Temps de lecture
8 min

Les articles publiés sur ce blog s’en font régulièrement l’écho : en l’espace de quelques dizaines d’années, le numérique est devenu la colonne vertébrale de nos sociétés ainsi qu’un instrument puissant de transformations économiques, organisationnelles, sociales et même culturelles. 
Mais parallèlement, les retentissantes révélations d’Edward Snowden et les « attaques » de plus en plus fréquentes menées sur ces réseaux ont mis en lumière de nouveaux défis auxquels sont confrontés les États, les acteurs économiques et les citoyens eux-mêmes.

Et en effet : ils règnent sur l'espace numérique, décident unilatéralement des règles du jeu, maîtrisent les contenus jusqu’à pouvoir les supprimer, ils exploitent ad nauseam les données personnelles... Depuis le début des années 2000, le pouvoir des « GAFAM » (acronyme désignant les géants du numérique dont Google Amazon Facebook Apple Microsoft) concurrence et dépasse même parfois celui des États tout en rognant continuellement et de plus en plus sur la liberté des individus et parfois leur libre conscience.

Les États sont entrés dans un véritable rapport de force avec ces géants tentaculaires qui règnent sur les réseaux numériques. Leur enjeu est de préserver ou de reconquérir une part du pouvoir qui s’exerce dans ces nouveaux espaces, conçus initialement – on a tendance parfois à l’oublier - pour échapper à l’emprise étatique.

Toutes ces questions ont ainsi fait émerger la notion de « souveraineté numérique » qu’il s’agirait de préserver ou même de reconquérir, sans parfois toujours bien comprendre de quoi il s’agit réellement.

Alors essayons d’y voir plus clair !

 

Vous avez dit souveraineté ?

C’est Aristote qui a pour la première fois introduit la notion de souveraineté dans un de ses ouvrages étudiant le fonctionnement de l’État dans différents régimes politiques. Il y pose le principe du « règne de la loi qui doit s’étendre à tout » et de la hiérarchie des normes.  On retrouve ce concept quelques siècles plus tard à la Renaissance sous la plume de Jean Bodin. La souveraineté cesse progressivement de se dégager d'un rapport de force militaire ou symbolique, pour émaner d'une représentation rationnelle du pouvoir étatique.

La définition retenue aujourd'hui en droit est celle énoncée par Louis Le Fur à la fin du XIXe siècle : « La souveraineté est la qualité de l'État de n'être obligé ou déterminé que par sa propre volonté, dans les limites du principe supérieur du droit, et conformément au but collectif qu'il est appelé à réaliser »

En d’autres termes, la traduction actuelle permet de définir la souveraineté comme un pouvoir suprême exercé sur un territoire, à l’égard d’une population, par un État indépendant, libre de s’autodéterminer.

 

Quid de la « souveraineté numérique » ?

La tendance décrite en introduction de cet article s’accentue avec le développement des applications, des plateformes, des objets connectés, de la robotique, de l’intelligence artificielle.

Or, qu’ont en commun ces technologies ? Elles sont régies par le code informatique (et par les algorithmes).  Et dans l’espace numérique, la régulation des activités et plus largement des comportements dépend ainsi davantage des standards et des normes techniques ainsi que des algorithmes déterminés par les ingénieurs informatiques que des normes juridiques édictées par les États. 

Cela a été parfaitement synthétisé en une formule choc : "code is law", titre d’un célèbre article de Lawrence Lessig en janvier 2000 dans le Harvard Magazine dont la traduction est ici : https://framablog.org/2010/05/22/code-is-law-lessig/ )

 

Voilà une première façon d’aborder le sujet. En effet, tout ceci amène à se poser un certain nombre de questions cruciales : qui fixe les conditions générales d’utilisation des applications numériques ? Qui définit les règles en matière de liberté d’expression ? Qui détermine les informations ou les suggestions de lectures qui doivent être « poussées » aux internautes sur les réseaux sociaux ? Qui conserve, qui exploite les données personnelles, souvent (toujours ?) laissées à leur insu par les utilisateurs ?

