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Aux Pays-Bas, une majorité de la population et 2/3 de l’activité économique sont exposés au risque de submersion ou d’inondation, ne serait-ce que parce que le tiers du territoire se situe sous le niveau de la mer. 60% de la superficie du territoire néerlandais serait inondé régulièrement sans les dispositifs de protection mis en place[1]. Outre son littoral ouvert sur la mer du Nord, la Hollande est en effet traversée par trois fleuves internationaux (la Meuse, le Rhin, l’Escaut) dont le débit peut connaître de brusques variations. Avec le réchauffement climatique, la gestion du trait de côte est ainsi plus que jamais un enjeu de sécurité nationale[2]

Ce texte se rattache à une série d’articles issus d’une recherche soutenue par l’Institut pour la recherche de la Caisse des Dépôts sous la direction de François Bafoil et Gilles Lepesant sur les enjeux de l’adaptation au changement climatique. Ces travaux feront l’objet de la publication d’un rapport disponible sur le site de l'Institut pour la recherche.

 

Dans la nuit du 31 janvier au 1er février 1953, un orage violent et des pluies diluviennes provoquèrent la rupture de plusieurs digues dans le sud-ouest du pays. 136 000 ha de terres furent inondés. Près de 2 000 personnes décédèrent. Cette catastrophe a conduit le pays à renouveler son approche de la gestion des risques et constitue encore aujourd’hui une référence dans le débat public. 

Longtemps privilégiée, la résistance frontale à la montée du niveau de la mer laisse peu à peu place à une approche moins radicale, davantage marquée par la volonté de s’adapter aux évolutions du milieu. L’idée de tenir l’eau à distance n’est pas remisée mais elle est associée à une approche plus flexible, consistant à s’adapter aux dynamiques naturelles.

Un territoire vulnérable

En 2021, l’Institut météorologique néerlandais KNMI disait privilégier le scénario d’une hausse du niveau de la mer au large des côtes néerlandaises de l’ordre de 1,2 mètre vers 2100 (par rapport au début de ce siècle). En 2014, une hausse de 1 mètre « seulement » avait été envisagée. Si certaines parties de la calotte glaciaire de l'Antarctique devenaient instables, le rythme de la hausse du niveau des mers pourrait augmenter considérablement après 2050. Cette incertitude implique des procédures de planification adaptées, la construction d’ouvrages d’art imposants pouvant exiger plusieurs décennies. Le suivi des risques est assuré par un groupe d’experts (le Groupe Signal)[3] et les impacts attendus du réchauffement sont visualisés dans un atlas numérique[4] diffusé pour la première fois en 2017 et utilisé notamment par les municipalités pour leurs « stress tests ».

D’ici à 2040, entre 500 000 et 1 500 000 nouveaux logements devraient être construits aux Pays-Bas[5]. Comme dans d’autres pays européens, la croissance démographique et économique bénéficie principalement aux grandes villes. Or, celles-ci sont au voisinage du littoral, sur les basses terres. L’étalement urbain est en outre moins contraint depuis que les règles nationales préservant les ceintures vertes autour des principales villes ont été remises en cause.

La montée du niveaux des mers compromet par ailleurs l’approvisionnement en eau potable des villes proches du littoral, l’eau de mer entrant plus profondément à l’intérieur des terres à la fois via les estuaires (jusqu’à une vingtaine de kilomètres) et par infiltration. L’ensemble du territoire est à la vérité vulnérable en raison, non seulement de son relief mais également de son occupation dense (500 habitants/km2). Le secteur agricole est en outre clef dans l’économie nationale (le pays est deuxième exportateur de produits agricoles au monde) et les exportations transitent, entre autres, par le port de Rotterdam, par ailleurs premier port européen.

Les centres urbains sont pour la plupart protégés par un système sophistiqué de digues dont la hauteur est adaptée au niveau de risque et par une gestion de l’eau via différents types d’ouvrage, le plan Delta ayant lui abouti depuis les années 50 à d’importants aménagements, notamment sur le littoral.

