cicéron
c'est poincarré
Depuis les années 1970, la mondialisation économique a transformé la finance en arme géopolitique majeure. Les États utilisent désormais sanctions financières, contrôle des systèmes de paiement et domination monétaire pour exercer leur influence internationale. La géofinance redessine l'ordre mondial : tandis que les États-Unis exploitent la suprématie du dollar et leur contrôle des infrastructures financières globales, les pays émergents développent des systèmes alternatifs pour contourner cette hégémonie. Le premier article analyse cette arsenalisation de la finance et ses mécanismes. Le second examine l'avenir de la domination du dollar face à la montée des monnaies rivales et des nouveaux circuits de paiement, questionnant la pérennité de l'ordre financier international actuel dans un monde de plus en plus multipolaire.
Le dollar est encore très largement la monnaie internationale dominante, dans le commerce, la finance et les réserves des banques centrales. Mais le durcissement des relations internationales et la montée en puissance des pays émergents, notamment la Chine et l’Inde, viennent questionner cette domination.
Le poids du dollar permet aux États-Unis d’imposer leurs règles aux établissements financiers qui l’utilisent. D’abord en les contraignant, dès 2001, à lever le secret bancaire pour lutter contre la fraude et le blanchiment, avec le Qualified Intermediary Program de l’administration fiscale américaine (entré en vigueur début 2001), puis les volets financiers du Patriot Act (adopté le 26 octobre 2001). Le dispositif a été renforcé avec notamment la réglementation FATCA (Foreign Account Tax Compliance Act), entrée en vigueur par étapes à partir de 2014.
La domination du dollar et des infrastructures de paiement américaines, ou sous contrôle américain, ont également permis aux États-Unis de mettre en place des sanctions pour appliquer et faire appliquer leur politique étrangère, en imposant notamment aux banques le respect de ces sanctions.
La réaction des pays subissant ces sanctions a été de chercher à les contourner, aussi bien pour les échanges commerciaux que financiers. Cela a un peu réduit la part du dollar dans les échanges commerciaux et financiers, mais sans vraiment mettre en question sa domination actuelle. Néanmoins, certains pays ont engagé des actions structurelles, dont la création d’infrastructures de paiement, pour y parvenir progressivement.
Le retour de Donald Trump à la présidence et sa remise en cause d’alliances historiques accentuent cette dynamique, d’autant plus que l’attractivité américaine est aussi menacée par des politiques :
Or, cette attractivité fait que le déficit de la balance commerciale américaine est compensé par un excédent du même ordre de grandeur de la balance des opérations financières (les États-Unis attirant beaucoup d’investissements) et, dans une moindre mesure, de la balance des revenus.
Par conséquent, dans un scénario “Trumpien” prolongé, la domination du dollar serait peu à peu érodée. Mais il n’y a pas pour le moment de candidat clair ou unique au remplacement du dollar.
En effet, le dollar est encore très largement la monnaie dominante, malgré des évolutions assez significatives :
Des usages internationaux majeurs du dollar et différents éléments contribuent à cela :
L’euro, lui, est encore principalement la monnaie de l’UE et de pays voisins de l’UE, ainsi que la monnaie de référence de certains pays africains (via notamment le franc CFA et leurs échanges avec l’UE).
Selon Eurostat, sur 2024, l’euro a été la devise la plus utilisée pour la facturation des exportations de biens de l’UE vers les pays hors UE, avec une part de 52 %, devant le dollar (31 %). À l’inverse, pour la facturation des importations de biens dans l’UE depuis les pays hors UE, le dollar a été, avec 51 %, devant l’euro (40 %).
Pour la facturation des importations de produits pétroliers, la part du dollar a été de 87%.
Les États-Unis restent également leader dans les systèmes et services de paiement, mais il y a des évolutions notables, correspondant à des processus longs.
Pour les virements bancaires transfrontaliers, le système de messagerie interbancaire de référence reste SWIFT (Society for Worldwide Interbank Financial Telecommunication), contrôlé conjointement par l’UE et les États-Unis. Mais ces derniers disposent toutefois d’un pouvoir de contrainte supplémentaire, via des législations extraterritoriales, dont le Patriot Act et l’International Emergency Economic Powers Act (IEEPA).
