Dans cet interview, publié dans le n°428 de la revue Urbanisme, Arnaud Brunel, directeur général du Sipperec, et Jérôme Dubois, maire de Volx (Alpes-de-Haute-Provence), évoquent l’investissement croissant des territoires dans la production énergétique ainsi que les réalités complexes du déploiement des énergies renouvelables.

Propos recueillis par Rodolphe Casso, rédacteur en chef adjoint de la revue Urbanisme

 

Le développement contemporain des territoires et des villes a toujours été conditionné par l’accès aux ressources énergétiques. Pourtant, jusqu’à une période très récente, et malgré les crises précédentes, la problématique énergétique était un angle mort de l’aménagement du territoire. Comment l’expliquer ?

Jérôme Dubois : En effet, ce n’est pas une question qu’on s’est posée au quotidien dans le monde des collectivités locales. Avant, la seule question, c’était : où est-ce qu’EDF va mettre le transfo et quelle est la grosseur du câble pour alimenter le nouveau quartier ? Et c’était vrai aussi pour le monde de l’aménagement, de l’urbanisme, les architectes, les promoteurs, les banquiers… Ce qui se passe aujourd’hui est assez nouveau, que ce soit en termes d’autoconsommation, de production ou de choix technologique. On est maintenant confronté à des questions qu’on ne s’était jamais posées : est-ce que qu’il faut faire du photovoltaïque? De la géothermie ? Mais aussi à des questions financières, car les EnR [énergies renouvelables, NDLR], c’est extrêmement capitalistique.

Aujourd’hui, quand on fait des documents d’urbanisme – SCoT et PLU1 – on va se demander ce qu’il faut promouvoir en termes d’obligations minimales, mais les collectivités ne sont pas complètement appareillées pour ça. On a des contrats de recherche pour savoir si dans le cadre d’une OAP2, il est légal d’imposer 20 % de toiture en photovoltaïque, etc. Jusqu’où on va ? Jusqu’où ça remet en cause des projets parce que les promoteurs constructeurs ne suivent pas ? Donc, oui, c’est un bouleversement absolu des pratiques. Et il y a des positionnements, des trajectoires territoriales qui sont très différentes. Certains territoires résistent en disant : « Je n’ai pas les compétences et je n’ai pas l’argent. » À l’inverse, d’autres en font le socle de leur projet territorial. Outre la méconnaissance des sujets, il y a aussi la notion de risque. C’était bien pratique dans le monde de l’aménagement et de l’urbanisme quand les politiques énergétiques étaient réglées par les énergéticiens et par l’État français. Il n’y avait pas de débat local. Donc une source de conflits en moins. Or, aujourd’hui, le déploiement des EnR, que ce soit les éoliennes ou le photovoltaïque, se fait dans un climat social passionnel. C’est une couche de difficultés supplémentaires pour les élus, ce qui explique les résistances de certains.

 

Arnaud Brunel : Les communes ont tellement de choses à gérer que quand l’énergie n’était pas chère, ce n’était pas une priorité. Mais ceci n’est pas propre aux collectivités ; c’est un problème culturel. Quand on y pense, la moitié des compteurs électriques ne sont pas accessibles. Le vôtre est-il chez vous ? Dans une colonne montante de votre immeuble ? Dans un mur à l’extérieur ? On n’a pas mis l’outil qui compte votre consommation à côté de là où vous consommez. L’esprit, c’était de dire : « Appuyez sur le bouton, ça marche, il y a la lumière, pourquoi vous occuper du reste ? » Or, cette préoccupation est maintenant réelle avec la hausse des prix de l’énergie et le changement climatique. Même si les élus sont quand même engagés depuis très longtemps en faveur de la protection de l’environnement comme avec le zéro phyto, l’éclairage nocturne, l’isolation des bâtiments, le tri des déchets, les filières courtes… Ils n’ont pas attendu la crise actuelle pour agir.

 

Les collectivités locales sont de grandes consommatrices d’énergie mais aussi, pour certaines, des productrices. Sentez-vous dans le contexte actuel une prise de conscience qui se traduirait par un souhait des collectivités de produire davantage leur énergie – renouvelable de préférence ?