Le plan Delta et la fortification du littoral

À la suite des inondations de 1953, le plan Delta prévit une série d’aménagements illustrant la priorité donnée à la résistance face aux aléas naturels[6]. Une dizaine de barrages furent construits entre 1958 et 1997 dans le sud-ouest afin de renforcer les protections le long de la côte et de limiter ainsi le nombre de digues à construire à l’intérieur des terres. Ce plan ambitieux témoignait d’une aspiration à réduire autant que possible tout risque, au détriment si nécessaire du fonctionnement de l’écosystème de la région, lequel fut en effet profondément modifié.

Figure 1.  Zones inondées en 1953 et principaux barrages

Carte : Zones inondées en 1953 et principaux barrages

In : Gueben-Venière S, 2015, op. cit.

La construction du barrage fermant l’estuaire de l’Escaut oriental provoqua le mécontentement des associations environnementales ainsi que des pêcheurs, les eaux de l’estuaire étant devenues stagnantes.

Le projet d’un barrage amovible (Oosterscheldekering - barrage du Scheldt oriental) préservant le jeu des marées fut en conséquence initié et achevé en 1986. Une nouvelle approche s’est ainsi peu à peu imposée, une approche visant à renforcer la sécurité des populations tout en préservant les milieux naturels.

Long de 9 kilomètres, ce barrage repose sur 65 piliers de près de 40 mètres de hauteur supportant 62 vannes appelées à s’abaisser uniquement en cas de tempête. La sécurité des populations est ainsi garantie, avec un impact atténué sur les écosystèmes. Son impact dépendra néanmoins des conditions climatiques futures. Prévu pour fermer environ une fois par an, il devrait fermer 45 fois dans l’hypothèse d’une hausse du niveau des mers de 1 mètre et de manière quasi-permanente dans l’hypothèse d’une hausse de 1,3 mètre. Le barrage de Maeslant (Maeslantkering) qui protège la ville de Rotterdam devrait, lui, fermer 30 fois par an en cas de hausse du niveau des mers de 1,5 mètre.

Or, sa fermeture contraint non seulement le trafic maritime mais freine également l’évacuation des eaux du Rhin, contribuant ainsi à aggraver les risques d’inondation. La compétitivité du port est ici en jeu même s’il est à ce jour protégé de la montée des eaux.

Les objectifs prioritaires du Programme Delta (qui prolonge la logique du plan Delta), à savoir la prévention des inondations et l’approvisionnement en eau, se traduisent en une série de stratégies renouvelées régulièrement sur la base de consultations avec les parties prenantes. Le programme se décline par ailleurs en sept programmes territoriaux impliquant les gouvernements locaux et régionaux[7] et en sous-programmes thématiques. Le Fonds Delta garantit la mise à disposition d’un budget pluriannuel et permet d’ajouter des moyens supplémentaires aux recettes fiscales des Agences de l’eau.

Nommé par le gouvernement, le Commissaire du Programme Delta (épaulé par  une équipe d’une quinzaine de personnes) dispose de l’autorité requise pour faciliter la coopération interministérielle et la cohérence des actions initiées par les différents niveaux de gouvernance. Sa visibilité contribue en outre à sensibiliser l’opinion publique à la nécessité de mieux prendre en compte les effets du changement climatique.

Composer avec le milieu pour préserver les plages

Sur les 432 kilomètres que compte le littoral néerlandais, 75% sont protégés par des éléments sableux (plages, dunes), 15% par des structures dures. Trois sous-ensembles peuvent être distingués, le delta du sud-ouest,  qui se caractérise par la présence de plusieurs estuaires, la côte centrale au tracé relativement linéaire et le nord où la côte est à l’abri de nombreux îlots.

Si les barrages érigés contribuent à renforcer la protection du littoral, l’érosion des dunes n’est guère entravée pour autant. D’où la décision prise dans les années 90 de défendre le trait de côte du moment (le BKL, BasisKustLijn) et de procéder à un engraissement régulier des côtes, si nécessaire renforcé par des rochers, des épis ou des digues de béton installées sous les dunes.

Les premiers engraissements remontent à la vérité aux années 50 mais ils étaient alors le plus souvent d’envergure modeste et destinés principalement à compenser l’impact d’orages violents. Les techniques d’engraissement ont été perfectionnées. Quatre types peuvent être distingués : l’engraissement des dunes au-dessus du pied de celles-ci, celui des plages, le renforcement des berges, la consolidation des parois des chenaux. Les engraissements de plage ont un effet immédiat mais leur efficacité décroit dans le temps rapidement. Le renforcement de l’avant-plage s’avère moins coûteux et a des effets plus durables. Pour cette raison, il est désormais privilégié du moins sur certaines portions. Au final, chaque année, 12 millions de m3 de sable récupérés en mer du Nord sont déversés aux endroits les plus vulnérables d’une côte longue de 430 kilomètres.