Ces questions naissent d’une préoccupation essentielle : la crainte et le refus que les citoyens, les communautés, les États, perdent le contrôle au profit d’entités finalement assez mal identifiées, sans d’autre légitimité que le service qu’elles offrent, et dont l’objectif principal n’est assurément pas la promotion de l’intérêt général.

 

Une deuxième façon de voir les choses réside dans le fait que les États se retrouvent concurrencés voire contestés et remis en cause dans l’exercice même de leur souveraineté et de leurs prérogatives historiques par ces nouveaux acteurs dans ces nouveaux champs qui échappent souvent à leur contrôle.

Déjà plutôt mise à mal par une interdépendance grandissante entre les États, par des organisations supranationales, par la « mondialisation », leur souveraineté trouve dans le numérique un dernier avatar qui, pour ne rien arranger, ne connaît pas de frontières.

Les multinationales du numérique – on a évoqué les GAFAM au début de cet article, mais on parle aussi désormais des NATU (Netflix, Airbnb, Tesla Uber) ou des BATX chinois (Baidu, Alibaba, Tencent et Xiaomi) – deviennent des quasi-équivalents des Etats. Certains vont même jusqu’à parler d’une nouvelle forme de « colonisation » de leur part, à l’instar de la sénatrice Catherine Morin Desailly qui décrit l’Union européenne comme une colonie du monde numérique dans un rapport d’informations au Sénat en 2013.

 

Des enjeux stratégiques dans la balance

L’expression de "souveraineté numérique" a été utilisée dès 2012 au cours d’une conférence internationale autour des télécommunications, notamment par la Russie et par la Chine qui ont alors essayé de revendiquer une forme de « restauration » de leurs "droits souverains" sur la gestion des réseaux. En 2013, suite à l’affaire Snowden et à ses révélations sur l’espionnage généralisé, organisé et « industrialisé » au profit des intérêts politiques et économiques américains, les choses ont pris une proportion encore plus grande puisqu’on a alors assisté à une remise en cause profonde du système de gouvernance des espaces numériques. A cette date, les Européens se sont aussi mobilisés sur le sujet, l’Union européenne s’intéressant au développement de moteurs de recherche ou de systèmes d’exploitation différents et "souverains", tout en renégociant avec les États-Unis les accords relatifs à la protection des données personnelles des utilisateurs européens.

 

En France, la question suscite également un vif intérêt et des débats. De nombreuses instances se sont emparées du sujet, du conseil national du numérique (CNNum) à l’Autorité de régulation des communications électroniques (ARCEP), en passant par l’Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information (ANSSI), sans oublier la CNIL, bien sûr.

Quoi qu’il en soit, les défis sont nombreux et divers. Ils apparaissent à plusieurs niveaux : sur le plan juridique, sur le plan politique et bien sûr, sur le plan économique.

À l’échelle nationale, tout d’abord, les États sont bien malmenés et apparaissent – jusqu’à présent – comme les grands perdants de cette histoire : dépendants des outils technologiques, ils éprouvent les plus grandes difficultés à faire respecter leur politique fiscale (il n’est qu’à voir les débats sur la "taxe GAFA") et à bâtir des lois sur les réseaux et les usages numériques réglementations sur la (divulgation de données sensibles, sur les fakenews ou lutte contre la haine sur internet). Ils doivent aussi s’adapter à de nouvelles menaces (cybercriminalité, piratage informatique, espionnage, rançongiciels...)

Face aux multinationales du numérique, le rapport des forces leur est malheureusement défavorable : maîtrise inégale des technologies, situations de monopole, lieu de stockage des données, tribunaux compétents, extraterritorialité, etc…  Et ceci se trouve encore accentué par le fait que, dans l’espace numérique, le pouvoir politique hiérarchique, pyramidal et unilatéral est fortement mis à mal par des organisations beaucoup plus décentralisées, souples et agiles.

À l’échelle européenne, certaines valeurs (inclusion numérique, …) et certains droits fondamentaux (vie privée, liberté d’expression) sont au cœur des enjeux et doivent continuellement être protégés.

Sur la question des données personnelles, la garantie des droits des individus à maîtriser l’usage et le devenir de leurs données personnelles, ainsi que les "traces" laissées par leur activité numérique doit être préservée et promue.

