Dans le cadre de son plan de relance, le gouvernement français mobilise 2 milliards d’euros jusqu’en 2022 pour développer la production d'hydrogène, montant qui a vocation à augmenter pour atteindre 7 milliards d’ici 2030. L'objectif est d'encourager le développement de projets territoriaux pour produire de l’hydrogène « vert » pour un usage destiné, notamment, à la mobilité lourde.
Mobilité hydrogène : la France peut-t-elle réussir sa montée en puissance ? Jean-Pierre Ponssard, directeur de recherche émérite et directeur scientifique de la chaire Énergie et Prospérité dont l'Institut pour la Recherche de la Caisse des Dépôts est partenaire, nous livre son analyse.

La transition énergétique dans les transports se met enfin en place, pourquoi ?

Deux enjeux sociétaux sont à l’origine de ce changement de priorité. Le premier enjeu est global et lié au changement climatique qui affecte l’ensemble de la planète. Or les émissions de CO2 dues au transport représentent environ 25 % des émissions globales. En France les émissions de CO2 dues au transport passager a été multiplié par 4,5 entre 1960 et 2015 sous l’effet d’une augmentation de la demande de transport elle-même multipliée par 4.3 alors que l’intensité carbone de l’énergie utilisée n’était multipliée que par 0,91(Bigo, 2020, p. 47). Si on ne remet pas drastiquement en cause le rôle des énergies fossiles dans l’énergie utilisée on va à la catastrophe car on peut s’attendre à une poursuite de la croissance de la demande de transport compte tenu de la poussée démographique et l’augmentation du niveau de vie.

Le deuxième enjeu est local et lié aux effets sur la santé d’émissions toxiques telles que : particules fines, monoxyde du carbone, oxyde d’azote … Or là encore une part importante de ces émissions sont liées au transport ; elles sont principalement en provenance des gaz d’échappement et des plaquettes de frein. De nombreuses études ont évaluées le coût social de ces émissions qui empoisonnent littéralement les grandes métropoles : décès prématurés, maladies respiratoires, baisse de productivité (OCDE https://data.oecd.org/air/air-pollution-effects.htm).

Ces deux enjeux se conjuguent pour multiplier les actions publiques en faveur d’une véritable transition énergétique dans les transports. Cette transition ne pourra se faire que grâce une substitution du moteur thermique par un moteur électrique.

 

Quelle peut être la part de l’hydrogène dans cette transition ? 

Il existe deux technologies permettant cette substitution du moteur thermique par un moteur électrique : les batteries et les piles à combustible. Les batteries stockent l’électricité dans les véhicules, les piles à combustibles produisent de l’électricité à bord du véhicule à partir de l’hydrogène embarqué.

Trois critères permettent de comparer ces deux technologies. En premier lieu l’efficacité énergétique. Partons d’un Kwh pris sur le réseau ; dans le premier cas il suffit de charger la batterie, l’électricité est alors directement mobilisable dans le moteur électrique ; dans le deuxième cas il faut produire de l’hydrogène par électrolyse de l’eau, puis faire l’opération inverse dans la pile à combustible pour retrouver de l’électricité. Il est clair que le second procédé ne peut qu’être moins efficace (voir par exemple https://energypost.eu/toyota-vs-tesla-can-hydrogen-fuel-cell-vehicles-compete-electric-vehicles/ ). Noter qu’un prix faible de l’électricité pour l’électrolyse peut en partie compenser la faible efficacité énergétique (comme cela a été le cas pour le prix de l’énergie fossile vis-à-vis de la faible efficacité du moteur thermique).

 

Deuxième critère, l’autonomie du véhicule : le nombre de kilomètres parcourus entre deux recharges. Même si les batteries permettent d’atteindre des autonomies de plus en plus élevées les piles à combustibles sont sur ce point plus performantes. Noter qu’on pourrait penser augmenter l’autonomie en multipliant le nombre de batteries embarquées, mais le poids total deviendrait excessif.

Dernier critère, le temps de recharge. Il varie de quelques 30 minutes à partir d’une borne à grande puissance, à une dizaine d’heures à partir d’un point de recharge domestique. Par comparaison, il suffit de quelques minutes pour refaire le plein d’un réservoir d’hydrogène.

La prise en compte de ces trois critères conduit à une segmentation du marché du transport, par exemple, les batteries pour les petits véhicules et les piles à combustibles pour les poids lourds, trains, bateaux et avions (voir ci-dessous la segmentation cible de Toyota, source The Toyota offer for clean mobility, présentation publique 2020). Mais il ne s’agit que d’une première approximation qu’il faudra approfondir au cas par cas. Les chariots élévateurs constituent le contre-exemple, c’est la technologie hydrogène qui prédomine pour ce segment.

Les initiatives locales se multiplient notamment pour donner suite au lancement des plans hydrogène dans toute l’Europe, si le financement semble assuré quelles seront les défis à relever ?

Schématiquement le plan hydrogène français est concentré sur trois enjeux : la production d’hydrogène « vert » pour un usage industriel, l’utilisation de cet hydrogène dans la mobilité lourde et l’encouragement de projets territoriaux. Ce plan constitue un tout et son succès dépend du succès de chacune de ses composantes. Détaillons les défis pour les deux derniers enjeux.

