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12 juin. 2025

Réflexions sur la mise en politique des droits de la nature. Bourges 2028 et les droits des marais de Bourges

Nommée capitale européenne de la culture pour 2028, la ville de Bourges intègre dans son programme les notions de symbiocène et de droits de la nature. Préférée à Rouen, Montpellier et Clermont-Ferrand, Bourges 2028 aurait convaincu en revendiquant son statut de ville moyenne, sobre, mais aussi en faisant appel à des notions écologiques originales, suggérées en particulier par le Muséum d'histoire naturelle de Bourges : celles de symbiocène et de droits de la nature. Le symbiocène y désigne, sous la plume du philosophe australien Glenn Albrecht, « une nouvelle […] époque historique » pour succéder à l’anthropocène, cette ère géologique où l’humanité est devenue une force historique majeure. Son objectif ? Intégrer « toutes les activités humaines » dans « les systèmes vitaux ». Dans le programme Bourges 2028, les droits de la nature y sont présentés comme une partie de ce grand récit du symbiocène, concrétisés par la reconnaissance des droits des marais de Bourges.

Le label Capitale européenne de la culture est ainsi l’occasion d’investissements publics et de contributions artistiques pour mieux incarner symbiocène et droits de la nature, sur le territoire aussi bien que dans les imaginaires. Du point de vue de l’action publique, le symbiocène et les droits de la nature apparaissent alors comme l’occasion d’un nouveau récit d’actions publiques pour articuler et relégitimer des initiatives existantes : travail de visibilisation des invisibles vivants par le Muséum d’histoire naturelle, assises des marais de Bourges organisées en septembre 2022, université de l’eau organisée en 2024 par la métropole Bourges Plus, projets de restaurations hydrauliques sur le bassin versant, etc. Ces initiatives, réinterprétées du point de vue de l’histoire de Bourges et de ses marais, convergent dans cette mise en récit de l’action publique. 

Droits de la nature et symbiocène - une promesse risquée

Mais cette tentative de traduction politique suscite des attentes, d’autant plus grandes que le concept de symbiocène admet chez Glenn Albrecht une portée civilisationnelle, paradigmatique. Dans une action publique sous contrainte, avec un budget limité, le risque est d'alors voir ces idées précocement décrédibilisées. D’ailleurs, les ex-capitales européennes de la culture en France n’avaient pas été exemptes de critiques en termes de gentrification, de métropolisation des villes. Le risque semble réel de voir les « droits de la nature » devenir un simple récit symbolique, laissant de côté leur matérialisation juridique, leur ambition paradigmatique, mais aussi leur caractère populaire, manifeste dans le cas de la lagune Mar Menor, en Espagne. 

Dès lors, face à ces risques, à quelles conditions le programme Bourges 2028 pourrait-il avantageusement adopter les notions de symbiocène et de droits de la nature ?

Nous proposons ici, pour comprendre cette mise à l’épreuve, de faire appel au modèle de la fenêtre d’Overton. D’après ce modèle, imaginé par le politiste américain Joseph P. Overton, une idée franchit différentes étapes avant de pouvoir être appliquée politiquement. Au départ impensable, l’idée devient radicale, acceptable, puis raisonnable, voire populaire avant, enfin, d’être incarnée politiquement. La fenêtre d’Overton nous semble utilement décrire l’historique des droits de la nature jusqu’à leur émergence en Europe l’historique des droits de la nature — Christopher Stone lui-même, le juriste américain précurseur de l’idée dans les années 1970, évoquait le caractère d'abord impensable de ces droits. Si ces droits suscitent encore de nombreuses controverses en Europe, leur popularité ne cesse de croître et la reconnaissance officielle des droits de la Mar Menor en Espagne les a crédibilisés comme piste politique sérieuse. Le cas de Bourges 2028, entre autres expérimentations des droits de la nature en France, permet d’étudier les frictions suscitées par leurs tentatives de traductions. 

Traduire sans trahir : vers des droits bioculturels

La première épreuve rencontrée est celle de la traduction même de ces droits. Ces droits ont interpellé les associations liées aux marais de Bourges : dans ces marais si intensément anthropisés, quel sens auraient ces droits de la nature ? Car, comme le rappellent habitants et historiens, les marais de Bourges ne ressemblent plus depuis longtemps aux marécages sauvages qui entouraient Avaricum, lorsque la ville a souffert du siège romain en 52 av. J.-C. La commune et l’Église ont peu à peu transformé ces marécages en marais productifs, avant que la Révolution française n’engage leur privatisation. Aussi, ces marais, comme leur bassin hydrographique, ont subi depuis le 19e siècle les grands aménagements typiques des politiques hydriques françaises : canalisations, assèchement des zones humides et « rectification » des méandres. Les marais sont devenus un jeu de canaux, d’écluses et de jardins difficile à définir comme naturel, tant ils dépendent des infrastructures environnantes pour être approvisionnés en eau.      

En réalité, ces questionnements ne sont pas propres aux marais de Bourges. En Europe , par contraste avec le cas équatorien reconnaissant les droits de la Terre-mère, les droits sont expérimentés sur des rivières, des zones humides et leurs bassins versants. La majorité de ces milieux ont été intensément aménagés ;  il s’agit dès lors d’hybrides plutôt. De quels droits de la nature peut-il alors être question ? Ces droits demeurent encore controversés dans la littérature. Certains préconisent d’abandonner simplement la référence à la nature pour privilégier un droit des « interdépendances », d’autres estiment que défendre une nature indépendante des humains, entendue par exemple comme l’ensemble des vivants autres qu’humains, permet de les opposer aux appropriations extractivistes. Il s’agirait alors de réinvestir certaines notions existantes (bon état des cours d’eau, préjudice écologique, etc.) pour les attacher à la personnalité juridique du milieu, à partir des besoins de l'écosystème lui-même.

