Elément fondamental des politiques européennes de cohésion, la coopération transfrontalière a toujours constitué un objectif très fort de la construction européenne, qui illustre concrètement ce que l’Europe peut créer au quotidien en termes de liens (voire de solidarité) socio-économiques.

Des territoires transfrontaliers aux multiples facettes

Tantôt métropolitains, tantôt ruraux, tantôt de montagne, tantôt littoraux, les territoires transfrontaliers revêtent même des profils distincts selon le versant de la frontière sur lequel on se situe. En effet, les enjeux et les caractéristiques de ces territoires se déclinent selon trois échelles :

  • Au niveau local : ils se caractérisent par la traversée quotidienne de la frontière des habitants ; par un partage d’équipements (ex : hôpital transfrontalier de Cerdagne en Occitanie/Espagne), de services, de patrimoine et d’échanges commerciaux ; par un marché de l’emploi et un développement économique communs. L’enjeu est donc que ces territoires soient gérés selon leurs spécificités, notamment par des projets et un développement territorial transfrontalier.
  • Au niveau national : les territoires transfrontaliers sont périphériques et parfois peu adaptés aux politiques nationales ; la coopération peut être entravée par la coexistence de différents systèmes politiques et juridiques entre Etats. Ils sont pourtant une ressource pour les habitants et les entreprises. L’enjeu est de soutenir et de favoriser la coopération des acteurs locaux. Il est nécessaire de coordonner les enjeux communs au-delà les frontières législatives et politiques.
  • Au niveau européen : ces espaces sont des laboratoires de la construction européenne (libre circulation, cohésion territoriale, interdépendances en matière économique) mais sont peu valorisés par les politiques européennes, au-delà des programmes européens dédiés (peu connus des citoyens et parfois même des collectivités peu dotées en ressources pour les capter).

Ainsi, aménager le(s) territoire(s) à l’échelle transfrontalière s’avère très ambitieux, du fait de la divergence des réglementations légales, des pratiques d’aménagement, des cultures d’urbanisme et des langues entre les territoires.  Si les espaces frontaliers présentent, à de nombreuses frontières, des continuités physiques (agglomérations transfrontalières, espaces naturels limitrophes…), ils sont régis par des logiques d'aménagement hétérogènes : dans les plans et schémas d'aménagement et de développement (en France : SRADDET, SCoT…), la frontière a longtemps constitué une ligne butoir pour les collectivités qui les élaboraient. De plus, aucune harmonisation des approches nationales d’aménagement n’existe au niveau européen et les différentes cultures de l’aménagement continuent à façonner la conception de la planification territoriale. Avec la mobilité transfrontalière croissante, une coordination des pratiques de l’aménagement s’avère ainsi de plus en plus nécessaire, afin de pouvoir renforcer les services et développer les infrastructures sans que la frontière représente un obstacle.

Situation française en matière transfrontalière

La France compte près de 3000 kilomètres de frontières (dont plus de 750 pour la seule région Grand Est). Les frontières françaises se caractérisent par un foisonnement de coopérations institutionnelles, résultant d’une coopération multiniveaux (macro, meso ou micro) qui se décline différemment sur chaque territoire, que ce soit à l’échelle inter-régionale (macro-régions au sens de l’Union européenne) ou suprarégionale (« Grande Région » entre la Lorraine, la Sarre, le Luxembourg et la Wallonie, « Rhin supérieur » entre l’Alsace, le Bade-Wurtemberg et la Suisse du nord-ouest, « Eurorégions », etc.), locale (Eurodistricts, structures transfrontalières locales, etc.) ou à l’échelle interétatique avec l’implication indispensable de l’État (Commissions intergouvernementales).