 Les défis de l’hydrogène dans la mobilité lourde et le rôle des territoires

Le plan met l’accent sur l’utilisation de l’hydrogène dans la mobilité lourde (camions, bus, trains, véhicules utilitaires légers). Ce choix parait tout à fait judicieux, comme on l’a noté, c’est sur ce type de segments que l’hydrogène a des atouts par rapport à la batterie. Les projets en cours se développent le plus souvent autour de clusters régionaux dont l’analyse met en évidence deux défis : les coûts fixes très importants de l’infrastructure d’une part et, d’autre part, le coût d’acquisition très élevé des véhicules. (cf ci-dessous quelques projets régionaux en France).

Le premier défi doit être résolu localement en assurant une demande suffisante et prévisible, par exemple avec la mise en place de partenariats offre-demande. Les différents programmes régionaux développés en France souffrent structurellement de manque de coordination entre la mise en place de l’infrastructure et les utilisateurs potentiels (voir l’encadré 1).  L’exemple de la société de taxis Hype à Paris offre un rare contre-exemple. Ce projet associe l’opérateur de taxis, le fournisseur d’hydrogène, Air Liquide, et le constructeur qui fournit les véhicules, Toyota (noter que la CDP participe au financement de ce projet, comme d’ailleurs à la plupart des projets régionaux). L’existence d’une flotte captive permet d’aligner le déploiement de l’infrastructure avec l’accroissement du parc : à la station sur le pont de l’Alma s’est rajouté progressivement une station à Orly, une à Roissy et une troisième à Versailles. Noter cependant que le nombre de véhicules atteint en 2020, de l’ordre de 60, restait bien en deçà du nombre annoncé au moment du lancement de la joint-venture, l’objectif affiché était de 600 (début 2021 Hype a racheté Slota et prévu de convertir les 700 véhicules de cette flotte à l’hydrogène d’ici 2024).

 

Encadré 1

Le projet EasHyMob dans la Manche est issu d’un appel à projet de l’Union Européenne (European Innovation and Networks Executive Agency) remontant à 2014 pour un démarrage en janvier 2016. Ce département est potentiellement riche en énergies non carbonées : nucléaire, éolien, barrage de la Rance… D’où l’intérêt des élus locaux pour conserver une partie de la valeur ajoutée grâce à la filière hydrogène. Le plan de 2016 prévoyait 15 stations et 250 véhicules à l’horizon fin 2018. A la subvention européenne de 5 M€ s’est ajoutée une subvention régionale de 20% sur l’infrastructure et de 7 000 € sur les véhicules hydrogène. Les véhicules bénéficiaient en parallèle de la prime nationale accordée à l’époque pour l’achat de véhicules propres, soit 6 000 €.

Une analyse coût-bénéfice de ce plan réalisé en 2016 (Brunet & Ponssard, 2017) a mis en évidence deux faiblesses majeures. En l’absence de déploiement d’autres véhicules, un déploiement focalisé sur des véhicules utilitaires légers, à savoir les Kangoo électrique avec prolongateur d’hydrogène, génère un volume d’hydrogène faible et le réseau de distribution devient très coûteux. Ensuite, la subvention s’adresse à une entité publique ou majoritairement publique. Ce qui pose plusieurs problèmes : celui de la situation financière difficile des collectivités, leurs lenteurs administratives et le fait qu’elles aient moins de vision business à long terme qu’une entreprise. Ainsi, il a été nécessaire de réduire au maximum le prix de l’infrastructure en s’orientant vers des stations de capacités faibles (20 à 50 kg/jour) à 350 bar. Ces stations, si elles permettent d’installer un premier réseau de distribution étendue, ne sont pas rentables du fait de leur taille et leur incapacité à recharger des véhicules de tourisme pour lesquels la pression standard est 700 bar. La subvention initiale, en dépit de son montant, ne permettra pas d’induire un investissement privé pour prendre le relais. Le projet EasHyMob n'atteindra pas une soutenabilité économique avant longtemps. En 2021 la région ne comptait que 8 stations en service pour 61 véhicules à hydrogène en circulation (source https://eashymob.normandie.fr/fr/stations-recharge-hydrogene-normandie consultée le 2 juillet 2021).

 

Le deuxième défi porte sur le coût élevé des véhicules (à titre d’exemple un bus à hydrogène coûte environ 650 k€, un bus à batterie 470 k€ alors qu’un bus diesel coûte 210 k€). Ce défi ne peut pas être résolu localement. Le relever appelle à une approche nationale, et plus probablement européenne, de manière à générer les volumes suffisants pour diminuer le coût des véhicules en s’appuyant sur des constructeurs capables de produire de gros volumes. L’encadré 2 illustre ce point.

 

Encadré 2

Le tableau ci-dessous donne une estimation en €/km du Coût Total annuel de Possession (CTP) pour un bus standard. Pour un bus à hydrogène ce coût est de 5,53 €/km alors qu’il n’est que de 3,96 €/km pour un bus diesel. Il s’agit à chaque fois de la somme des coûts associés au capital immobilisé, à la maintenance, au frais de personnel et au fuel.