A. B. : Clairement, oui. Le Sipperec, syndicat intercommunal fondé il y a près de cent ans en Ile-de-France, s’est doté de la compétence énergies renouvelables en 2005. Et, tout de suite, on a lancé les premiers chantiers pour lesquels beaucoup de villes étaient moteurs. Mais rappelons-nous que les premiers réseaux de chaleur en géothermie datent du début des années 1980, dont beaucoup en Ile-de-France, suite aux chocs pétroliers de 1973 et 1979. On a installé aussi les premiers panneaux solaires à cette époque. Mais depuis les années 1980, on a attendu 2010 pour refaire des réseaux de chaleur géothermie en France. Entretemps, il ne s’était rien passé. Effectivement, aujourd’hui, c’est plus facile et le nombre de demandes est exponentiel. Les collectivités s’approprient de plus en plus le sujet de l’énergie. Les communes sont propriétaires des réseaux de distribution de gaz et d’électricité, et elles sont consommatrices. Il ne leur manquait plus que la production.

Aujourd’hui, toutes les communes ou intercommunalités réfléchissent à valoriser leurs friches et leurs terrains dégradés pour faire des grands parcs solaires, elles ont des politiques énergétiques, elles élaborent des schémas… Elles planifient. Et surtout, la loi de transition énergétique a permis aux collectivités d’investir dans les sociétés de production d’énergies renouvelables. Et là, on a passé un nouveau cran : elles n’ont plus juste un rôle de planification des règles d’urbanisme, mais un rôle d’investisseur. Reste la question : pourquoi les communes devraient-elles vendre cette électricité produite chez elle à un agrégateur qui lui-même va la revendre sur le marché de l’électricité ? Pourquoi ne pourraient-elles pas la consommer elles-mêmes et l’acheter ? C’est l’objet du travail de réflexion en cours et du colloque organisé par le cabinet Brun Cessac et le laboratoire TREE de l’université de Pau et des Pays de l’Adour.

 

J. D. : Tout dépend des trajectoires territoriales. Chez nous, sur le territoire des Alpes-de-Haute-Provence ou dans la métropole d’Aix-Marseille-Provence, je peux vous tenir à peu près le discours opposé. Cette mobilisation sur l’énergie relève plus de l’expérimentation, voire du gadget. Depuis quarante ans, il y a eu une augmentation des consommations, de l’étalement urbain, de la construction de quartiers… On ne peut pas considérer que cela a été accompagné d’une politique proactive des collectivités en matière de production en énergie. De temps en temps, vous avez des collectivités qui, dans leur PLU, leur PLUi3 ou leur SCoT, prévoient un volet énergie, mais ce n’est pas parce qu’elles sont hyperproactives en matière de développement des EnR, c’est parce que la loi Grenelle les oblige maintenant à « raconter un truc » sur le sujet. On a quand même pris beaucoup de retard.

 

Comment expliquer que certains territoires aient été beaucoup moins volontaristes sur la question ?

J. D. : Il s’agit clairement de questions de conflits d’espace pour l’implantation des EnR. D’un côté, il y a des questions de réalité économique et de pression sociale et, de l’autre, la capacité de faire rentrer de l’argent. Face à la conflictualité, les élus font des arbitrages. C’est la guerre civile dès qu’on sort un mât d’éolienne ! Dans le territoire du quart sud-est, sur les sommets de la Sainte-Victoire, dans le pays aixois, personne n’en veut. Dans les Alpes-de-Haute-Provence, à cheval entre deux parcs naturels régionaux du Luberon et du Verdon, personne n’en veut. Les collectifs citoyens ont été hyperviolents sur les éoliennes en Provence. Ce qui fait qu’on n’en a pas. Quant à ceux qui s’occupent du parc éolien offshore au large de Fos-sur-Mer, ça fait douze ans qu’ils sont en train de commencer le démonstrateur.

 

En Provence, on a du soleil. Donc, si on veut massifier les EnR, c’est avec du photovoltaïque. La réalité territoriale s’impose à nous. On va donc avoir un débat sur où mettre les panneaux. Sur les bâtiments publics, on peut y arriver puisqu’il y a des collectivités qui aujourd’hui savent rentabiliser, surtout celles qui sont passées, il y a une dizaine d’années, avec les tarifs de rachat. Mais après, on sent bien que ça va être compliqué sur les parcelles privées.

