La France fait actuellement face à un choc d’inflation jamais vu depuis les années qui ont suivi le 2e choc pétrolier de 1979. Cette envolée de l’inflation, émanant essentiellement d’un cumul de chocs d’offre (avec en premier lieu la hausse du prix des matières premières et des difficultés d’approvisionnement sur les marchés extérieurs), pénalise de manière significative les deux principaux types d’acteurs de notre économie : les ménages et les entreprises. Nonobstant le fait qu’il est forcément malaisé de fournir une évaluation précise à ce stade, et a fortiori une prévision, l’objectif de ce billet est de proposer, uniquement à titre indicatif, et dans un cadre simplifié et incomplet (sans intégrer les réactions de politiques budgétaires, monétaires, etc.), des ordres de grandeur de l’impact de ces tensions inflationnistes actuelles sur l’activité économique et l’emploi en France, en fonction de leur caractère durable ou non, voire croissant.

Même si elles apparaissent moins prégnantes que dans le reste de l’Europe, aux États-Unis ou encore dans certaines économies émergentes et en développement, la France n’échappe pas à une forte montée des tensions inflationnistes depuis la fin de l’année 2021. Selon l’Insee, l’inflation (mesurée par l’indice des prix à la consommation - IPC) depuis le début de l’année 2022 se serait établie à 4,2 % en moyenne, avec un pic, à ce stade, à 5,2 % en mai. Pour l’ensemble de l’année 2022, les économistes s’attendent à une hausse moyenne des prix à la consommation de 4,5 % (source Consensus Forecasts de mai 2022), soit un rythme plus de 3 fois supérieur à celui observé sur les 30 dernières années.

À l’instar des chocs pétroliers des années 70, l’envolée actuelle de l’inflation en France et en Europe est essentiellement la conséquence de chocs d’offre négatifs (à la différence des États-Unis où il convient d’y ajouter aussi un choc de demande marqué, expliquant pourquoi l’inflation y est plus élevée ; cf. billet: « Inflation, taux d’intérêt : bien faire le distinguo entre la problématique américaine et celle européenne »). La forte hausse du prix des matières premières (en particulier énergétiques) depuis février 2022, en lien avec le conflit armé en Ukraine et les sanctions financières vis-à-vis de la Russie qui s’ensuivirent, en est un 1er facteur explicatif. Mais ce n’est pas la seule raison. Tout d’abord, ce choc énergétique de début 2022 fait suite à un choc haussier initial sur le prix de matières premières dès l’automne 2021, en lien avec la forte reprise de l’économie mondiale après l’arrêt de nombreuses mesures restrictives liées à la pandémie, dont l’ampleur et la rapidité n’avait pas été correctement anticipées par les producteurs. Il convient enfin de citer un 2d choc d’offre inflationniste majeur, celui inhérent aux difficultés d’approvisionnement. En effet, la reprise vigoureuse post-crise sanitaire, le conflit en Ukraine et le retour de confinements en Chine ont perturbé les chaînes d’approvisionnement des entreprises. Selon la Banque de France, en mai 2022, environ deux tiers des entreprises françaises de l’industrie et plus de la moitié des entreprises du bâtiment estimaient que les difficultés d’approvisionnement pesaient sur leur activité. Et ces difficultés d’approvisionnement se répercutent sur les prix de vente des produits, comme le signalent les chiffres de la Banque de France : près de la moitié des chefs d’entreprise du secteur industriel ont déclaré avoir augmenté leur prix de vente.

En complément des éléments déjà évoqués sur les gagnants/perdants d’une forte inflation (cf. billet : « Inflation « temporaire » : quel risque d’une inflation non temporaire ? quels gagnants/perdants ? »), nous proposons dans ce billet des ordres de grandeur de l’impact de ce choc inflationniste sur l’activité économique de la France prise dans son ensemble, ainsi que sur l’emploi, à la fois sur des horizons temporels de court terme (année du choc : 2022) mais aussi de moyen terme (2023 et 2024). L’une des spécificités de nos évaluations est qu’elles proposent de distinguer l’impact en fonction de la nature temporaire ou non du choc, les derniers développements conjoncturels (confinements en Asie, embargo sur pétrole russe, etc.) ne permettant pas en effet d’exclure que ce phénomène puisse être durable, voire qu’il s’intensifie. À l’aide d’un modèle macro économétrique « maison » représentatif de l’économie française [1], et prenant en compte les effets de diffusion internes comme externes (via nos partenaires commerciaux), nous avons, à titre illustratif, mesuré l’impact de ce choc inflationniste au travers de 3 scenarii volontairement typés afin de brasser le champ des possibles, même les plus extrêmes : 1) tensions temporaires ; 2) tensions pérennes et 3) tensions croissantes (cf. détails dans le tableau ci-dessous).