Les messages interbancaires Swift permettent de gérer facilement les virements interbancaires dans la quasi-totalité des devises, mais les systèmes de règlement effectif sont nationaux ou régionaux (comme Fedwire aux États-Unis et T2 dans la zone euro).
D’autre part, dans un certain nombre de pays, Swift reste un acteur important des paiements domestiques, souvent en étant combiné avec des infrastructures de paiement nationales, comme au Canada, en Australie et dans une moindre mesure au Japon.
En Europe, le cadre juridique SEPA (Single Euro Payments Area, ou Espace unique de paiement en euros), mis en place en 2008, a établi des règles et standards communs pour les virements interbancaires en euros (exclusivement), entre banques de l’UE et de certains pays européens partenaires, dont le Royaume-Uni (maintenu malgré le Brexit), la Suisse, la Norvège et la Serbie (qui a rejoint la zone SEPA le 22 mai dernier).
Dans ce cadre SEPA, opèrent principalement des systèmes techniques européens comme T2, TIPS (TARGET Instant Payment Settlement) et EURO1. Ces systèmes réduisent la dépendance à Swift pour les virements interbancaires en euros intra-UE et ces pays partenaires, notamment pour les paiements transfrontaliers (en euros).
De façon assez comparable, les BRICS ont créé des systèmes de paiement importants, notamment la Chine. Les premières fonctionnalités de son système CIPS (Cross-Border Interbank Payment System) sont lancées en 2015. Mais, actuellement, environ 80% des paiements transfrontaliers via CIPS utilisent encore Swift pour les messages interbancaires liés. Néanmoins, cette proportion diminue progressivement.
La Russie a lancé en 2014, à la suite des menaces américaines d’exclusion de Swift, la réalisation de SPFS (System for Transfer of Financial Messages, en anglais), qui a commencé à être utilisé en 2017.
Pour les paiements par carte bancaire, Visa (et son infrastructure VisaNet) et Mastercard (et son infrastructure BankNet) sont les leaders internationaux, mais des acteurs importants sont apparus dans les pays émergents, notamment UnionPay en Chine (premières cartes émises en 2004) ; RuPay en Inde, lancé en 2012 ; ou, en Russie, les cartes Mir et l’infrastructure NSPK (National Payment Card System, en anglais), déployées activement dès 2015.
Le maintien de son massif leadership monétaire et financier par les États-Unis est à la fois remarquable et susceptible d’évoluer du fait notamment du très fort développement des pays émergents et de leurs actions pour réduire leur dépendance au dollar.
La Chine est devenue la première puissance industrielle en 2010, mais elle exerce un contrôle des changes, très progressivement assoupli par étapes. Pour le moment, l’internationalisation de sa monnaie se fait donc graduellement.
Néanmoins, dans le cadre du commerce extérieur chinois et de la Belt and Road Initiative, il y a des avancées importantes dans l’utilisation du yuan à l’international.
Ainsi, on a eu une très forte progression de l’utilisation du yuan dans les paiements transfrontaliers vers et en provenance de Chine – généralement plus de 45% depuis le printemps 2023, versus moins de 1% début 2011.
Dans un contexte très incertain, avec entre autres l’émergence de différents pôles de puissance, des conflits militaires, ainsi que des polarisations politiques et sociales fortes, notamment dans beaucoup de pays occidentaux aux marges de manœuvre budgétaires souvent réduites, il y a des risques de fragmentation et d’« hétérogénéisation » sur les plans monétaires et d’infrastructures de paiement. Cela avec, entre autres, des questions de pérennité d’interopérabilité et de capacité à gérer celle-ci dans des phases de mutations rapides, ainsi que de complexité et de coût de prise en compte et d’analyse de l’information, avec des référents multiples et hétérogènes.
Face à ces incertitudes majeures, les diversifications financières, économiques et opérationnelles, notamment, ainsi que la préparation à différents types de scénarios semblent les maîtres-mots.