Il faut noter et se féliciter de certaines avancées, notamment au niveau européen, avec le Règlement général sur la protection des données personnelles (RGPD) entré en vigueur en 2018, ou avec les travaux de la Cour de justice de l’Union européenne (droit à l’oubli, au déréférencement, à la portabilité des données, au consentement, à l’information et à la rectification…). L’Europe est désormais plus vigilante.

Il faut dire qu’elle bénéficie d’un atout de poids : les consommateurs européens constituent un marché économique de première importance pour les géants du numérique.

À l’échelle internationale, l’enjeu est de repenser la gouvernance de ce monde numérique, un peu trop opaque, anti-démocratique et unilatéral.

Il s’agit d’y réaffirmer les principes essentiels qui doivent guider le développement des technologies : neutralité, liberté d’expression, diversité, protection de la vie privée…

Vœux pieux ?

Pour terminer, il faut également mentionner les énormes enjeux économiques et industriels liés à ces questions de souveraineté. L’exploitation de ces milliards de données collectées, agrégées et traitées par des algorithmes, permet d’analyser puis d’orienter le comportement des consommateurs et des clients, ce qui ouvre évidemment des perspectives de « business » immenses : adaptation en temps réel de l’offre, nouvelles façons de faire du marketing et de la publicité, gestion des stocks, logistique etc.

 

Des initiatives européennes encore timides

Les tentatives de développement de programmes européens, y compris français, susceptibles de rivaliser avec les outils américains ou même asiatiques sont encore timides et parfois peu convaincantes.

Mais certaines initiatives suscitent de l’espoir. Ainsi, le moteur de recherche  Qwant lancé en 2013, offrant une alternative aux utilisateurs soucieux de la protection de leurs données personnelles, la bibliothèque numérique européenne Europeana, ou les avancées en matière de "souveraineté des données"  (cloud souverain, label SecNumcloud), montrent que des voies alternatives existent.
 

La Caisse des Dépôts est particulièrement sensible et très mobilisé sur ces questions.

De par son rôle d’accompagnement des territoires dans leur transition numérique et également de par son rôle historique de « tiers de confiance », elle est à double titre légitime sur le terrain de la « confiance numérique ». Elle investit notamment, au travers de la Banque des Territoires les champs suivants :

  • La confiance dans la transition numérique des territoires
  • Les services de confiance et des services juridiques innovants (LegalTech)
  • L’économie de la donnée de confiance.

 

A titre d’exemple, elle a ainsi investi dans Qwant, mentionné ci-dessus il y a quelques années. Et elle a le souci dans chacun de ses investissements de valoriser des solutions respectueuses de cette « confiance numérique », permettant ainsi de proposer aux acteurs de tous les territoires des offres alternatives aux offres des grands acteurs numériques extra-européens.

 

Une urgence citoyenne qui doit nous inciter à agir

Pour conclure, n’oublions pas de parler de chacun de nous et du rôle que nous pouvons avoir, en tant que citoyens, consommateurs, parents ! Nous sommes aussi des acteurs !

Une réponse à ces questions de souveraineté numérique se trouve en effet également dans la responsabilisation de chacun.  « Réapproprions-nous » une part de cette souveraineté qui nous appartient !

Les jeunes générations sont particulièrement concernées… Si elles ne veulent pas subir l’évolution technologique, elles doivent apprendre à mieux maîtriser les outils numériques, à connaître et faire valoir leurs droits et libertés, et à se préoccuper de la construction et de la protection de leur "identité numérique".

Une petite « check-list » de l’internaute avisé peut nous aider dans nos pratiques quotidiennes : qui fixe les règles d’utilisation du service ? Sur quel fondement et avec quelle légitimité ? Quelles données ai-je fourni en utilisant ce service ? Qu’est-ce qui va en être fait ?  Quelles conséquences pour moi ? Existe-t-il d’autres contenus et points de vue que ceux qui me sont poussés sur mon réseau social préféré ?

Répondre à ces questions, c’est commencer à comprendre qui est « souverain », comment s’exprime cette souveraineté, et si cela est acceptable ou non !