Au cours de la décennie 2010, on a vu se constituer, dans un nombre grandissant de collectivités locales, en France comme dans le monde, ce qui peut être caractérisé comme « un moment data », où les problématiques de production, collecte, circulation et valorisation de données bénéficient d’une centralité inédite. Les données numériques en viennent à agréger une pluralité de discours, d’attentes, d’ambitions, et elles se retrouvent au centre d’une multitude d’initiatives et de projets. Cette note propose des premiers éléments pour penser ce qui se joue autour de ce « moment data », et saisir dans quelle mesure s’y cristallise des transformations des organisations et des politiques publiques locales. Est-ce que l’on voit se constituer de véritables politiques de données numériques autonomes ? Réinventer les bureaucraties locales en s’appuyant sur des technologies data se fait-il partout de la même manière ? Et les villes s’en trouvent-elles gouvernées différemment ?

Ces pistes de réflexions sont issues d’une recherche doctorale en cours qui retrace, cartographie et enquête, à Paris et à Londres, sur la diversité des initiatives que déploient les autorités locales de ces territoires en matière de données numériques.

La lente institutionnalisation d’une politique locale autonome autour de l’enjeu des données numériques.

Les administrations locales ont toujours été, à des degrés divers et sous des formes variées, productrices et utilisatrices de savoirs quantitatifs de gouvernement. Et les premiers jeux de données numériques font leur apparition dans les gouvernements locaux dès les années 80, avec le mouvement d’informatisation des bureaucraties territoriales. Mais jusqu’à la décennie 2010, ces entités informationnelles ne sont pensées que sous un prisme technique, dont la signification et les usages pratiques dépendent des groupes professionnels les mobilisant.

Ce cadrage exclusivement technique se voit bousculé à la fin des années 2000, lorsque se cristallise l’idée que se joue autour des données numériques une rupture technologique vis-à-vis de laquelle les administrations locales présenteraient un fort retard. Cette mise en crise s’est construite à la croisée de trois dynamiques : circulations d’imaginaires et apprentissages lors des expérimentations (ratées) autour de la Smart City[i] ; prise de conscience de l’existence d’un patrimoine informationnel public lors des programmes d’Open Data[ii] ; diffusion d’un nouveau modèle de la « bonne organisation », popularisé par les géants du numérique, qui place la maitrise des données en son cœur[iii]. A cette mise en problème répond alors une mise à l’agenda, et on voit se développer dans les gouvernements locaux des productions stratégiques visant à témoigner d’une prise en compte politique de l’importance de « l’enjeu data ». Dans la municipalité parisienne, c’est la feuille de route « Paris, ville intelligente et durable »[1] de 2014 qui joue ce rôle. A Londres cette mise à l’agenda s’incarne dans la « City Data Strategy »[2] en 2016, puis le plan « Data for London »[3] en 2023. Au travers de ces documents stratégiques, les données numériques sont cadrées comme des entités à gouverner, dont la maitrise doit permettre de transformer l’action publique urbaine.

Mais ce moment data ne se limite pas à ces pratiques d’affichage stratégique. Tirant partie de cette mise à l’agenda, diverses configurations d’acteurs à l’intérieur et autour des bureaucraties locales travaillent en effet à l’institutionnalisation de véritables politiques locales des données. Des coalitions composites rassemblant responsables informatiques, réformateurs numériques, élus technophiles et/ou cabinets de conseils, œuvrent pour établir une nouvelle sphère d’intervention autonome au sein des administrations locales, relative à l’établissement des règles, standards, infrastructures techniques, modes de faire et bonnes pratiques en matière de données. L’enjeu est de construire (et monopoliser) une capacité à contrôler et orienter comment les innovations autour des données impactent les organisations et les politiques locales, et ce de façon transversale à l’ensemble des directions, échelons hiérarchiques et secteurs d’action publique. A Paris, les fondations d’une politique autonome des données émergent en 2017, avec le lancement d’une stratégie data, portée par une équipe dédiée au sein du Secrétariat Général[iv] de la Ville, et articulant des velléités de formation, d’expérimentation et de refonte des architectures informationnelles. A Londres, c’est en partie autour de la figure du Chief Digital Officer, positionné depuis 2018 au sein du cabinet du maire métropolitain, que se construit par le haut une politique data à l’échelle de la métropole.

Ces champs d’intervention nouvellement constitués se trouvent alors investis d’une extrême variété d’ambitions rationnalisatrices : optimisation des politiques urbaines, accroissement de l’efficience administrative, ouverture des processus politiques au contrôle et la participation citoyenne, renforcement de la coordination multi-acteurs, etc. Cette variété reflète en partie la diversité, l’élasticité et l’indétermination techniques des technologies data, mais découle également de la volonté pour les porteurs de ces politiques data de sécuriser le soutien et l’engagement du plus de parties prenantes possibles. A mesure que le temps passe, certaines ambitions se détachent et font l’objet d’efforts plus ciblés, en fonction des intérêts prioritaires des acteurs qui s’en emparent et du contexte politico-institutionnel local. A Londres par exemple, c’est un chantier d’usages des données à des fins d’accroissement de l’intégration et de la coordination au sein de la mosaïque d’autorités publiques locales qui s’est imposé ces deux dernières années.