Par exemple, le prix d’acquisition est annualisé sur la base d’une durée de vie de 12 ans et d’un taux d’actualisation de 4,5 % correspondant au taux préconisé pour les investissements publics en France[1] (Commissariat Général à la Stratégie et à la Prospective [CGSP], 2013) ;

Un calcul simple montre que le CTP d’un bus à hydrogène deviendrait comparable à celui d’un bus diesel à la double condition de voir son prix d’achat baisser à 300 000 € et le prix de l’hydrogène baisser à 3 €/kg, ce qui est clairement irréaliste. Ce calcul ne tient pas compte des bénéfices environnementaux liés à cette substitution : baisse du CO2 et baisse des émanations toxiques pour la santé. On peut reprendre ces calculs en introduisant ces bénéfices associés à ces « externalités », on obtient des valeurs qui restent élevées : 450 000 € pour le prix d’achat et 7 €/kg pour le prix de vente de l’hydrogène. D’où la nécessité de créer un effet de volume inatteignable sur un seul projet régional (cf. Meunier Ponssard, 2021).

 

Quelle politique publique pour accompagner efficacement cette transition ?

Le secteur de l’hydrogène offre un exemple de situation dans lequel se superposent des initiatives locales et nationales, au sein desquelles interagissent des institutions à différents niveaux (métropoles, régions, états) et des firmes locales et multinationales. S les grandes villes constituent un lieu privilégié pour l’élaboration de politiques locales de mobilité, compte tenu de la pollution locale, il n’en reste pas moins qu’il est nécessaire de les accompagner par des politiques publiques notamment au niveau européen.

 

L’idée alors est de combiner le local et le global en se plaçant dans une perspective dynamique. Si la formalisation d’une politique publique dans un tel cadre reste à faire, l’analyse des projets actuels suggère qu’elle pourrait prendre la forme décrite dans le tableau suivant. A ce stade le déploiement de l’hydrogène se situe dans une phase de décollage, alors que pour le déploiement des batteries on est plutôt dans la phase de montée en en puissance. Prendre conscience de ce état de fait c’est aussi ne pas se tromper de politique. En Allemagne, le plan H2 mobility lancé en 2014 s’était donné un objectif de 400 stations de recharge à l’horizon 2024 en équipant les tous les grands axes routiers grâce à un soutien massif de l’état fédéral. Si cette politique est bien adapté à une phase de montée en puissance, elle ne l’est toujours pas en 2021 pour l’hydrogène, et l’était encore mois en 2014. Aujourd’hui l’Allemagne compte 91 stations en service, et certaines stations prématurément ouvertes ont dues fermer faute de clients (https://h2.live/en/ ).

 

Tableau – Les différentes phases du déploiement de la solution hydrogène


 

[1] À partir du prix d’achat (investissement) « P », le coût annualisé « ca » en €/an s’obtient par la formule suivante : ca=Px(1-d)/(1-dT) avec d=1/(1+r) le facteur d’escompte et T la durée de vie de l’investissement. Avec r=4,5%, T=12, et P=650 000, on obtient 68 213 €/an que l’on divise par 40 00 0km/an pour obtenir 1,7 €/km.

 

 

 

Références

BIGO Aurélien, 2020. « Les transports face au défi de la transition énergétique. Explorations entre passé et avenir, technologie et sobriété, accélération et ralentissement », thèse de doctorat, Ecole Polytechnique, http://www.chair-energy-prosperity.org/publications/travail-de-these-decarboner-transports-dici-2050/

Brunet Julien & Ponssard Jean-Pierre, 2017. « Policies and Deployment for Fuel Cell Electric Vehicles an Assessment of the Normandy Project », International Journal of Hydrogen Energy, 42 (7), p. 4276-428.

Meunier Guy & Ponssard Jean-Pierre, 2018. « Quelle politique pour encourager le déploiement des véhicules à hydrogène en France ? », Policy Paper Chaire Énergie et Prospérité. http://www.chair-energy-prosperity.org/publications/politique-encourager-deploiement-vehicules-a-hydrogene-france/

Meunier Guy & Ponssard Jean-Pierre, 2021. L’hydrogène et la transition énergétique dans les transports Quelques apports de la théorie économique, à paraître dans la revue MSH Paris Saclay

 

En savoir plus sur la chaire Energie et Prospérité

La chaire Energie et Prospérité a été créée en 2015 pour éclairer les décisions des acteurs publics et privés dans le pilotage de la transition énergétique. Les travaux de recherche conduits s’attachent aux impacts de la transition énergétique sur les économies (croissance, emploi, dette), sur les secteurs d’activité (transport, construction, production d’énergie, finance), aux modes de financement associés ainsi qu’aux problématiques d’accès à l'énergie. Hébergée par la Fondation du Risque, la chaire bénéficie du soutien de l’ADEME, de la Caisse des Dépôts, d’ENGIE et du groupe Renault.

http://www.chair-energy-prosperity.org/