Carte n°1 -  Les territoires transfrontaliers aux frontières françaises

Source : Mission Opérationnelle Transfrontalière (MOT)

En Europe aujourd’hui, la frontière représente non pas simplement la matérialisation d’un abornement mais aussi une structure de contraintes et d’opportunités, autour de différentiels de normes, de pratiques et de représentations, qui l’entretiennent en retour. La coopération urbaine transfrontalière organisée correspond en réalité à un phénomène assez récent. Il faut attendre les Accords de Karlsruhe du 23 janvier 1996 pour voir une base juridique proprement transfrontalière être reconnue, à travers la possibilité donnée par les États signataires à des collectivités locales de fonder, dans un certain périmètre, des structures ad hoc dénommées Groupements locaux de coopération transfrontalière (GLCT), ici concernant les frontières françaises du Nord-Est. Une décennie plus tard, le règlement CE n° 1082/2006 crée le Groupement européen de coopération transfrontalière (GECT) comme un outil communautaire dédié à des projets de coopération territoriale européenne, sur l’ensemble de l’Union et pas seulement dans les espaces transfrontaliers.

Flux transfrontaliers et solidarités interterritoriales

Dans un contexte de concurrence économique des territoires (mondialisation) et de métropolisation, des écarts saisissants peuvent exister de chaque côté des frontières entre une intégration fonctionnelle avancée, dont témoignent les circulations de travailleurs frontaliers, et la faiblesse de l’intégration politique concernant les institutions interrégionales, sans réel poids décisionnel. La gouvernance des espaces urbains transfrontaliers apparaît ainsi marquée par des asymétries entre parties prenantes et ces transactions territoriales permanentes se sont retrouvées confrontées à la pandémie, au niveau des décideurs et des représentations des populations locales.

En particulier, l’effet d’agglomération des frontières (malgré leur fermeture éphémère durant la crise sanitaire de 2020), peut être d’autant plus fort que la frontière présente un effet puissant de filtrage qui est plus lié aux difficultés de communication entre les acteurs qu’à l’importance du contrôle par les États. À une échelle plus large encore, cette crise a rappelé en quel sens les régions transfrontalières ont vocation à devenir de véritables territoires de solidarités humaines (au-delà même des travailleurs et des interdépendances socio-économiques), à l’image de la « Grande Région » (Sarre-Luxembourg-Lorraine-Wallonie), héritière de la longue coopération issue de la dynamique Saar-Lor-Lux, devenue un partenariat privilégié entre les pouvoirs publics de part et d’autre de la frontière, dans une logique d’intégration institutionnelle concrète – cela ne fut pas un hasard si cet espace a permis, même a minima, une forme de coopération hospitalière et sanitaire.

De ce point de vue, la frontière n’est ni plus ni moins que le reflet des transformations générales de la gouvernance, à la fois sur le plan transfrontalier et, plus largement, dans une perspective multi-niveaux, incluant les pouvoirs locaux, nationaux et européens. À bien des égards, il est d’ailleurs patent de constater que, malgré le fait que ces espaces sont des laboratoires de la construction européenne (libre circulation, cohésion territoriale, interdépendances économiques, etc.) « sur le terrain » – c’est-à-dire dans une logique « interterritoriale » –, ils restent peu valorisés par les politiques européennes (au-delà des crédits et dispositifs dédiés), ainsi que dans les prises de parole officielles au niveau national (au-delà de la diplomatie bilatérale et de la symbolique coopération décentralisée, héritière des jumelages).

Cependant, la communication de la Commission européenne en date du 20 septembre 2017 relative à la thématique « Stimuler la croissance et la cohésion des régions frontalières de l'Union européenne » avait marqué un changement profond dans la manière d’appréhender la coopération transfrontalière. La Commission européenne reconnaît que « les régions frontalières sont les lieux où l’intégration européenne devrait être ressentie de la façon la plus positive – étudier, se former, travailler, soigner et faire des affaires par-delà les frontières sont des activités qui devraient être possibles au quotidien, indépendamment de l’existence d’une frontière administrative nationale ». Entre temps, les projets de règlements européens ont été rédigés et en partie approuvé par le Conseil européen et sur la frontière franco-allemande, le Traité d’Aix-la-Chapelle a été signé le 22 janvier 2019 par le président Macron et la Chancelière Merkel qui prévoit des dispositifs qui prévoient la réduction des obstacles aux frontières.