Ces entreprises d’institutionnalisation de politiques locales autour des données numériques doivent-elles pour autant nous amener à analyser le moment data comme un processus maitrisé de transition technologique vers des finalités bien définies ? Lorsque l’on entre dans les coulisses des bureaucraties locales et que l’on suit les initiatives qui s’y déploient, on voit se dessiner un tableau beaucoup plus complexe et fragmenté.

Dans les coulisses du moment data dans les gouvernements locaux : un bouillonnement d’initiatives hétérogènes, incertaines, et changeantes.  

En premier lieu, si on s’intéresse de plus près à la trajectoire des politiques des données et aux coalitions d’acteurs qui les portent, on observe que dans la grande majorité des cas, les données numériques demeurent une « institution faible »[v] dans les gouvernements locaux. Trois éléments en attestent. Premièrement, les acteurs qui décident de s’y investir activement le font dans l’espoir de compenser un positionnement jusque-là marginal. A Paris, on retrouve par exemple beaucoup de fonctionnaires avec une formation en informatique qui souhaitent dépasser les fonctions supports auxquelles ils se trouvent historiquement cantonnés. A Londres, les fers de lance des politiques data se recrutent essentiellement dans le milieu des think tanks, où des réformateurs numériques s’échinent depuis le milieu des années 2000 à peser de l’extérieur sur les évolutions des bureaucraties locales. Ensuite les équipes en chargent de conduire ces politiques disposent de très peu de ressources humaines et financières allouées en propre, et elles ne sont pas dans un rapport de supériorité hiérarchique vis-à-vis des directions administratives dont elles sont censées gouverner les pratiques informationnelles. Enfin, la trajectoire de ces politiques se trouve être fortement dépendante de l’engagement personnel d’élus locaux, comme en atteste la relégation à Paris en 2020 de la stratégie data hors du Secrétariat Général au moment du renouvellement de l’équipe municipale et du départ de Jean-Louis Missika, fervent défenseur des causes numériques auprès de la Maire.

Par ailleurs, l’histoire par le bas des initiatives data qui se développent dans les administrations locales donne à voir un moment data qui est loin de se limiter à la mise en récit qu’en font les acteurs les plus centralistes. La majorité des projets et des pratiques qui voient le jour en matière de données numériques émergent et se déploient de manière indépendante des grands plans transversaux décrits précédemment. A l’échelle de directions sectorielles, de services métiers, voire même de sous-équipes administratives, se multiplient sans coordination d’ensemble les entreprises pour réinventer par les données modes de faire, outils métiers et processus professionnels. Un tour d’horizon de cette myriade initiatives amène à insister en première analyse sur deux grands traits : l’hétérogénéité et l’omniprésence des échecs et des bifurcations.

Ce qui frappe en effet, c’est la grande diversité et l’absence de principes englobants dans la façon dont s’agencent, selon les territoires administratifs : scripts techniques, savoirs mobilisés, finalités poursuivies et configurations d’acteurs impliqués. C’est le cas par exemple sur le territoire londonien des technologies de gestion de base de données fournissant une « vision unique » des informations détenues sur les administrés d’un territoire : dans le Borough[vi] d’Hammersmith & Fulham, elles servent à automatiser les opérations de luttes contre la fraude et faire des économies de personnels ; dans le Borough d’Hackney, elles sont mis au service d’une refonte du design des services administratifs mettant au centre la figure de l’usager et ses besoinss ; et dans le Borough de Camden, après plusieurs années de développement, le « Citizen Index » [4] a été abandonné car jugé trop fragile techniquement. Cet éclatement montre qu’il est ainsi difficile d’associer au moment data une intentionnalité modernisatrice univoque, une teneur idéologique distincte, une stratégie cohérente ou une idée du futur clairement dessiné.

En sus, si on les suit sur une durée suffisamment longue, on observe que la grande majorité des initiatives data déployées dans les administrations locales se soldent par des échecs ou connaissent des inflexions par rapport aux objectifs affichés initialement[vii]. Dans une bonne partie des projets, les solutions technologiques ne parviennent tout simplement pas à répondre aux besoins techniques identifiés et sont abandonnées. Même lorsqu’ils sont jugés techniquement satisfaisants, les dispositifs data déployés sont fréquemment ignorés au niveau opérationnel, ou donnent lieu à des appropriations professionnelles qui les vident de leur charge modernisatrice.

