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article CD'enjeux 17 juil. 2020

Vulnérabilité et résilience des villes face aux crises

Pendant ce confinement, nous avons beaucoup lu, beaucoup discuté, beaucoup échangé. Qu’en retenir, à la fois en tant que citoyen et professionnel de l’urbanisme ? L’équation à laquelle est confronté tout responsable de la gouvernance urbaine à l’issue de la crise provoquée par le Covid-19 pourrait se formuler ainsi :
1) quel redressement économique de son territoire, avec quels investissements, et comment éventuellement les mutualiser ;
2) comment en renforcer sa résilience et reconstituer ses écosystèmes ;
3) comment en restaurer l’urbanité, en redonnant du sens à la vie collective ;
4) et comment réduire les inégalités sociales ?
La mise en œuvre d’enjeux apparemment aussi disparates parait extrêmement complexe du fait des nombreuses interactions entre les différents domaines concernés, de la diversité des acteurs en présence, et de la pluralité des échelles de gouvernance concernées. Et pourtant !

Petit retour en arrière

L’urbanisme est né avec la révolution industrielle pour assurer aux gouvernants une bonne maîtrise de la société urbaine et de son avenir (Ascher, 2001). Il a transformé la notion de territoire, l’a recomposé, fractionné géographiquement et délimité politiquement, selon des logiques qui se voulaient efficaces. Et elles l’ont indéniablement été. Mais la ville est progressivement devenue un conglomérat discontinu de concentrations urbaines et d’infrastructures de tous ordres qui s’est étendu sur une grande partie de la planète. La métaphore de la roue de vélo avec son moyeu et ses rayons divergents – en anglais : hub and spokes - illustre à sa façon l’urbanisme rhizomique de la ville diffuse qui n’a plus d’autres limites que les découpages administratifs, souvent éphémères.

Une vulnérabilité extrême des systèmes urbains

Que se passe-t-il aujourd’hui ?

Organisées en « économie d’archipel » (Pierre Veltz, 1996), les métropoles concentrent pouvoirs, richesses économiques et culturelles, économie de la connaissance, réseaux, infrastructures, etc. (Laurent Davezies, 2015). Ailleurs, des territoires entiers sont fragilisés par des mutations économiques et sociales. De nombreuses villes, petites et moyennes, et le monde rural connaissent une chute démographique et un vieillissement de la population, une désertification médicale, une dévitalisation commerciale, et des pertes d’emplois (Terrin, 2016). Partout, l’espace public subit une perte d’urbanité et de coprésence, avec pour conséquence une détérioration des activités humaines. Les administrations, organisées en silos, sont structurellement incompétentes pour dialoguer correctement avec les parties prenantes de la vie de la cité, habitants, monde du travail, milieu associatif, … En 1968, Henri Lefèbvre pouvait déjà écrire : « L’urbanisme a tué l’urbanité » (Le Droit à la ville). Près de cinquante ans plus tard, Alberto Magnaghi enfonçait le clou : « Le divorce entre nature et culture, entre la culture et l’histoire caractérise l’évolution de la pensée mécaniste et réductionniste moderne. » (Biorégion, 2014).

Les caractéristiques de cette transformation s’intitulent : mondialisation, mobilité, désindustrialisation, services, attractivité et compétitivité, privatisation et financiarisation, révolution digitale, ubiquité des réseaux sociaux et puissance de calcul de l’intelligence artificielle. Certaines ont indéniablement permis d’extraordinaires avancées en terme de niveau de vie. Pourtant, le revers de la médaille peut se décliner en une multiplication des crises environnementales, une succession d’épidémies, une progression des inégalités sociales avec, pour indirecte conséquence collatérale, une prolifération des mouvements migratoires. Il en découle une vulnérabilité extrême des systèmes urbains que les virus, aussi bien bactériologiques que numériques, attaquent de façon récurrente en empruntant avec une extrême efficacité tous les leviers qui caractérisent cette société planétaire globalisée.  

La pandémie que nous vivons a mis l’accent sur les deux caractéristiques de la mondialisation. La propagation exponentielle du virus a été favorisée d’une part par la mobilité des humains, des animaux, des marchandises,  de la nourriture, etc. ; d’autre part par les concentrations métropolitaines, qu’il s’agisse des quartiers les plus denses, des hubs (gares, aéroports, centres culturels, commerciaux, cultuels…), ou des logements trop exigus et surpeuplés. Mobilité et concentration apparaissent soudain comme les talons d’Achille d’une mondialisation dont ils étaient les principaux leviers.