Ces différents scénarios ont forcément des effets néfastes sur la croissance économique et sur l’emploi. En présentant les choses de manière simplifiée, - cf. schéma plus bas illustrant l’impact sur une économie nationale - et toutes choses égales par ailleurs, dans un premier temps la hausse de l’inflation détériore le pouvoir d’achat des ménages et a un impact négatif sur leur consommation/investissement. Cette moindre demande pèse sur l’activité des entreprises qui dans un second temps vont réduire leurs investissements, et donc à nouveau la demande intérieure, mais aussi leurs embauches, impactant de nouveau de manière négative le revenu des ménages et donc leur consommation/investissement, et ainsi de suite.

En parallèle, cette moindre demande intérieure se traduit par moins d’importations, limitant ainsi l’effet négatif sur le PIB, mais qui est contrebalancé par une moindre demande extérieure adressée aux entreprises françaises[2], donc une diminution des exportations, conduisant à un effet ambigu d’un choc inflationniste sur le PIB via le commerce extérieur[3]. Indiquons enfin que le choc d’inflation initial peut potentiellement s’amplifier et se prolonger encore davantage dans le temps, par le truchement de ce que les économistes appellent la boucle prix-salaires-prix, quand la hausse de l’inflation conduit à des revalorisations salariales qui sont ensuite répercutées par les entreprises dans leurs prix de vente[4]. Dès lors, comme les hausses de salaires engendrent de nouveau de l’inflation, elles ne conduisent pas forcément à une amélioration du pouvoir d’achat des ménages, leur consommation peut alors demeurer atone. Dans cette configuration l’investissement des entreprises ne redémarre pas, leurs embauches non plus, ce qui continue à peser sur le revenu des ménages. Cette situation peut déboucher sur ce que les économistes appellent la stagflation (stagnation de l’activité économique et inflation élevée), voire une récession/dépression économique (contraction ponctuelle/durable de l’activité, avec/sans inflation élevée) quand les effets négatifs sont trop forts.

Sous certaines hypothèses simplificatrices (pas de réaction de politique budgétaire/monétaire, pas de variation du taux de change, etc.)[5], les résultats obtenus (présentés en écart par rapport à un scénario de référence sans aucun choc[6]) sont illustrés dans les graphiques suivants : 


Les principaux messages à retenir sont les suivants :

