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Ce texte se rattache à une série de 5 articles consacrée aux transformations socio-économiques des territoires français depuis les années 2000.

Il a été proposé précédemment un panorama des disparités socio-territoriales constatées en matière de créations d’emplois, de croissance économique, d’attractivité résidentielle, de revenus; puis un billet dédié aux mutations des moteurs des économies locales sous l’effet de l’érosion de la base manufacturière domestique et de la réorganisation des chaînes de valeur hexagonales. L’extrême concentration de l’emploi salarié privé dans un nombre réduit de grands groupes est au cœur de ce 3ème billet consacré aux phénomènes d’oligopolisation contemporains qui interrogent la réalité de la concurrence mais également le degré d’autonomie décisionnelle persistant au sein des tissus économiques locaux et régionaux. En creux, s’affirme dans le même temps un néo-entrepreneuriat dynamique, ancré dans des réseaux collaboratifs très denses, qui est évoqué dans un 4ème billet et interrogé dans sa capacité à renouveler le tissu économique national. La série s’achèvera sur les impacts socio-économiques potentiels des transitions écologique et énergétique et les opportunités dont ces dernières sont porteuses pour amplifier la revitalisation industrielle des territoires.

Sont aujourd’hui recensées en France environ 4,5 millions d’entreprises, parmi lesquelles 4,3 millions de micro-entreprises qui donnent au tissu économique national une image très fragmentée à première vue. Au-delà de cette première impression, le système productif s’avère en fait extrêmement concentré, marqué par des configurations oligopolistiques peu ou prou généralisées à tous les secteurs. Environ 54% des emplois salariés privés reposent sur seulement 6900 entreprises, soit 0,15% du parc. Longtemps masquée par la subdivision des firmes en de nombreuses entités autonomes, cette concentration est désormais mieux évaluée par les instituts statistiques qui ont été conduits, dans un cadre européen animé par Eurostat, à ne plus définir l’entreprise à partir de la notion juridique de société (« unité légale ») mais à partir d’une définition économique qui agrège les diverses composantes d’un même groupe. Les liaisons financières entre sociétés sont ainsi prises en compte pour mieux détourer le périmètre réel des entreprises, marquées par la même unité de commandement. Cette consolidation s’est avérée aussi opportune que nécessaire tant s’est approfondie depuis le milieu des années 1990 la structuration des groupes en « business units » ou en entités filialisées.

 

Tableau 1. La structure de l’appareil productif français en 2021

Tableau 1. La structure de l’appareil productif français en 2021

​​​​​​​Source Insee (Les entreprises en France, édition 2023)

A elles seules, les 300 grandes entreprises (de plus de 5000 salariés) commandent plus de 28 000 sociétés distinctes. Les 6600 entreprises de taille intermédiaire (ETI) regroupent quant à elles 69 500 sociétés. Ces 6900 groupes (le « 0,15% ») constituent le système nerveux central du tissu productif. Ils réalisent 63% des chiffres d’affaires du secteur marchand, 86% de l’export. Ils fournissent 63% de l’investissement privé et 58% de la valeur ajoutée[1].

Le tissu économique national est ainsi ultra-commandé par ces grands acteurs qui peuvent être des champions nationaux historiques (L’Oréal, Total, Vinci, Bouygues, Veolia, PSA-Stellantis, Air Liquide, BNP-Paribas, Sodexo, Accord, Decaux, Capgemini, Safran, Thalès, Schlumberger…), redéployés désormais à une échelle mondiale, ou les filiales françaises de groupes étrangers. 

Fièvres acquisitives

Les deux décennies passées ont été marquées par d’importantes stratégies de croissance externe des groupes par rachats de PME ou de startup, à travers la multiplication des opérations à levier (LBO) ou des fusions-acquisitions (M&A) financées par endettement. Ces stratégies de consolidation sur le marché national, comme à l’international, éclairent les degrés élevés de concentration atteints par les différents segments de marché de l’économie.

Au-delà des secteurs industriels les plus capitalistiques, dans lesquels la concentration est une histoire ancienne, les processus d’oligopolisation se sont propagés aux secteurs de la construction (travaux publics), des services aux collectivités (gestion de l’eau, de l’assainissement, des déchets…), des transports et de la logistique, de l’agro-alimentaire et la grande distribution, des activités financières (banques, compagnies d’assurances, courtage…), du luxe, de la santé (cliniques, biologie médicale, radiologie, centres dentaires, ophtalmologie, vétérinaires…), des services à la personne (crèches, EHPAD, aides à domicile…), de la restauration collective, de la culture (cinéma, édition, spectacle vivant…), des médias, des loisirs (casinos, parcs à thèmes, cures thermales…), du tourisme (hôtellerie, campings…), de la restauration collective, des activités funéraires, de l’évènementiel, de l’affichage extérieur, des télécommunications, de l’enseignement supérieur privé, des ingénieries numériques, de la publicité, de l’audit et du conseil, des énergies renouvelables…

Sur le modèle de l’« oligopole à franges concurrentielles » décrit par l’économiste Georg Stigler dans les années 1960, la plupart des marchés intérieurs de l’économie nationale se retrouvent dominés par des groupes très restreints de majors qui assurent l’essentiel des chiffres d’affaires, entourés par une nébuleuse d’acteurs indépendants. Dans les filières du commerce et de l’artisanat, les systèmes de franchises ont servi de compromis entre la logique de concentration des enseignes et le maintien d’une relative autonomie de gestion des dirigeants de sociétés. Au prix d’une impressionnante standardisation des artères de centres-villes ou des galeries commerciales, ces chaînes constituent une part croissante des chiffres d’affaires des salons de coiffure, des agences immobilières, des opticiens, des boulangeries, des fleuristes, des garages et concessions automobiles, des activités de location, des magasins de chaussures et de vêtements, des cavistes, des drogueries et surfaces de bricolage, des cafés et fast-foods…

Cette course à la taille a correspondu à des quêtes d’extension de pouvoirs de marché et à des rapports de force dans les chaînes de valeur, de plus en plus pilotées par l’aval à travers les circuits de distribution et les canaux d’accès au client final. Mutualisation des fonctions supports et augmentation des forces de frappes publicitaires accompagnent cette prime à la concentration qui tend à réduire le nombre de compétiteurs.  

