Alors que les projections sur la ville du futur présentent de façon univoque l’image d’une technologie toujours plus omniprésente, réconciliée avec une nature avec laquelle elle se mêle harmonieusement, la réflexion menée autour de la notion de low-tech questionne la durabilité réelle de ces modèles où l’avenir rime avec futurisme high-tech. Sans rejeter la technologie, la ville low-tech vise, a contrario, une « juste-mesure » dans son usage, en pariant avant tout sur l’intelligence humaine et un principe de sobriété.

Cet article est le premier d’une série restituant les grands enseignements de l'étude parue en février 2022 « Pour des métropoles low-tech et solidaires » menée par le think tank Le Labo de l’ESS avec 6 territoires (Bordeaux, Lille, Lyon, Paris, Poitiers et Strasbourg) avec le soutien de l’Institut pour la recherche de la Caisse des Dépôts, montrant que l’économie sociale et solidaire (ESS) est particulièrement ressource pour la mise en œuvre d’une telle démarche.

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La ville du tout high-tech, carte postale d’un futur insoutenable

L’engouement pour le concept de smart city, bien que renvoyant à des conceptions diverses des usages technologiques en ville, témoigne avant tout d’une certitude a priori largement partagée : la ville du futur sera high-tech. Optimisation et accélération des flux de biens et d’informations, multiplication des services et applications numériques, la mobilisation de technologies toujours plus perfectionnées s’avèrerait nécessaire pour faire face aux défis écologiques et sociaux auxquels les villes sont aujourd’hui confrontées.

Il semble cependant pertinent d’interroger la soutenabilité du modèle urbain mis en avant sur les cartes postales futuristes alliant une architecture et un design high tech et végétation omniprésente. D’abord, la multitude d’objets et d’infrastructures technologiques qui se cachent derrière le vert couvrant ces paysages urbains ne sont pas sans conséquences environnementales, dont une grande partie demeure invisible aux locaux·ales : consommation énergétique croissante, extraction massive de ressources (métaux notamment, difficilement recyclables une fois utilisés du fait d’alliages complexes ou d’usages dispersifs), pollutions diverses. Le numérique lui-même, pas si dématérialisé qu’il n’y paraît, est loin d’être neutre environnementalement parlant[2].

Ensuite, notre recours croissant aux technologies n’est pas sans interroger notre résilience et notre autonomie. À l’échelle individuelle, la technologie nous renvoie principalement à un statut de consommateur·rice achetant toujours plus d’objets ou services high-tech plus ou moins standardisés pour répondre au moindre de nos besoins. Ceci au détriment notamment du développement de nos propres capacités (cuisiner, bricoler, coudre, etc.). À l’échelle collective, nos sociétés dépendent toujours plus des technologies pour gérer la multiplication et la complexité croissante des flux de biens, services et informations dont la circulation assure leur fonctionnement. Ceci les rend vulnérables à de multiples chocs (énergétiques, géopolitiques, cyberattaques, pannes, etc.)[3] et pose des questions politiques, notamment en termes de respect de la vie privée et d’indépendance vis-à-vis des grandes entreprises globalisées qui développent et gèrent ces technologies.

Enfin, s’il est certain que les transitions écologiques et sociales nécessiteront d’avoir recours dans une certaine mesure aux innovations high-tech, miser sur les technologies existantes et futures pour résoudre les enjeux de notre siècle et de ceux à venir au détriment d’une transformation véritablement systémique de nos modes de vie est un pari risqué. Les enjeux et donc les réponses ne sont pas simplement techniques et les innovations technologiques, censées réduire drastiquement nos impacts, voient bien souvent leurs effets limités dans les faits, notamment par effet rebond.

Par exemple, les rénovations thermiques ne produisent pas tous les résultats escomptés si une partie des ménages décide de se chauffer autant, voire plus, à moindre coût[4] : la technique d’isolation n’est donc pas une solution à elle seule, elle doit s’accompagner d’un changement des pratiques (mettre un pull chez soi en hiver, par exemple). Par ailleurs, l’usage d’une technologie a de multiples effets directs et indirects qu’il est difficile de prévoir et qui amènent eux-mêmes à déployer de nouvelles solutions technologiques pour y parer, et ainsi de suite. Le « techno-solutionnisme » s’apparente donc à une course en avant dont il est prévisible qu’elle continuera à accentuer toujours plus notre dépendance à la technologie et donc à accroître les impacts et risques évoqués précédemment.

Faire de la ville un espace d’expérimentation de la juste mesure technologique

Face à ces constats, la notion de low-tech n’invite pas à se couper de toute technologie ni de toute innovation, y compris high tech. Elle invite simplement à chercher une juste mesure dans notre mobilisation des technologies, d’une part en s’interrogeant sérieusement sur nos besoins afin de se recentrer sur ce qui nous est réellement utile dans un contexte de surexploitation des ressources planétaires et d’inégalités sociales croissantes ; d’autre part en privilégiant, pour y répondre, des solutions les plus simples et agiles possibles, sobres en ressources et en énergie et qui soient accessibles et appropriables par le plus grand nombre.