  • Un surcroît de 3 points de pourcentage (pts de %) d’inflation se traduirait par une moindre croissance annuelle du PIB d’environ -½ pt de % l’année du choc (2022), et par une perte d’environ 50 000 emplois salariés marchands[7]. L’impact négatif sur le PIB émanerait intégralement d’une baisse de la consommation et d’un moindre investissement des ménages.
  • Dans le scénario de « tensions temporaires », l’impact négatif serait persistant à moyen terme en raison i) d’une consommation des ménages qui resterait toujours orientée à la baisse en 2023 (l’effet s’estompant de manière significative seulement à partir de 2024), pénalisée par une poursuite de la dégradation de leur pouvoir d’achat et les pertes de revenus liées au déficit d’emploi ; ii) d’un investissement des entreprises qui marquerait le pas en 2023 en raison d’une diminution de la demande (avec toutefois un impact qui se dissiperait dès 2024). Ce scénario illustre en outre que malgré les pressions désinflationnistes induites par une moindre demande intérieure, le surcroît d’inflation persisterait en 2023, en lien avec 1) les délais de transmission entre d’une part les prix de production auxquels sont soumises les entreprises et d’autre part leurs prix de vente ; et 2) les effets de transmission inhérents à la boucle prix-salaires. Au total, la perte de croissance du PIB serait toujours significative en 2023 (-½ pt de %), avant de se réduire en 2024 (-¼ pt de %). Les pertes d’emplois cumulées à horizon 2024 s’élèveraient quant à elles à environ 150 000 unités (soit 1 % de l’emploi salarié marchand total).
  • Dans le scénario de « tensions pérennes », la dégradation de l’activité serait potentiellement plus conséquente en 2023/2024 qu’en 2022. Les effets d’inertie sur l’inflation évoqués plus haut seraient renforcés, amplifiant ainsi la dégradation du pouvoir d’achat des ménages en 2023. Couplés à des impacts négatifs nettement plus forts sur l’investissement des entreprises et sur leurs embauches, cela engendrerait une dégradation davantage marquée de l’activité économique, avec des effets qui persisteraient jusqu’en 2024. La progression du PIB serait ainsi entravée d’environ -1¼ pt de % en 2023 comme en 2024, et avec une perte cumulée d’emplois d’environ 350 000 d’ici à 2024.
  • Enfin, dans le scénario extrême de « tensions croissantes », particulièrement peu probable mais intéressant afin de se faire une idée d’un scénario noir, la situation s’aggraverait de manière substantielle. L’impact sur le pouvoir d’achat des ménages serait multiplié en raison i) d’une inflation qui cumulerait un nouveau choc en 2023 et des effets d’inertie encore plus prononcés (l’inflation culminerait à 8-9 % l’an en 2023/2024) ; ii) mais aussi d’un impact davantage significatif sur leurs revenus issus de l’emploi. L’effet sur l’investissement des entreprises serait nettement plus marqué, de sorte qu’au final la hausse du PIB serait amputée d’environ -1¾ pt
    de % en 2023 et de -2½ pts de % en 2024, entraînant sans aucun doute l’économie française dans une récession profonde (en particulier sans soutien des autorités, comme supposé ici).
    Les pertes d’emplois cumulées seraient alors conséquentes : de l’ordre de 550 000 d’ici à 2024 (soit environ 3 % de l’emploi salarié marchand total).

Face à un choc inflationniste comme on le connaît depuis début 2022, le rôle des autorités apparaît déterminant, et d’autant plus s’il s’avère persistant dans le temps. Des aides ont déjà été mises en place par l’administration française pour protéger le pouvoir d’achat des ménages, limitant déjà de manière certaine l’impact à court terme sur l’économie, tel que mesuré ici. Néanmoins se pose la question de la pérennité, voire de l’intensification, de ce choc compte tenu des nombreuses incertitudes sur les tensions géopolitiques, sur la persistance des contraintes d’approvisionnement en lien notamment avec la stratégie zéro Covid en Asie, ou encore sur les effets de la transition énergétique et écologique sur l’inflation.

Notes

[1] Il s’agit d’un modèle de type à correction d’erreur (MCE), estimées sur la base des élasticités observées sur le passé.

[2] Sous l’hypothèse, comme c’est le cas actuellement que le choc d’inflation touche aussi les principaux partenaires commerciaux de la France.

[3] Cela dépend de multiples facteurs comme le différentiel d’inflation entre les économies (lié notamment à la sensibilité aux chocs de prix de matières premières, aux contraintes d’approvisionnement, au comportement de marge des entreprises, etc.), les élasticités prix des exportations/importations, etc.

[4] Empiriquement on constate en moyenne une répercussion partielle de l’inflation dans les salaires, ainsi qu’une transmission non intégrale de la hausse des salaires dans les prix de vente des entreprises, ces dernières rognant en partie sur leurs marges et arrivant à accroître quelque peu leur productivité. Les degrés de transmission peuvent être plus ou moins élevés en fonction de l’ampleur du choc d’inflation, de sa durée, du rapport de force entre salariés/entreprises, de la situation financière des entreprises, etc.

[5] Signalons en outre que notre modèle capte des effets « moyens », et n’exclut donc pas une réaction des ménages et/ou des entreprises plus ou moins importante, engendrant des impacts plus ou moins forts sur l’activité économique pour un même choc d’inflation. Indiquons également qu’il s’agit d’impacts « moyens » au niveau national, qui sont susceptibles d’avoir des effets plus ou moins forts au niveau local.

[6] Exemple : si le choc d’un scénario X conduit à un impact de -1 point de % de croissance du PIB alors que le scénario de référence sans aucun choc retenait une croissance du PIB de +2 %, dans ce cas la croissance du PIB effective dans le scénario X serait de +1 %.

[7] Le nombre de personnes ayant un emploi salarié marchand en France fin 2021 est estimé par l’Insee à près de 18 millions.