Extension ou réduction du domaine de la concurrence ?

Au terme de trois décennies d’application de doctrines et de réformes législatives qui visaient à intensifier la concurrence sur les marchés de services et de biens, force est de constater l’érosion tendancielle de la compétition effective. Dans l’ensemble des chiffres d’affaires de l’économie nationale, les facturations internes aux groupes (à travers les prix de transfert intragroupes pratiqués entre filiales et maisons-mères) prennent une part de plus en plus en élevée. Le poids du hors-marché dans les échanges tend ainsi à s’accentuer avec les processus de concentration verticale qui offrent un « surplus d’intégration » en réduisant les frais de transaction (fournisseurs, distributeurs…). Le phénomène est également très élevé au niveau du commerce mondial dont 60% des flux financiers correspondent en fait à des facturations intragroupes[2].

Les autorités anti-trust, au niveau national et européen, ont de plus en plus à intervenir pour conjurer les abus de position dominante, les pratiques d’entente et les phénomènes de cartellisation. Leur surveillance s’étend également aux modes de contrôle actionnarial de ces grandes entités dont une part croissante de la capitalisation est détenue par les grands gestionnaires d’actifs (fonds indiciels, fonds souverains…). La concentration se propage ainsi par le truchement de mécanismes à double détente, à travers l’extension des périmètres des groupes d’une part, mais aussi via les portefeuilles des gestionnaires d’actifs qui disposent, pour les plus importants d’entre eux, de participations parallèles dans des entreprises censées être en compétition sur le marché. 

Ces diverses évolutions nous éloignent de certaines croyances, très répandues au tournant des années 2000, dans le « small is beautiful » et le grand retour des PME. De même, si les entreprises de taille intermédiaires (ETI), de profil souvent familial, sont régulièrement choyées dans les propos publics et les médias pour leur ancrage territorial et leur inscription dans la durée (« capital patient »), force est de constater leur nombre trop limité. Beaucoup ont été absorbées par les processus de concentration ou ont dû elles-mêmes devenir de grands groupes internationaux pour ne pas être absorbées.

Les principes de responsabilité sociale, environnementale et territoriale des entreprises peuvent apporter certains tempéraments aux logiques oligo-conglomérales mais ils peinent encore à convaincre dans leurs capacités effectives à rééquilibrer l’architecture d’ensemble du tissu productif national. Les bilans et alertes de la Médiation des entreprises sont là pour rappeler les tensions qui marquent les relations clients-fournisseurs. Même si toute généralisation serait hasardeuse, il reste que de nombreuses pratiques agressives sont constatées en matière de non-respect des délais de paiement, de techniques de prédation des marges, de déréférencement. Les débats qui ont conduit aux lois Egalim ont également mis en évidence les rapports de force violents qui marquent les chaînes de valeurs agro-alimentaires.

Portées durant deux décennies par des taux d’intérêt très bas qui ont permis d’atteindre des effets de levier considérables et acheter des entreprises à des prix très élevés à leurs fondateurs, les vagues successives de « consolidation » autour de majors se soldent également par des niveaux d’endettement des entreprises françaises parmi les plus élevés des pays de l’OCDE, portés à 82% du PIB en 2022[3]. La rentabilité des capitaux était davantage assurée par ces effets de levier que par la rentabilité opérationnelle. Ces niveaux d’endettement interrogent aujourd’hui leurs capacités à s’engager à l’avenir dans des projets gourmands en investissements physiques (« capex »), notamment pour faire face aux transitions écologiques et énergétiques.

Hypercentralisation décisionnelle

Les logiques d’hyper-concentration ont enfin pour conséquence d’interroger l’autonomie décisionnelle des territoires. Les tissus de PME et ETI familiales qui ont longtemps structuré les capitalismes régionaux ont tendance, à bas bruit, à s’atrophier au fil des rachats et des fusions-acquisitions. Les logiques financières du néo-capitalisme actionnarial (par opposition au capitalisme managérial de l’ère fordiste) produisent également des effets puissants de recentralisation sur les arbitrages des grands groupes et le pilotage à distance des unités opérationnelles. A front renversé par rapport au processus historique de décentralisation des responsabilités économiques en faveur des régions (puis des intercommunalités), les économies locales sont exposées à un risque de « succursalisation » et de « franchisation » de leur appareil productif. L’ambition de « décoloniser la province » qui portait les projets de décentralisation dans les années 1960-1970 est en partie remise en cause par ces mécanismes de concentration décisionnelle dans les mains états-majors et de fonds d’investissements regroupés à la Défense ou dans le « Triangle d’or » (Quartier central des affaires) de l’ouest parisien.

 

[1] Insee Références, Les entreprises en France, édition 2022.

[2] Grant Thornton, Documentation des prix de transfert, 2023.

[3] Banque de France, ABC de l’économie, Août 2022.