Ce qui caractérise aujourd’hui la ville, c’est cet ensemble de flux matériels et immatériels, composés de personnes, d’objets, d’énergie, de déchets, de trafics et d’informations, mais aussi d’air, d’eau et de polluants, qui interagissent à toutes les échelles de la ville. L’ensemble de ces flux font de la ville un organisme vivant. Ils constituent les composantes de sa morphologie et de son métabolisme (Roggema, 2019). S’il est une leçon que devraient retenir les responsables de la gouvernance urbaine, c’est qu’il va leur falloir désormais gérer ces flux de façon simultanée et transversale pour envisager des approches holistiques de leurs territoires, adopter des approches intégrées, à des échelles diverses, transformer une vision stratégique partagée en une réalité créative bien accueillie.

Des stratégies pour produire des territoires plus résilients

Gouverner une ville en tenant compte de son métabolisme et la gérer par ses flux impose une agilité méthodologique et une audace gestionnaire hors-normes, mais surtout une volonté politique sans faille. Et tout d’abord, gouverner la ville métabolique exige, avant toute initiative, de faire des diagnostics écosystémiques et partagés, à l’instar de ceux que mènent l’Agence d’Écologie Urbaine de Barcelone (AEUB) et son directeur Salvador Rueda qui prennent en compte les dimensions physiques, sociales, économiques, culturelles et naturelles du territoire pour en comprendre le milieu et ses flux. Ces diagnostics doivent être écosystémiques, car il leur faut prendre en compte l’ensemble des flux entrants et sortants, ainsi que leurs interactions ; partagés, car tous les acteurs de la ville doivent être impliqués dans leur élaboration. Ils constituent le préalable indispensable à une offre financière et des logiques d’investissement fondées sur des besoins réels ; à une conception transdisciplinaire orientée sur les usages ; à une gouvernance mobilisant les forces vives et faisant émerger une dynamique de coproduction ; et à une réelle évaluation des solutions adoptées et de leur mise en œuvre.

Penser la ville métabolique impose aussi un véritable pacte démocratique, pour mobiliser l’ensemble des parties prenantes et garantir le partage de principes fondamentaux. C’est ce qu’illustre de façon convaincante l’International Architecture Biennale Rotterdam qui propose une gestion de la ville par les flux adossée à un accord responsable et de nature politique mobilisant toutes les forces vives politiques, citoyennes, entrepreneuriales et universitaires, dans un processus de co-apprentissage, faisant émerger une dynamique de coproduction (Urban Métabolism Rotterdam, 2014).

Bien d’autres villes s’attachent aujourd’hui à développer des stratégies métaboliques et écosystémiques, que ce soit en Europe (Amsterdam, Girona, Göteborg, Nantes, Porto, …), en Amérique (Curitiba, Medellin, Vancouver, …) et en Asie (Singapour, Taiwan, Xiamen, …). L’observation de ces expériences montrent néanmoins que leur succès est toujours dû à un alignement de planètes, trop souvent exceptionnel, qui met en synergie des chaines d’acteurs économiques éclairés et des habitants coresponsables et solidaires, menés par des dynamiques politiques visionnaires.

Vers une approche métabolique des espaces urbains

Peut-on tirer quelques conclusions sur les caractéristiques de la ville métabolique et sur la gestion de la ville des flux, à partir de ces observations partielles et incomplètes, malgré leurs diversités géographiques, politiques, économiques et culturelles ? Tentons l’exercice, ne serait-ce que pour engager un débat. La ville métabolique se dote d’outils pour quantifier l’importance des flux entrants et sortants, et en réduire l’importance. C’est le cas par exemple pour une gestion de l’eau sous toutes ses formes sur l’ensemble d’un territoire. Mais quantifier n’est pas suffisant. La ville métabolique met en place des modes de gouvernance qui prennent en considération les interactions entre les différents flux. Rotterdam par exemple travaille de façon simultanée les flux d’eau, d’énergie et de nourriture. La ville met en place aussi des procédures d’évaluation pour vérifier les effets de sa stratégie.

La conception métabolique de l’espace public par les flux modifie en profondeur son aménagement. La ville métabolique devient adaptable, composée d’espaces polygames, pour reprendre l’expression d’Ulrich Beck. Elle est universellement prioritaire au piéton, car le piéton est la cellule souche de l’espace public, comme l’avait décrit Georges Amar alors responsable de la prospective à la RATP). Elle favorise les synergies - plutôt qu’elle ne les oppose - entre d’une part la gouvernance des grandes fonctions régaliennes : sécurité, santé, enseignement, propreté, et les infrastructures urbaines : mobilité, information, … , et de l’autre les initiatives citoyennes de type bottom up qui se responsabilisent à des échelles de production et d’autogestion de proximité (J. Rifkin, 2014), et stimulent ce que  Magnaghi  intitule une globalisation par le bas.

 

L’auteur

JJ. Terrin est architecte, docteur en architecture, professeur émérite, chercheur associé dans plusieurs laboratoires en France, au Canada et en Albanie. Il a récemment entrepris plusieurs études avec le soutien du PUCA et de l’Institut CDC pour la Recherche, notamment sur les villes moyennes. Ses activités dans le cadre de projets européens lui assurent une bonne connaissance des enjeux urbains.