La cohésion transfrontalière en acte : l’exemple de l’agglomération de Longwy (Meurthe-et-Moselle)

Doublement frontalière avec la Belgique et le Grand-Duché de Luxembourg, l’Agglomération du Grand Longwy constitue un laboratoire du développement territorial transfrontalier. Avec ses 64.000 habitants et 21 communes, cet établissement public de coopération intercommunale se situe aux marges sud-ouest du Grand-Duché de Luxembourg et sud-est de la province belge du Luxembourg (Belgique) (cf. Carte n°2).   

Carte n°2 – Evolution annuelle de la population dans l’espace frontalier France-Belgique-Grand-Duché de Luxembourg

 

Source : AGAPE (2022)

Le territoire du Grand Longwy a été longtemps marqué par les questions de désindustrialisation : la célèbre allocution de François Mitterrand le 13 octobre 1981 à Longwy marquant en quelque sorte le début de la fin de la sidérurgie dans ce bassin. Il convient de rappeler que c’est néanmoins l’ensemble du pays des trois frontières (Athus en Belgique, Longwy en France, Pétange au Grand-Duché de Luxembourg), qui a connu cette histoire commune du « déclin industriel »[1].

L'implantation d'un Pôle Européen de Développement (PED) au milieu des années 1980 (cf. carte n°2), a constitué le principal instrument de reconversion de ces territoires mais également le premier pas de la coopération transfrontalière dans cet espace aujourd’hui fort de plus 120.000 habitants. Cette coopération autour de l’agglomération du pôle européen a été lancée afin de répondre aux évolutions territoriales engendrées par la crise industrielle qui a frappé les bassins miniers lorrain, belge et luxembourgeois.

Les trois Etats concernés ont ainsi signé un accord en 1985 destiné à implanter des emplois sur d’anciens sites industriels et permettant le développement d’un programme trinational pour la reconversion d’un bassin sidérurgique transfrontalier. Après 30 ans de fonctionnement, le PED a produit des effets différenciés sur la structuration de ces territoires transfrontaliers : une diversification inégale de part et d'autre des frontières du tissu productif local, une accélération des mobilités transfrontalières notamment sous l’impulsion de la croissance du travail frontalier.

C’est en réalité ce dernier phénomène, et son accentuation au milieu des années 2000 et ses prospectives jusqu’en 2050 (cf. figure n°1) à l’échelle de la Grande Région (Marochini, 2022) [2], qui explique aujourd’hui les grandes dynamiques de ce territoire frontalier sur l’ensemble de ses franges Nord (Athus et Aubange en Belgique) et Est (Pétange, Differdange, Sanem, Bascharage au Luxembourg), dans un espace urbain dense et de très imbriqué constituant une quasi-agglomération transfrontalière.

Figure n°1 – Evolutions constatées et prévues du nombre de travailleurs frontaliers vers le Grand- Duché de Luxembourg

Source : AGAPE (2020)

Les travailleurs frontaliers se rendant au Luxembourg représentent désormais près de 60% des actifs du Grand Longwy, ce qui est tout à fait considérable. Cela constitue à la fois un atout et un facteur de résilience pour ce territoire sur le plan de l’économie résidentielle notamment du fait d’une démographie redevenue dynamique mais en même temps cela génère des aménités négatives, notamment en matière de mobilité ou de moyens à consacrer aux besoins des populations dont les revenus ont évolué favorablement.

En réalité, l’aire fonctionnelle luxembourgeoise s’élargit bien au-delà de ses frontières et influe d’autant plus sur la cohésion de ses territoires périphériques que les flux de frontaliers sont importants et que les moyens financiers locaux correctifs sont quasi inexistants.

A cet effet, il convient d’ailleurs de relever que, contrairement aux territoires français contigus du canton de Genève, il n’existe pas de convention de rétrocession fiscale avec ce pays. Il s’agit d’un sujet « épineux » et à forte dimension diplomatique comme cela est indiqué dans un rapport de 2017 du Commissariat général à l’Egalité des territoires (CGET) où il est indiqué qu’« après les graves séquelles laissées par la crise sidérurgique et minière, les espaces du nord lorrain se sont moins adaptés aux grands défis internationaux que leurs voisins immédiats à l’attractivité forte », ajoutant même que le différentiel de développement de part et d’autre de la frontière franco-luxembourgeoise est de nature à accentuer la « non-cohésion des territoires » et rendant la couture difficile à établir entre ceux-ci.