Un autre concept pourrait permettre d’adapter les droits de la nature au cas singulier des marais de Bourges : les droits bioculturels tels que définis par Kabir Bavikatte. Ces droits bioculturels sont invoqués dans la loi qui reconnaît les droits de l’Atrato, pour caractériser les rapports entre la rivière et ses gardiens, mais aussi dans la Loi Mar Menor. Ils permettent d’écarter l’inquiétude de droits de la nature sauvage conçus contre ses habitants, excluant toute intervention humaine et donc de penser ces droits du milieu avec les habitants. Sont ainsi définis des usages légitimes, attachés à une exigence de soin qui autoriserait à parler au nom du milieu. Dans la pratique, ces droits bioculturels ouvrent la voie à de nombreux schémas juridico-politiques possibles liant habitants et personnalité juridique du milieu. Ils pourraient offrir des pistes de réflexion face aux problèmes identifiés dans la gouvernance des marais : le syndicat des rivières des marais de Bourges juge le classement de 2003 trop figé par rapport à l'enjeu d’adaptation au changement climatique et les associations du marais peinent encore à construire un mode de gouvernance commun.

Des marais au bassin-versant : une vision de long terme

Mais pour que ces droits de la nature aient un sens à la hauteur des enjeux écologiques, il semblerait judicieux de réfléchir, par-delà les petits marais de Bourges, aux droits de leur bassin versant. Bien sûr, ces petits marais de Bourges (entendus comme les marais classés de l'Yèvre et de la Voiselle) demeurent un « patrimoine » essentiel à la ville de Bourges. Classés site naturel depuis 2003, ils suscitent l’attachement des habitants qui y trouvent un espace de respiration et de liberté. Mais, modeste reliquat des grands marais historiques, ces marais classés ne s’étendent plus aujourd’hui que sur 135 hectares — moins de 2% de la superficie de la ville de Bourges ; la gestion du Marais dépendant du partage des eaux en amont. Et par-delà les marais classés, existent ainsi les marais plus méconnus de la Prairie de Saint Sulpice, de Robinson, des Barbottes ou des Plantons. En outre, si la protection des marais de Bourges a une forte signification culturelle, elle ne saurait à elle seule répondre aux enjeux écologiques, qui requièrent des mesures d’adaptation de la ville sur le long terme : résilience alimentaire, résilience hydrique et adaptation aux risques climatiques. 

Face à ces enjeux, comme l’écrit le biorégionaliste Kirkpatrick Sale : « la biorégion [souvent défini par le bassin versant] est le lieu et l’échelle les plus logiques pour l’installation et l’enracinement durables et vivifiants d’une communauté ». C’est notamment pour cette raison qu’en Europe, la réflexion sur les droits de la nature s’est d’abord exprimée à l’échelle des bassins versants. Ville aux sept rivières, Bourges devrait ainsi être considérée au sein des bassins versants de l’Yèvre, de l’Auron et de l’Airain, mais aussi du grand bassin de la Loire. Ces réflexions pourraient ainsi entrer en résonance avec d'autres initiatives déjà engagées, comme celle, à l’échelle du bassin ligurien, de la démarche du collectif « Vers un Parlement de Loire ». L’occasion serait ainsi donnée de réfléchir aux assemblages entre ces droits : comment associer les droits des marais de Bourges aux droits des rivières, eux-mêmes attachés aux droits du bassin de la Loire ?

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La Caisse des Dépôts soutient le programme de recherche « Droits de la nature et gouvernance ». Géré par son Institut pour la recherche, il est dirigé par l’association Zoein France en partenariat avec la Fondation Zoein. Son objectif est d’analyser l’articulation entre les droits de la nature et la gouvernance territoriale de l'eau à partir de plusieurs initiatives en France et en Europe (Lagune de Mar Menor, Marais de Bourges, Assemblée Populaire du Rhône, réflexion sur les forêts primaires en Europe).
Les travaux de recherche participent à soutenir l'émergence de nouvelles manières de se représenter la nature comme « commun » et les nouvelles formes politiques et institutionnelles qui en émergent. Ils visent ainsi à documenter et à travailler avec les acteurs engagés vers de processus de transformations des politiques publiques dans un contexte de basculements majeurs et d’urgence écologique".

Le programme de recherche est co-dirigé par Dominique Bourg, professeur honoraire de l’Université de Lausanne, et coordonné par Caroline Lejeune, philosophe et politiste. Il bénéficie de la participation active de Thomas Fabre sur les terrains de Mar Menor et Bourges.

L’association Zoein France est le relais en France de la Fondation d’utilité publique de droit suisse Zoein. Elle travaille sur la mise en œuvre d’expérimentations territoriales et explorent de nouveaux systèmes socio-économiques et démocratiques axés sur les enjeux écologiques et la réduction des inégalités sociales.

Pour plus d’informations :

  • Zoein : https://zoein.org/
  • Kirkpatrick Sale, L’art d’habiter la Terre. La vision biorégionale, trad. Mathias Rollot et Alice Weil, Marseille Wildproject, 2020.
  • Mathias Rollot, Marin Schaffner, Qu’est-ce qu’une biorégion ?, Marseille, Wildproject, 2020