Pour faire sens de ces dynamiques de bouillonnement désordonné, trois facteurs explicatifs doivent être pris en compte. Le premier tient dans l’importance que revêt la forme expérimentale dans la conduite des projets data. Rendue nécessaire par des moyens limités, la nécessité d’explorer plusieurs options techniques et de faire participer un large panel de parties prenantes, l’expérimentation fait que la modernisation par les données s’accompagne de nombreux ratages et de futurs non advenus. Ensuite, en matière de production, de gestion ou d’analyse de données, le moment data repose sur des technologies et des savoirs de quantification qui sont loin d’être pour l’heure aussi stables et solides que ce que sont devenues la statistique publique ou la comptabilité. Que ce soit pour les sources de données dites massives, les méthodes de datavisualisation ou les algorithmes de machine learning, les modernisateurs data doivent composer avec des techniques qui ne sont pas (encore) adossées à des disciplines scientifiques et des communautés de praticiens fermement établies. Les difficultés rencontrées s’expliquent enfin par le fait que les initiatives data dans les gouvernements locaux doivent se frayer une place dans des paysages organisationnels et des champs d’action publique déjà densement peuplés.

Mettre à distance les mots d’ordre pour penser les dynamiques de changement en creux.

En définitive, l’enquête montre que pour comprendre ce qu’il se joue dans ce moment data, il faut à la fois éviter de se centrer uniquement sur ce qui relèverait d’une politique intégrée en la matière, et il faut garder en tête que les projets data sont loin de faire aux organisations et politiques urbaines ce que leurs promoteurs disent qu’ils font. Cela n’implique toutefois pas de conclure que rien ne se transforme autour des données numériques. En effet, par-delà l’extrême fragmentation du phénomène, sa fragilité et les échecs qui reviennent périodiquement, le moment data fait preuve d’une remarquable résilience. Force est de constater que la problématiques des données numériques continue d’être à l’agenda et de susciter de l’enthousiasme dans les autorités locales, que des expérimentations continuent d’être lancée et que de nouveaux dispositifs techniques finissent effectivement par se greffer sur l’appareil administratif. Ce diagnostic nuancé nous invite alors à s’affranchir d’une dichotomie entre récit triomphaliste d’une modernisation volontariste et mise à nue d’un fiasco technologique. Deux décalages analytiques paraissent en ce sens utiles.

Le premier suggère de partir à la recherche non plus de grandes dynamiques de transformation, mais plutôt de porter attention aux changements qui se cristallisent de manière inégale, incertaine et localisée. Ces micro-changements peuvent être pensés comme autant de « boursoufflures de modernité »[viii] qui font leur apparition dans le sillon des initiatives data, et dont le contenu peut être différent en fonction de l’environnement où elles prennent racines. Par nature, ces dernières courent un fort risque de se dégonfler une fois l’enthousiasme initial retombé. Mais dans certaines conditions, lorsqu’une conjoncture favorable rencontre de forts investissements administratifs et politiques, il arrive que la boursoufflure se solidifie et s’étende. Le second décalage consiste à être attentif aux dynamiques de changement qui accompagnent les initiatives data de façon discrète, par petites touches, alors même qu’aucun bouleversement technique ou organisationnel n’est immédiatement visible. C’est notamment le cas des « effets réputationnels »[ix] qui découlent de la mise en scène d’un fort volontarisme et d’une compétence en matière de données. Ces initiatives fournissent pour les bureaucraties qui les déploient des ressources symboliques pour se légitimer à l’intérieur du système institutionnel où elles opèrent. Cela leur permet en retour de défendre leurs périmètres d’intervention et leurs ressources, préservant ainsi leur autonomie.

 

 

[i] Courmont A., 2018, « Où est passée la smart city? Firmes de l’économie numérique et gouvernement urbain », Cities are back in town : Working Paper.

[ii] Courmont A., 2019, « Ce que l’open data fait à l’administration municipale », Reseaux, N° 218, 6, p. 77‑103.

[iii] Fourcade M., Healy K., 2016, « Seeing like a market », Socio-Economic Review.

[iv] A la Ville de Paris, le Secrétariat général regroupe des hauts-fonctionnaires, répartis en différentes missions stratégiques, dont la fonction est de faire l’interface entre le politique et les services administratifs.

[v] L’expression “institution faible” est empruntée à : Bellon A., 2018, Gouverner l’internet. Mobilisations, expertises et bureaucraties dans la fabrique des politiques numériques (1969-2017), These de doctorat, Paris 1.

[vi] L’échelon des Boroughs correspond à l’échelon municipal dans le monde anglo-saxon.

[vii] Kempeneer S., Heylen F., 2023, « Virtual state, where are you? A literature review, framework and agenda for failed digital transformation », Big Data & Society, 10, 1, p. 20539517231160530.

[viii] L’expression « boursouflure de modernité » est empruntée à : Alauzen M., 2019, Plis et replis de l’État plateforme. Enquête sur la modernisation des services publics en France, phdthesis, Université Paris sciences et lettres.

[ix] Carpenter D.P., 2000, « State Building through Reputation Building: Coalitions of Esteem and Program Innovation in the National Postal System, 1883–1913 », Studies in American Political Development, 14, 2, p. 121‑155.