Figure 2. Le projet Zandmotor

Le projet Zandmotor

©Gilles Lepesant

Un rechargement massif de sable a été par ailleurs décidé à hauteur de La Haye afin d’exploiter le courant de dérive littorale supposé transporter de manière naturelle et au fil des ans les sédiments vers le reste de la côte. Baptisé Zandmotor, ce projet débuta en 2008 (achevé en 2011 pour un coût de 70 millions €). 22 millions de m³ de sable ont été déversés sur 4 kms de long avec l’espoir de voir l’érosion des dunes ralentie sur l’ensemble de la côte du pays et au moins jusqu’à 2030. Le projet a ainsi associé gestion intégrée du littoral, mise en sécurité des populations et des activités et essor des activités de loisir (la plage en question étant devenue une zone très courue pour la pratique du kitesurf et du cerf-volant.

L’incertitude prévaut quant à la capacité du projet à assurer durablement l’ensablement de la côte visée. Les conséquences des prélèvements sur l’équilibre du milieu marin restent également à préciser et l’approvisionnement en sable peut s’avérer aléatoire, le secteur dynamique de la construction convoitant la même ressource. Pour l’heure, l’érosion côtière semble stoppée. Les actions engagées ont permis au littoral de conserver sa morphologie au cours des 30 années écoulées[8].

La Haye : une capitale exposée au risque de submersion

Comme plusieurs autres villes de l’Ouest des Pays-Bas, La Haye bénéficie d’une forte attraction en raison de sa proximité avec les centres urbains majeurs de Rotterdam et d’Amsterdam. Près de 150 000 habitants supplémentaires y sont prévus au cours des deux prochaines décennies. En conséquence, de nouveaux quartiers se construisent, y compris en hauteur pour renforcer la densité.

Plage  de La Haye avec plusieurs lignes de défense

©Gilles Lepesant

Figure 3. Plage  de La Haye avec plusieurs lignes de défense 

Certains de ces quartiers sont situés en dehors des digues protégeant la ville. D’où des débats parmi les acteurs municipaux sur l’orientation à privilégier, entre développement et résilience. Si la culture du compromis (illustration du modèle polder invoqué de manière récurrente pour caractériser un mode de gouvernance censé privilégier la recherche de consensus) permet fréquemment une convergence des points de vue, des conflits peuvent survenir. Ils sont parfois tranchés devant les tribunaux, notamment en raison des oppositions des Agences de l’eau à certains projets urbains jugés imprudents. Lorsqu’ils se concrétisent, ces derniers prévoient des adaptations. Une partie des installations du port de pêche a ainsi été reconvertie en ensembles résidentiels, avec des rez-de-chaussée réservés à des locaux à vocation commerciale. 

Face aux risques de submersion, la ville a par ailleurs aménagé trois lignes de défense. La plage est entretenue (l’engraissement y est régulier) afin de constituer une première ligne. En deuxième ligne, le front de mer a été réaménagé. Une promenade surélevée longe désormais la côte avec un souci esthétique doublé d’un souci d’efficacité qui a conduit à l’aménagement de courbes ou encore à des escaliers conçus pour se fractionner et ne pas endommager le mur soutenant la promenade en cas de fortes vagues (voir photo). La troisième ligne de défense est une bande de sable au-delà de laquelle commence la ville. Celle-ci étant en pente, de nouvelles entrées ont été forées sur les trottoirs pour recueillir les eaux lors de pluies diluviennes ou en cas de vagues de forte intensité.

                                                Figure 4. Rampe d'accès à la plage de La Haye conçue pour ne pas endommager le parapet                            en cas de destruction causée par une tempête

Rampe d'accès à la plage de La Haye conçue pour ne pas endommager le parapet en cas de destruction causée par une tempête

© Gilles Lepesant

La ville est par ailleurs parcourue de canaux à différentes hauteurs (parfois avec un différentiel de 4 mètres).  Des aménagements permettent en cas de forte montée des eaux d’évacuer une partie de celles-ci vers des champs laissés en jachère, à l’aide notamment de pompes pilotées à distance.

