Les sciences participatives connaissent aujourd’hui un essor singulier que l’on mesure à l’aune de la croissance des publications scientifiques mentionnant l’engagement des citoyens, de la multiplication des initiatives coconstruites, ainsi que de l’intérêt grandissant des institutions pour le sujet. Quels sont les enjeux des sciences participatives ? quels sont ses apports ? pour quels usages ? quid de la fiabilité des données collectées ? quel(s) rôle(s) pour les citoyens ? peuvent-elles être un levier de transformation des politiques publiques ?
Eclairage avec Frédérique Chlous.

Frédérique Chlous est anthropologue et professeure au Muséum national d’Histoire naturelle (MNHN), où elle dirige le département scientifique « Homme et Environnement ». Ses recherches portent sur les relations entre Homme et milieux marins et concernent les savoirs locaux, les savoir-faire et les représentations de l’environnement. Les formes de gouvernance des espaces naturels incluant les parties prenantes et la question de leur évaluation font l’objet de plusieurs de ses travaux. Elle y expérimente et y analyse les démarches participatives, afin de discuter et de prendre en compte la diversité des relations que les populations/usagers tissent avec leur environnement et les processus de patrimonialisation. Elle est présidente du Conseil scientifique de L’Office français de la Biodiversité.

Pouvez-vous nous expliquer en quoi consistent les sciences participatives ?

D’abord, on parle d'un phénomène multiforme. Les sciences participatives forment en effet une galaxie comprenant diverses manières de faire en fonction des disciplines qui les portent, de leur objet, de leurs outils, et différents niveaux de gradation de participation. Néanmoins il y a une définition assez générale des sciences participatives qui est celle du rapport Houllier[1] de 2016. Les sciences et recherches participatives y sont définies comme « des formes de production de connaissances scientifiques auxquelles participent, avec des chercheurs, des acteurs de la société civile, à titre individuel ou collectif, de façon active et délibérée ».

Quels sont les principaux enjeux et caractéristiques des sciences participatives ?

On peut en considérer trois principaux : les sciences participatives consistent à engager des participants (le plus souvent en grand nombre) à collecter des données qualifiées, en suivant un protocole robuste. Ces données sont, dans certains cas, récoltées à grande échelle et sur des temporalités longues, dans d’autres contextes elles permettent d’avoir accès à des savoirs spécifiques. Elles contribuent ainsi à la production de nouvelles connaissances scientifiques ; elles permettent aussi la montée en compétence et l'empowerment (augmentation de ses capacités) des participants ; et enfin, elles sont un vecteur du partage auprès du public de la démarche de recherche et des connaissances scientifiques.

Les sciences participatives permettent de se réapproprier son environnement sans qu’il soit intermédié en le rendant intelligible pour soi-même. Cette perception affinée élargit le domaine de compétence des participants.

Concrètement, qu’est-ce qui permet de basculer d’une simple observation à une démarche scientifique ? et de faire produire, par un public profane, des données fiables ?

Le fait de délivrer des outils, de fournir des protocoles stricts, et d’accompagner, avec un cadre rigoureusement défini, l’observation sur le terrain et la remontée des informations est la condition sine qua non pour avoir des données robustes et standardisées qui pourront ensuite être analysées, et venir alimenter un corpus de connaissances. La validation des données par le groupe dont tous les collecteurs sont membres permet également de s’assurer de la qualité des données recueillies.

Le programme que j’ai mené en Polynésie française en est un exemple emblématique. Il portait sur la co-construction des enjeux de protection et de gestion relatifs au patrimoine culturel lié à la mer dans la perspective de l’inscription au patrimoine mondial et de la création d’une aire marine protégée de l'archipel des Marquises.  L’objectif était de comprendre quelle était la relation des marquisiens à la mer afin de construire des connaissances sur ces aspects patrimoniaux. Pour cela nous avons mis en place un projet de cartographie participative qui a permis aux populations de représenter sous une forme accessible, les connaissances qu’elles possédaient sur ce territoire. Le protocole établi comportait une question, une carte sur laquelle on pointait l'ensemble des patrimoines, une fiche à remplir avec le type et le nom du patrimoine, ainsi que sa traduction en marquisien.

Vous parlez de données produites collectivement. Qu’est-ce qui différencie alors les sciences participatives d’un sondage ou d’une encyclopédie telle que Wikipédia ?

D’abord l’encadrement de la démarche par un protocole et des scientifiques, je n’y reviens pas. 

Mais au-delà de ça, la différence avec un sondage est qu’il ne s’agit pas simplement de répondre collectivement à une question. Les sciences participatives cherchent non seulement la participation des citoyens dans la production de données, mais peuvent aussi les impliquer dans la co-construction sur tout ou partie du projet. Selon la gradation de leur participation, ce peut être la formulation d’une problématique de recherche, l’élaboration d’objectifs communs, l’interprétation des résultats ou encore l’élaboration de réponses avec les chercheurs et les scientifiques. Ce qui est tout à fait autre chose en termes d’engagement.