 

Donc, il va falloir aller sur les espaces naturels et les espaces agricoles. Et là, en Provence, on a un débat qui peut virer à coups de fusil, un peu comme les éoliennes. Dans la métropole Aix-Marseille-Provence, le consensus des maires s’est fait dans le cadre du SCoT, en disant : « On est sur un territoire contraint avec des grands paysages et des espaces classés : la Sainte-Victoire, la Sainte-Baume, le parc national des Calanques. » Donc il n’y a plus assez d’espaces, sinon un résidu de terre agricole qu’aujourd’hui les lois Grenelle nous demandent de sanctuariser. Par conséquent, la quasi-totalité des maires du territoire ont fait machine arrière et on a un SCoT sans aucun niveau d’ambition en matière de développement des EnR, en particulier pour le photovoltaïque, qui est ici fondamental. Je pensais naïvement que l’explosion délirante des prix de l’énergie allait nous faciliter la tâche…

 

A. B. : Au Sipperec, nos grands parcs solaires au sol sont majoritairement hors d’Île-de-France. On en a dans le Tarn, dans les Hautes-Pyrénées, en Alsace, dans l’Ain, et les collectivités sont toujours actionnaires ainsi que les citoyens. Toutes les tailles et types de collectivités sont représentés, des grandes villes comme Albi ou des petites communes rurales ou des intercommunalités comme la communauté de communes de Kaysersberg (Haut-Rhin). Le point commun, c’est un portage politique.

Certains élus font simple : ils passent un appel à manifestation d’intérêt, louent un terrain dégradé au plus offrant, et s’il y a des oppositions, le développeur privé s’en débrouillera. Mais nos projets se font plutôt avec des collectivités qui veulent être partie prenante du développement. Elles sont associées à tous les choix. Et elles co-investissent. Ce n’est pas la majorité, loin de là. Mais on sent qu’il y a de plus en plus d’élus qui souhaitent aller vers ça. Ils souhaitent maîtriser les choix dans la durée. Avoir un réel pouvoir de décision dans la production d’énergie.

 

D’après un baromètre EDF-Ifop, les deux tiers des Français seraient favorables à l’éolien, même sur leur propre territoire. Est-ce à dire qu’une majorité silencieuse consent à ces projets quand une minorité active les bloquerait ?

J. D. : Oui, c’est assez vrai. Sur la communauté d’agglomération de Manosque, nous avons un grand projet de parc photovoltaïque sur 1 000 ha. Je reste persuadé qu’à la question « Est-ce que vous êtes d’accord pour développer les énergies renouvelables ? », 90 % des gens répondraient « oui ». Et je pense qu’ils seraient d’accord à 70 % pour du photovoltaïque. Surtout si on met la petite phrase : « Et en plus, ça ne pollue pas trop, et si jamais les Russes nous canardent, il vaut mieux du photovoltaïque qu’une centrale nucléaire. » Une fois qu’on fait un peu de pédagogie, tout le monde est pour. Mais en conseil municipal, c’est une autre histoire. Les oppositions politiques s’exercent.

 

A. B. : Un projet de parc éolien en France, ça fait débat et c’est tellement long à développer en France… entre huit et dix ans. Et pour un parc solaire au sol, entre la consultation des élus, les relevés faune-flore, les échanges avec la Dreal4, le permis de construire « État », la Commission de régulation énergie [CRE], etc., cela prend quatre ans ! Alors que le chantier en lui-même dure seulement trois mois ! C’est beaucoup trop long au regard de l’urgence sociale et environnementale.

 

J. D. : J’ajouterais qu’il y a une triple contrainte législative pour les EnR. Il y a la question du droit de l’urbanisme qui doit l’intégrer. Sortir un PLUi dans une nouvelle intercommunalité, ça ne se fait pas en douze mois. Il faut cinq ans. Après, il y a les autorisations d’État et tous les décrets État dont parlait monsieur Brunel, effectivement, puisque c’est le guichet unique, la préfecture, la Dreal, la DDT5, qui vont toujours trouver un truc à dire. Et la troisième chose, c’est que le droit de l’énergie est plus récent que le droit de l’environnement. Et donc, pour sortir les installations d’énergie, on se confronte avant tout au droit de l’environnement… Et c’est très souvent ce dernier qui l’emporte. Comme la biodiversité et l’environnement sont aujourd’hui au centre des préoccupations, on a durci le réglementaire. Et donc, entre le temps des collectivités, le temps de l’État et l’infériorité du droit de l’énergie sur le droit de l’environnement, on n’y arrive pas.

 

A. B. : Et tout cela ouvre des droits à recours. Parfois, on a des PLU qui sont bons, mais ils peuvent ne pas être en totale cohérence avec le SCoT, on va faire toutes les modifications pour éviter qu’un opposant au maire trouve cette faille et attaque le permis. Ce qui signifie repartir de zéro. Et même si on gagne au tribunal, vu les délais d’un tribunal administratif, entre-temps, notre projet n’est plus d’actualité parce que les panneaux et les structures ont changé. Le PC qu’on a déposé quatre ou cinq ans avant ne fait plus sens.