Conclusion

Se prémunir des dangers de la montée des eaux n’a rien de nouveaux aux Pays-Bas. Le paysage porte encore les marques des surélévations (terps) aménagées 500 ans avant JC dans le nord du pays pour protéger les habitants des épisodes de crues. Ces collines illustraient la capacité des populations à valoriser le milieu tout en s’y adaptant. Après une phase de résistance « frontale » au risque de submersion et d’inondation, l’approche contemporaine semble renouer avec cette volonté de « composer » avec la nature. Les projets Zandmotor et De la place pour les fleuve[9] sont symptomatiques de cette nouvelle approche.

La politique néerlandaise d’adaptation au changement climatique a ainsi connu d’importantes évolutions ces dernières décennies, dans un contexte dominé par une recomposition des jeux d’acteurs voyant notamment un recul de l’État. Ce processus induit des tensions budgétaires pour les acteurs locaux ainsi que des rivalités sur la délimitation des compétences de chacun.

Sur le plan spatial, le fait majeur est l’attractivité non démentie de la façade occidentale du pays alors même que la mise en exergue d’un État modeste interdit une politique volontariste d’aménagement du territoire qui veillerait à renforcer les centres urbains des autres parties du pays.

Plusieurs enjeux demeurent par ailleurs marginalement traités. Celui de la couverture par les assurances de l’aléa climatique est l’un d’eux, les réticences des assureurs s’ajoutant à la confiance que place la population dans les initiatives prises par les pouvoirs publics et dans leur capacité à indemniser tout dommage. Difficile de ne pas voir ici une forme de dénégation du risque, commune à la plupart des pays européens.

Dans ce contexte, le scénario le plus vraisemblable à moyen-terme est celui d’une adaptation continue nécessitant des quantités astronomiques de sable le long des littoraux, un réhaussement régulier des digues, des pompes toujours plus puissantes pour préserver les polders avec, ponctuellement, le développement de solutions flottantes, pour l’habitat comme les infrastructures. Sans oublier une préoccupation commune à la plupart des acteurs impliqués : celle de valoriser auprès d’autres pays dans le monde, notamment le long des littoraux asiatiques, le savoir-faire forgé aux Pays-Bas.

 

Du même auteur

- Le modèle agricole espagnol à l’épreuve du changement climatique

- Quelle stratégie européenne face au changement climatique ? 

 

Notes

[1] Ministerie van Infrastructuur en Milieu, 2015, Ons Water in Nederland, Nieuw Nationaal Waterplan 2016-2021, p. 24.

[2] OCDE, 2014, « Water Governance in the Netherlands: Fit for the Future? », OECD Studies on Water, OECD Publishing.

[3] Haasnoot M., Van’t Klooster S. , Van Alphen J., 2018, « Designing a monitoring system to detect signals to adapt to uncertain climate change », Glob. Environ. Change, 52, p. 273–85.

[4] Disponible en anglais et en néerlandais. https://www.klimaateffectatlas.nl/en/.

[5] Kabat, P., Vanvierssen, W., Veraart, J., Vellinga, P. Aerts, J., 2005, « Climate proofing the Netherlands », Nature, 438, p. 283-84.

[6] Gueben-Venière S., 2015, De l’équipement à la gestion du littoral, ou comment vivre avec les aléas météo-marins aux Pays-Bas ?, Géoconfluences, https://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-thematiques/risques-et-societes/articles-scientifiques/littoral-pays-bas. Consulté le 12.02.2023.

[7] Regionale Deltaprogramma's https://english.deltacommissaris.nl/delta-programme/contents/regions-and- generic-topics. http://ruimtelijkeadaptatie.nl/english/nas/. Consulté le 12.02.2023.

[8] Branda E., Ramaekersa G., Loddera Q, 2022, « Dutch experience with sand nourishments for dynamic coastline conservation – An operational overview », Ocean and Coastal Management, 217.

[9] Room for the river programme. https://www.dutchwatersector.com/news/room-for-the-river-programme. Consulté le 12.02.2023.