoires de vieillissement, les contraintes environnementales, la stagnation de la croissance et les visions court-termistes du système de protection sociale. Elle a précisé que les réformes structurelles devaient intégrer diverses réflexions : sur les nouveaux risques à couvrir (pour quels bénéficiaires et quelles couvertures ?) et sur les modèles de la protection sociale : versement de prestations monétaires ou fourniture de services ; mise en place d’incitations ou d’aides selon certaines conditions.

Vieillissement et prise en charge de la dépendance : une politique sociale familiale ou collective ?

(table ronde du 8 octobre)

Camille Chaserant[15], animatrice de la table ronde, en a dressé la problématique. Les aidants auprès des personnes en perte d’autonomie seront de plus en plus mobilisés dans les années futures. Les aidants familiaux comme les professionnels sont majoritairement des femmes, qui manquent de temps et de ressources : les aidants familiaux sont obligés de réduire voire de cesser leur travail et les aidants professionnels ont des contrats de travail, des modes de rémunération et un manque de reconnaissance qui les incitent plutôt à réduire le temps des soins aux personnes dépendantes. Enfin, alors qu’il y a encore deux ans, la prise en charge de la dépendance allait plutôt dans le sens d’un Etat-providence, la contrainte budgétaire actuelle ne risque-t-elle pas de maintenir un niveau important d’aidants informels ?

Delphine Roy[16] a commencé par présenter un état des lieux de la prise en charge de la perte d’autonomie en France, pour les personnes vivant à domicile. Elle est revenue sur l’importance de l’aide fournie par l’entourage, dont le poids dans l’ensemble des aides croît avec le niveau de dépendance (l’aide informelle s’élevant plus vite avec la dépendance que l’aide dispensée par des professionnels). Dans un contexte d’accroissement inéluctable du nombre de personnes âgées dépendantes, la priorité accordée au maintien à domicile suppose donc une augmentation très substantielle du nombre d’intervenants à domicile (alors même que ces professions souffrent de difficultés de recrutement) si l’on ne veut pas que les familles consentent l’essentiel de l’effort.

Michel Villac[17] a élargi la notion de dépendance aux personnes en situation de handicap, ainsi qu’aux enfants. Il est revenu sur les propositions faites par le Haut conseil à la famille, à l’enfance et à l’âge, d’une uniformisation des congés pour motif familial, d’une amélioration de leur prise en charge et d’un aménagement du travail des aidants.

André Masson[18] a davantage centré son intervention sur le financement de la dépendance, qui occasionne des pertes de patrimoine lourdes, sources d'une double peine pour les familles qui cumulent aide à leurs proches et amputation de leur héritage. Pour y remédier, il a proposé une mutualisation du risque entre les seuls seniors reposant sur une cotisation sociale des seniors proportionnelle au montant de leur patrimoine. Cette mutualisation répond à la difficulté des ménages à se projeter sur le long terme en matière de dépendance, en s’attaquant au problème des inégalités de perte de patrimoine. Elle inciterait également les retraités à moins thésauriser, à davantage consommer, à investir sur le long terme et à donner plus tôt à leurs enfants afin d’échapper à cette imposition.

Nathalie Canieux[19] est revenue sur les propositions du CESE sur le travail à domicile auprès des personnes vulnérables, qui requiert de revaloriser les professions des aidants, améliorer leur reconnaissance et la coordination entre eux d’une part mais aussi avec les aidants familiaux.

Enfin, Clotilde Cottineau[20] a présenté la démarche portée par le Conseil départemental de Seine-Saint-Denis depuis un an autour des quartiers inclusifs et des tiers lieux "autonomie dans mon quartier". L'idée est d'articuler les enjeux de la perte d'autonomie avec la rénovation urbaine afin de favoriser les échanges vers les seniors dans les quartiers populaires. Cette intervention s'appuie sur l'expertise des bailleurs sociaux et des associations locales. Elle cherche à renforcer la coordination entre les acteurs au sein des quartiers, en rapprochant les "lanceurs d'alerte" des situations de vulnérabilité (comme les gardiens d'immeuble) des espaces de vie (d'information et d'accès aux droits) accessibles tant géographiquement que socialement.

 

22 articles de recherche ont été présentés lors des sessions scientifiques au cours des deux journées. Vous pourrez retrouver très prochainement le compte rendu détaillé des moments forts de l’édition 2021 du Colloque retraite et vieillissement sur le site internet de la Direction des politiques sociales de la Caisse des Dépôts, ainsi que des vidéos et des supports de présentation des intervenants sur leurs travaux d’études et de recherche. Pour plus de détail sur l’ensemble des intervenants, voir également le programme détaillé du colloque en français ou en anglais.

 

[1] Michel Yahiel est directeur des politiques sociales de la Caisse des Dépôts

[2] Laurent Pietraszewski est Secrétaire d’État chargé des Retraites et de la Santé au travail

[3] Christine Neau-Leduc est présidente de l’Université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne

[4] Antoine Bozio est directeur de l’IPP, chercheur associé à l’École d’économie de Paris (PSE) et Maître de conférences à l’École des hautes études en sciences sociales

[5] Emmanuelle Cambois est directrice de l’Institut de la longévité, des vieillesses et du vieillissement (ILVV) et directrice de recherche à l’Ined

[6] Emily Grundy est Professeure à l’Institute for Social and Economic Research de l’Université d’Essex

[7] Carl Emmerson est directeur adjoint de l’Institute for Fiscal Studies (IFS)

[8] Éric Bonsang est Professeur à l’Université Paris Dauphine-PSL

[9] Audrey Rain est économiste à l’Institut des politiques publiques (IPP)

[10] David Hoyrup est secrétaire général adjoint du Haut conseil au financement de la protection sociale (HCFiPS)

[11] Didier Blanchet est Président du Comité de suivi des retraites (CSR)

[12] Elsa Fornero est ancienne Ministre Italienne du Travail, des Politiques sociales et de l’égalité des genres, et Professeure d’économie à l’Université de Turin

[13] Lionel Ragot est Professeur d’économie à l’Université Paris Nanterre, EconomiX, associé à la Chaire TDTE et conseiller scientifique au CEPII

[14] Mathilde Viennot est cheffe de projet au sein du département société et politiques sociales de France Stratégie

[15] Camille Chaserant est Maîtresse de conférences à l’Université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne

[16] Delphine Roy est directrice du programme « Santé et autonomie » à l’Institut des politiques publiques (IPP)

[17] Michel Villac est vice-président du Haut Conseil de la famille, de l’enfance et de l’âge (HCFEA)

[18] André Masson est professeur émérite à PSE-École d’économie de Paris, directeur de recherche CNRS et directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS)

[19] Nathalie Canieux est membre du Conseil économique, social et environnemental (CESE)

[20] Clotilde Cottineau est directrice de l’autonomie des personnes âgées et des personnes handicapées du Conseil départemental de la Seine-Saint-Denis