Quant à Wikipédia, bien qu’alimentée par un collectif, elle ne relève pas pour autant de la science participative car il ne s’agit pas de la production de connaissances nouvelles mais d’une encyclopédie qui fait le point sur l’état des connaissances et des savoirs.

Vous avez parlé de montée en compétences pour les participants. Pouvez préciser en quoi et comment ?

Il faut voir la recherche participative comme un processus de démocratisation des connaissances tant dans la façon dont elles sont produites que dans l'usage qui peut en être fait. Ces programmes sont une opportunité pour les participants d’acquérir des compétences et des savoirs, et ce d’autant plus facilement que ce que l’on contribue à produire est toujours plus intelligible pour soi-même.

Dans l’exemple des Marquises, ce projet a permis aux participants de transmettre leurs savoirs, d’enrichir collectivement leur connaissance du territoire et des enjeux environnementaux et patrimoniaux le concernant, d’acquérir des compétences avec la constitution d’une cartographie, et de s’approprier la démarche scientifique en l’expérimentant.

Qu’est-ce qui différencie les méthodes des sciences participatives des autres méthodes d’approche scientifique ?

Dans les sciences participatives, il y a une collaboration entre des scientifiques et des participants. Ceci oblige à pouvoir travailler ensemble, se comprendre, échanger. Elles sont fondées sur des relations de coopération et d’enrichissement mutuel entre la société civile et les scientifiques.

En quoi, les sciences participatives représentent-elles un levier de transformation dans le domaine de la transition écologique, en particulier en matière de politiques publiques ?

Si l’acquisition de connaissances scientifiques nouvelles est le premier profit des sciences participatives, on observe également des bénéfices sur l’évolution des visions du monde.  Construire des données, apprendre collectivement, créer et observer des simulations, change la représentation d’un problème posé, et par conséquence des pratiques.

Il est tout à fait frappant d’observer les effets du programme Vigie-Nature qui consiste à proposer aux citoyens bénévoles de compter les papillons et les oiseaux qu’ils observent dans leur jardin. L’objectif premier est d’améliorer les connaissances scientifiques et de mesurer les effets des activités humaines (agriculture, urbanisation, réchauffement climatique, etc.) sur ces espèces. Dans une majorité de cas, à la faveur de leur participation, les observateurs portent une attention beaucoup plus soutenue à leur environnement, voire cessent d’utiliser des pesticides.

Sur la question de leur impact sur le processus de décision, disons que les sciences participatives permettent d’éclairer les politiques publiques. C’est ce que l’on essaye de faire avec le projet SPOT (Sciences Participatives Obscurité et Territoire) piloté par l’équipe Mosaic au Muséum, sur les enjeux autour de l’éclairage public. C’est une démarche d'observation et de recueil de données, et en même temps une plateforme qui permet aux habitants, en partageant leurs perceptions et leurs ressentis, de participer à la construction d'une politique publique d'éclairage urbain sur leur commune.

Pour finir, diriez-vous des sciences participatives qu’elles nous reconnectent au réel ?

Qui dit « sciences participatives » dit processus de recherche. Les sciences participatives éduquent à se poser des questions, forment le discernement et proposent en effet une lecture du réel et de ce qui nous entoure par l’expérimentation et l’observation ou par le partage de savoirs d'usages ou locaux (plusieurs termes existent). Observer c'est prendre du temps dans ce lien que l'on construit avec notre environnement. On essaye de comprendre et de documenter un phénomène, on élabore un protocole, on teste des hypothèses, on comprend ce qu'est la recherche en train de se faire. Ainsi, chacun  peut construire une réflexion autonome et critique.

 

Focus sur le programme « Histoires de nature »

« Histoires de nature » est un programme de sciences participatives franco-allemand qui vise à constituer une collection numérique participative sur les changements environnementaux. L’idée du projet est de “réveiller” nos histoires personnelles sur la nature pour une meilleure prise de conscience des défis socio-environnementaux actuels. Porté conjointement par le Muséum national d’Histoire naturelle de Paris et le Museum für Naturkunde Berlin, les équipe du projet ont développé une plateforme permettant au public de témoigner pour construire une mémoire collective de l’environnement. Trilingue (en français, anglais et allemand), cette plateforme offre des possibilités de dialogue interculturel. Chacun et chacune peut y déposer de façon numérique des objets ou des documents d’un passé proche ou lointain (objet du quotidien, carte postale, photo de vacances, extrait de roman, de revue, archive publique etc.), écrire un récit personnel expliquant en quoi, pour soi, l’objet ou le document témoigne des changements environnementaux, partager ses émotions et interagir avec les autres contributions déposées dans la collection. Découvrez le projet au travers de sa bande-annonce produite par l’Institut National de l’Audiovisuel et en naviguant directement dans la collection participative www.changing-natures.org/fr/

[1] Rapport de François Houllier, PDG de l’Inra et président de l’Alliance nationale de recherche pour l’environnement, remis le 4 février 2016 à Najat Vallaud-Belkacem, ministre de l’Éducation nationale, de l'enseignement supérieur et de la recherche, et à Thierry Mandon, secrétaire d’État chargé de l'enseignement supérieur et de la recherche.