En effet, s’il est vrai que les aménités positives et effets d’entraînements (ruissellement) de la dynamique luxembourgeoise sont nombreux et explicatifs d’une forme de « résilience » des espaces nord-lorrains au regard de ceux du sud (Marochini, 2018)[3] et tout particulièrement du Grand Longwy, en même temps, il convient de s’interroger sur les facteurs d’accentuation des différentiels de développement qui concourent à un affaiblissement de la cohésion des territoires.

Ceux-ci sont indéniablement significatifs, notamment en matière de captation des initiatives de création d’entreprises et de travailleurs qualifiés (phénomène très marqué dans le Grand Longwy), de besoins rehaussés de services publics (mobilité, garde des enfants, services spécifiques…) mais également de retombées environnementales négatives indéniables (production considérable de GES, économie circulaire perturbée par les coûts de traitement importants au Luxembourg, …).

Ces constats expliquent la démarche d’élus lorrains, dont les territoires sont directement impactés par l’aire d’influence luxembourgeoise de créer, le 9 janvier 2019, un Pôle Métropolitain Frontalier regroupant plus de 337.000 habitants et représentant près de 70 % des 103.630 lorrains travaillant de l’autre côté de la frontière. L’Agglomération du Grand Longwy a constitué l’EPCI nécessaire à la mise en place juridique de cet outil de coopération.

Le territoire du Grand Longwy coopère actuellement avec les communes belges et luxembourgeoises sur plusieurs plans. C’est néanmoins dans le domaine des mobilités qu’elles sont le plus abouties avec notamment :

  • La création d’un réseau transfrontalier de mobilité douce de sentiers cyclopédestres qui devrait permettre à terme de relier Longwy à Belval (Esch-sur-Alzette) ;
  • Ou encore la très prochaine construction d’un park and ride (P+R) à côté de la gare de Longwy laquelle est utilisée par plus de 1.000 travailleurs frontaliers tous les jours. Ce P+R, sous maîtrise d’ouvrage du Grand Longwy (2,8 millions d’euros), fera l’objet d’un financement à hauteur de 50% par le biais d’un fonds doté de 120 millions d’euros, signé en avril 2018, dans le cadre d’un accord franco-luxembourgeois, couvrant la période 2018-2028.

Le fonds en question porte néanmoins essentiellement sur des infrastructures de mobilité et ignore toutes les autres dimensions de la problématique, en particulier le coût pour les collectivités territoriales françaises des besoins exprimés par les frontaliers. Pour celles-ci, faute de moyens complémentaires, il est à craindre un creusement des écarts de développement avec en corollaire une impossible cohésion des territoires au-delà des frontières, un creusement des écarts de développement, d’autant plus dans un contexte de tarissement des dotations de l’Etat. Pour le territoire du Grand Longwy, cette double frontière est donc tout à la fois une opportunité de résilience pour un territoire post-industriel mais également une source de difficultés supplémentaires en terme de développement et de cohésion territoriale.

 

 

[1] Rachid Belkacem, Isabelle Pigeron-Piroth, « Le rôle du Pôle Européen de Développement entre le Luxembourg, la Belgique et la France dans l’émergence d’un territoire transfrontalier », in Frontières en mutation. Vivre et utiliser les transformations territoriales- XIVème-XXIème siècles, 2019, Besançon, MSHE.

[2] Eric Marochini, « La cohésion des territoires dans les espaces frontaliers : l’exemple de la Grande Région », in Patricia Demaye-Simoni (dir.), La cohésion des territoires : de nouveaux mots pour panser les maux, 2022, Berger-Levrault, Paris, 284 pages.

[3] Eric Marochini, 2018, « Val de Fensch : résilience, transformations et anticipations d’un territoire encore industriel », Revue Géographique de l'Est, vol. 58/3-4.