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article CD'idées 19 avr. 2022

Coproduire une vision partagée du territoire pour une nouvelle gouvernance des villes moyennes

Nombre d’observateurs considèrent aujourd’hui que les villes moyennes sont de retour. Quels que soient la réalité, l’ampleur et l’impact réel de ce phénomène sur ces collectivités locales, celui-ci devrait favoriser une responsabilisation des parties prenantes du développement local et, pourquoi pas, l’éveil d’un débat démocratique. Ce dernier passe forcément par la coproduction de visions stratégiques partagées avec l’ensemble des habitants.

Coproduction de la fabrique de la ville et émancipation citoyenne

Depuis une cinquantaine d’années, le concept de coproduction s’est développé dans diverses disciplines. Son principe fondateur est que les processus de développement et de décision d’un projet doivent être en phase avec ses usagers car ceux-ci ont des ressources et des besoins qui leur sont propres et que, sans leur appui, le projet ne peut être ni conçu ni géré efficacement.

Mettre en œuvre une démarche de coproduction sur un territoire suppose de mobiliser ses forces vives et de stimuler leur créativité. Clément Demers, professeur à l’Université de Montréal, affirme que toute démarche d’urbanisme devrait être basée sur des principes d’appropriation dès l’amont d’un projet, plutôt que sur une simple acceptation sociale. Il évoque pour cela une organisation centrée sur l’humain et le respect mutuel[1]. Mais ces processus d’appropriation sont particulièrement complexes et incertains car ils ne doivent exclure aucun acteur, ni aucune catégorie de citoyens.

L’adoption d’un processus de coproduction entraîne de ce fait un rééquilibrage entre des professionnels et des techniciens territoriaux aux pratiques très encadrées, et des usagers-citoyens aux savoirs ordinaires et locaux qu’ils n’ont pas l’habitude de formaliser. Ces derniers s’avèrent certes capables d’assumer des responsabilités importantes lorsqu’il s’agit de produire des objets ou des services complexes, mais leur intervention pose un certain nombre de questions lorsque l’objet ou le service en question est situé dans l’espace urbain, dans un contexte qui est donc éminemment politique.

 

La coproduction est-elle un dispositif légitime dans une démocratie représentative ?

Elle a certes un intérêt éducatif, car plus les individus participent, plus ils sont aptes à comprendre le fonctionnement de la collectivité. Elle accorde, en principe, une place aux sans-voix dans la sphère publique. Elle favorise aussi la diversité des points de vue. Mais reste à savoir quelles initiatives les citoyens peuvent légitimement prendre sur leur cadre de vie dans un régime hiérarchique ?  Cette question interroge la capacité du politique à accepter que le rôle du citoyen s’émancipe dans le processus de fabrication d’une ville. En effet, la coproduction n’est neutre, ni en termes de pouvoir d’initiative, ni de décision. Elle engendre forcément une redistribution de ces pouvoirs, et celle-ci risque de favoriser des situations de conflit et de compliquer l’obtention d’un consensus. Mais Levinas a raison d’affirmer que l’expression dissensuelle de la minorité disparaît toujours dans le consensus [2]. En définitive, peut-on accepter que l’empowerment des citoyens puisse favoriser un urbanisme plus disruptif, voire un activisme subversif ?

Dans un tel processus, quel peut être le partage de responsabilités entre professionnels et usagers, et comment évaluer l’engagement et les compétences de chacun ? Une éventuelle répartition de missions poserait évidemment de réels problèmes juridiques. Intervient alors la possibilité de choisir un médiateur pour coordonner les parties prenantes qui participent au projet coproduit. Ce tiers modérateur peut jouer un rôle essentiel pour éviter la dilution des responsabilités tout en facilitant le dialogue et la résolution de conflits [3]. Mais cette présence est-elle compatible avec le principe même d’un processus co-constructif ? En tout cas, ce médiateur devra être indépendant des parties en présence, même si celles-ci devront s’entendre sur sa mission, ses méthodes et ses outils.

Une autre question se pose concernant les données produites et commercialisées par le monde du numérique sous l’appellation générique de Smart City. Celles-ci ont envahi la ville pour gérer ses flux, ses réseaux, sa circulation, l’information, la communication, etc. De nombreuses critiques s’élèvent régulièrement contre ce qui est de plus en plus considéré comme une prédation tant son opacité est grande. Pourtant, l’empowerment citoyen ne peut être efficace que s’il a accès en toute transparence à ces données. Leur partage par le biais de plateformes collaboratives, véritables embrayeurs de débats, constitue en effet l’essence même du débat démocratique.