Il y a donc un fort paradoxe entre la volonté d’accélération des EnR et toutes ces contraintes réglementaires et judiciaires…

 

A. B. : On ne réfute pas la nécessité de faire des études environnementales, bien au contraire. La biodiversité est un sujet majeur pour nous, et c’est évident qu’on n’a pas intérêt à faire des contre-réalisations. Mais il faut juste trouver le bon équilibre.

 

J. D. : Quand on a un débat entre faire trois lotissements et une petite extension de zone d’activité, ou du photovoltaïque, ça veut dire qu’on arrête la transition énergétique. C’est vrai, celle-ci n’est pas complètement neutre pour les territoires. Mais qu’est-ce qu’il faut faire ? Est-ce qu’on reste dépendants du gaz russe et du pétrole arabe, ce qui veut dire que le réchauffement climatique s’accélère ? Si on veut être autosuffisant en énergie et alimenter la métropole Aix-Marseille-Provence, on sacrifie 3 % de nos espaces naturels. Mais si on enraye l’emballement climatique, on sauve 97 % des forêts. Car si on prend 3 °C dans la vue, toutes les forêts qu’on veut protéger vont mourir. Donc, débat de société : que préférez-vous ? Ce débat-là, on ne l’a pas eu en France.

 

On a beaucoup parlé de smart city ces dernières années, mais ce concept, qui englobe souvent les questions énergétiques, semble de moins en moins séduisant aux yeux de certaines collectivités.

Quel est votre point de vue ?

J. D. : La smart city, effectivement, en urbanisme, on a eu plein de tartes à la crème. De toute façon, il n’y a pas de censure en matière d’énergie. Si j’ai envie d’allumer mon four, mon chauffage, mon écran plasma et ma clim’ à 19 heures quand je rentre chez moi, comme 25 millions de Français, je le fais. On pourrait rentrer dans du coercitif, comme un système électronique qui vous empêche de lancer le lave-vaisselle à 19 heures pour ne pas mettre la France en black-out…

Moi, j’entends cet argument. Mais culturellement, les gens ne sont pas préparés à ça. Il y a un modèle qu’il resterait à inventer, un réseau de civisme qui nous connecterait pour nous inciter à nous autocensurer, ou à nous accorder entre voisins en se posant la question : « Est-ce que je mets le four ou le lave-vaisselle ? » Mais les gens ne sont pas prêts. Donc, la smart city, c’est peut-être intéressant sur la question des données, mais pas en ce qui concerne les comportements individuels.

 

A. B. : Nous parlons maintenant de territoire intelligent et durable plutôt que de smart city. Dire : « On part d’une feuille blanche et on va vous faire devenir smart », on ne le sent pas trop comme ça. On essaye de voir ce qui existe déjà et ce qu’il faut améliorer. C’est plus la technique des petits pas, plutôt que de l’étude smart. Quant à la consommation, ce qui est intéressant, c’est l’incitation tarifaire, parce qu’elle a une dimension sociale. Si vous avez un château de 50 000 m² avec trois piscines et deux jacuzzis, vous payez le même prix au kWh que les personnes précaires qui vivent à quatre dans 20 m². Donc, il y a une question sur le signal prix du kilowattheure. Et il y a une question plus générale : si on veut inciter les gens à la maîtrise de l’énergie et faire payer plus cher celui qui va vouloir charger sa voiture à 17 h au moment du pic de consommation, il faut faire très attention aux ménages modestes. On y est très sensible, notamment parce que notre syndicat agit beaucoup en banlieue parisienne. Il y a des gens qui ne pourront pas se payer un kilowattheure dix fois plus cher mais qui n’auront pas le choix. Ça pose en tout cas une vraie question : combien doit coûter le kilowattheure et quelles sont les incitations tarifaires ? Et pour qui ? L’accès à une énergie verte ne doit pas être un luxe. C’est une responsabilité sociétale.

1/Schéma de cohérence territoriale et Plan local d’urbanisme.

2/Orientations d’aménagement et de programmation.

3/Plan local d’urbanisme intercommunal.

4/Direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement.

5/Direction départementale des territoires.

Cet entretien est extrait du numéro 428 d'Urbanisme 

Novembre-décembre 2022 ENERGIES
« Sortir des énergies fossiles le plus vite possible », entretien croisé avec Pierre Veltz et Frannçois Gemenne ;
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