Source : Le Labo de l’ESS. (2022). Pour des métropoles low-tech et solidaires

Répondant à des enjeux planétaires globaux, cette démarche holistique, à la fois individuelle et collective, déborde largement le cadre local. Pour autant, les territoires de proximité sont des espaces cruciaux de sa mise en application, car c’est en particulier à cette échelle que la réponse à grand nombre des besoins se joue. Les villes et grandes agglomérations sont particulièrement concernées, du fait de leur densité (en populations, en technologies utilisées, en moyens, etc.). C’est pourquoi le Labo de l’ESS s’est attaché à définir ce que serait une ville ou une métropole low-tech et à dessiner des pistes d’action pour tendre vers ce modèle urbain, en s’appuyant sur l’économie sociale et solidaire.

 

De la ville futuriste aux villes low-tech : s’appuyer sur l’existant pour inventer de nouveaux futurs urbains plus durables et désirables

L’étude « Pour des métropoles low-tech et solidaires » du Labo de l’ESS, présidée par Philippe Bihouix[5], s’est appuyée sur la définition de la low-tech proposée précédemment pour tenter de comprendre ce que serait une ville ou une métropole pleinement low-tech. Quatre principaux qualificatifs sont ressortis de cette réflexion. La ville low-tech est un territoire durable, c’est-à-dire dont le fonctionnement et ses impacts locaux et globaux sont écologiquement soutenables.

Elle est également inclusive, non seulement parce qu’elle prend en compte les situations de chacun·e mais aussi parce qu’elle favorise leur participation et soutient le développement de leurs capacités.

Elle est aussi coopérative, facilitant les coopérations entre acteur·rice·s locaux·ales, entre les territoires qui la composent et avec ceux qui l’environnent, sa périphérie notamment.

Enfin, la ville low-tech est apprenante, parce qu’elle encourage et favorise la diffusion la plus large et libre possible des informations, savoirs, savoir-faire.

Source : Le Labo de l’ESS. (2022). Pour des métropoles low-tech et solidaires

Sur la base de ces principes, le Labo de l’ESS s’est rendu sur le terrain afin de mieux définir les actions constituant aujourd’hui les fondements d’une démarche low-tech urbaine, et d’expliciter le rôle particulier de l’économie sociale et solidaire dans celle-ci.

Au total, ce sont plus de 70 initiatives de l’ESS qui ont été rencontrées sur les 6 territoires partenaires de l’étude. Le constat est sans appel : même si un nombre restreint se réclame explicitement de la low-tech, ou simplement connait et comprend ce concept, elles sont déjà très nombreuses à s’inscrire dans cette démarche et contribuer à faire tendre leur territoire vers un modèle urbain low-tech et solidaire. Pour autant, ces initiatives pionnières demeurent encore trop parcellaires, et pour certaines embryonnaires, pour parvenir à engager une transformation véritablement systémique de nos façons d’habiter, de se déplacer ou déplacer les marchandises, de consommer, de produire et de travailler en ville.

L’enjeu est dès lors que l’ensemble des acteur·rice·s – structures publiques et privées, citoyen·ne·s – se saisissent pleinement de la démarche low-tech pour faire converger leurs actions, changer d’échelle et faire émerger de nouveaux futurs urbains plus durables, mais aussi désirables, fondés sur une juste mesure technologique, la coopération et la solidarité.

 

Lire aussi : POUR DES METROPOLES LOW TECH ET SOLIDAIRES (2/5) Habiter : construire moins, mieux et repenser l’espace public

 

[1] Les publications issues de cette étude sont disponibles en accès libre, ainsi que le replay de sa restitution nationale, via ce lien : https://www.lelabo-ess.org/low-tech-et-ess.

[2] Voir notamment : BORDAGE, F. et al (2021). « iNum2020 », Impact environnementaux du numérique en France. greenIT.fr. URL : https://www.greenit.fr/wp-content/uploads/2021/02/2021-01-iNum-etude-impacts-numerique-France-rapport-0.8.pdf

[3] Le cas de l’alimentation est à ce titre très parlant. Le développement technologique a rendu possible le développement de réseaux logistiques qui assurent l’approvisionnement alimentaire de villes dont les périphéries immédiates ne suffisent plus, et de loin, à leur autonomie alimentaire (celle-ci équivaut environ à trois jours dans de grandes agglomérations comme celle de Paris). En cas de choc, par exemple à travers une rupture d’approvisionnement en pétrole, l’alimentation de ces territoires serait gravement compromise.

[4] Voir par exemple : SEBI, C. & CRIQUI, P. (2020). Rénovation énergétique en France, des obstacles à tous les étages. The Conversation. URL : https://theconversation.com/renovation-energetique-en-france-des-obstacles-a-tous-les-etages-147978

[5] Philippe Bihouix est Directeur général d’AREP. Ingénieur, il a largement contribué à la popularisation et la conceptualisation du concept de low-tech en France, notamment à travers son ouvrage L’Âge des low-tech, publié en 2014 au Seuil et réédité en 2021 aux éditions Points