Mobiliser à travers un pacte démocratique

Où atterrir ? nous interpelle Bruno Latour [4]. Énonçons quelques principes de flexibilité et d’adaptabilité qui apportent des réponses, sans doute partielles. La première réponse est d’ordre politique. L’urbanisme est dominé par des cadres institutionnels, directifs et contrôlants selon Demers, tandis que les démarches de coproduction sont par essence ouvertes et flexibles. Il est donc nécessaire de briser cette « symétrie de l’ignorance [5], que Bourdieu attribue à l’insularité des savoirs. Ceci implique trois préalables : un engagement politique fort et durable, une mobilisation de toutes les parties prenantes et des outils adaptés. Cette triple nécessité passe par l’adoption d’un pacte démocratique approuvé par l’ensemble des parties prenantes qui scelle un engagement collectif, l’adoption de règles du jeu communes, et la mise en place d’un cadre méthodologique basé sur quelques principes essentiels. 

Pour mobiliser collectivement - car c’est cette diversité qui rend le dispositif créatif - ce pacte doit être basé sur la définition et l’acceptation préalable, par tous, de principes dont les enjeux sont, par exemple, de favoriser la reconstitution des écosystèmes naturels, de garantir une justice sociale et de réduire les inégalités. Ces principes impliquent de mettre l’homme et la nature au centre de tout dispositif d’étude et de débat co-construit.

Rechercher les bonnes échelles

La deuxième réponse est d’ordre méthodologique. Il est indispensable de rechercher les bonnes échelles de proximité au-delà des frontières administratives et des limites foncières, les contours de la Biorégion qu’évoque Alberto Magnaghi[6], et de renforcer ainsi les bases de la mobilisation des parties prenantes. Il faut pour cela de s’appuyer sur ce que Salvador Rueda appelle le recensement des données[7], et Laurent Fraisse la coproduction des savoirs[8]. Les objectifs sont multiples : disposer d’outils de connaissance du fonctionnement du territoire ; légitimer une démarche globale de territoire et mettre en lumière des enjeux partagés ; aider à la décision ; et surtout assurer une médiation et un dialogue de qualité entre ses divers acteurs. C’est également un excellent moyen d’apprentissage, voire d’auto-apprentissage, et de qualification des acteurs.

Les expériences qui répondent à ces principes constituent des signaux encore trop faibles au regard des pratiques actuelles. Elles n’en restent pas moins significatives car elles esquissent les contours d’une ville plus attrayante pour ses citadins. Elles témoignent d’un récit mobilisateur dont les populations urbaines ont besoin pour reconstruire des histoires différentes[9]. Elles débouchent sur une manière de faire la ville qui leur redonne l’initiative et stimule leur désir de vivre ensemble.

 

[1] DEMERS, Clément (2015). « La co-conception de marques et de produits de consommation avec les consommateurs », In : ÖZDIRLIK, Burcu et TERRIN, Jean-Jacques (dir.), La Place des usagers dans les processus de projet, Éditions de l’Aube, p. 67-80.

[2] LEVINAS, Emmanuel (1990). Totalité et infini. Le livre de proche, coll. « Biblio essais ».

[3] BACQUE, Marie-Hélène et GAUTHIER, Mario (2011). « Participation, urbanisme et études urbaines, Quatre décennies de débats et d'expériences depuis ‘A ladder of citizen participation’ de S. R. Arnstein ». In : Participations, 2011, 1(1) : 36-66.

[4] LATOUR, Bruno, (2017), Où atterrir ? Comment s’orienter en politique, La Découverte.

[5] RITTEL, Horst W. J. (1984). “Second-generation design methods”. In: CROSS, N. (éd.), Developments in design methodology, New York: John Wiley and Sons, p. 317-327.

[6] MAGNAGHI Alberto, La Biorégion urbaine, Petit traité sur le territoire comme bien en commun,  Eteropia, 2014. 

[7] RUEDA, Salvador (1995). Ecologia urbana, Barcelona I la seva regio metropolitaina com a referents. Barcelona: Beta editorial.

[8] FRAISSE, Laurent (2018). La co-construction de l’action publique : définition, enjeux, discours et pratiques. Fondation maison des sciences de l’homme, Collège d’études mondiales, Institut CDC pour la recherche. Rapport. 

[9] BOUBA-OLGA, Olivier, 2019, Pour un nouveau récit territorial, Paris, Éditions du PUCA.

 

Pour aller plus loin :

Coproduire une vision partagée d’un territoire, un savoir non constitué

Menée en 2017 avec le soutien de l’Institut pour la Recherche de la Caisse des Dépôts et du PUCA, une première étude avait porté sur les villes moyennes et le rôle de leurs habitants, ainsi que des parties prenantes, dans la valorisation de leur territoire. Cette recherche « Coproduire une vision partagée d’un territoire », réalisée entre 2018 et 2021, constitue la deuxième phase du travail, et a permis d’élargir ce champ d’observation en faisant un état de l’art sur les démarches de coproduction territoriale, en France et à l’étranger, et de proposer une synthèse expérimentale de la méthode de coproduction ébauchée dans la première phase.

L’étude est disponible ici  sur le site de l’Institut pour la recherche de la Caisse des Dépôts