Temps de lecture
3min

Face au retour de la guerre sur le continent, à la crise énergétique et à la fragmentation du monde, l’Europe doit repenser sa souveraineté. Longtemps cantonné à la question militaire, le débat s’élargit : la souveraineté n’est plus seulement une affaire d’armement, mais de capacité collective à décider librement de son destin.

Deux visions antagonistes s’affrontent aujourd’hui. D’un côté, les souverainistes considèrent que la protection passe par la fermeture et le repli : frontières, préférences nationales, droits de douane. Mais cette logique défensive, en refusant l’ouverture, condamne l’Europe à la marginalisation : aucune souveraineté durable ne peut s’exercer dans l’isolement, et c’est encore plus vrai pour la puissance commerciale qu’est l’Union européenne. De l’autre, les partisans du tout-marché croient que les interdépendances et l’autorégulation des marchés garantissent la souveraineté par le développement de l’échange international. Or la pandémie de Covid-19 a montré les limites de cette illusion : dépendances stratégiques en matière de santé, de composants, d’énergie ; vulnérabilité sociale et démocratique face à des chaînes de valeur éclatées. L’enjeu n’est donc pas de choisir entre fermeture et ouverture, mais de réinventer une souveraineté ouverte et maîtrisée. 

Pour les européens, cette souveraineté peut et doit se fonder sur le renforcement de nos coopérations et projets communs. Au cœur de cette stratégie, un paradoxe apparent : bâtir la souveraineté européenne ne retire pas de souveraineté aux États, elle leur en rend. L’euro en est la preuve : il a d’abord semblé priver les nations de leur monnaie, mais leur a permis de se libérer de la spéculation et d’affirmer une puissance financière collective. À l’inverse, dans le numérique, le refus de construire une capacité commune nous a rendus dépendants des États-Unis. La souveraineté partagée est donc une souveraineté augmentée, qui transforme des dépendances subies en interdépendances choisies. La souveraineté européenne doit se décliner autour de 5 dimensions :

 

  1. Se défendre sans les États-Unis. L’Europe doit bâtir sa souveraineté militaire : renforcer ses capacités industrielles et stratégiques, mutualiser les efforts et développer une culture commune de défense. Cela suppose de substituer à la logique du « best athlète » celle du « best team » : coopérer plutôt que dupliquer.
  2. Réduire les dépendances stratégiques. La souveraineté, c’est aussi la sécurité humaine : garantir l’accès à l’alimentation, à la santé, à l’eau, à l’énergie. Les crises du Covid et du gaz russe ont montré combien les dépendances subies fragilisent l’Union. En réduire le poids, c’est restaurer la liberté d’action européenne.
  3. Construire une souveraineté numérique, technologique et industrielle. L’Europe ne peut prétendre défendre ses valeurs si elle dépend des GAFAM et des BATX pour ses infrastructures, ses données et son intelligence artificielle. Le continent doit redevenir un acteur de la production, de la régulation et de l’innovation — faute de quoi il perdra sa capacité à peser sur les normes mondiales. L’absence d’Europe dans le numérique illustre d’ailleurs combien le refus de mutualiser la souveraineté conduit à la perte de souveraineté réelle.
  4. Être le continent leader de la transition écologique. La souveraineté du XXIe siècle se joue sur le terrain climatique. Mener la transition, c’est bâtir une puissance industrielle verte, réduire la dépendance aux ressources importées, faire de la décarbonation un levier de compétitivité et d’emploi.
  5.  Défendre la démocratie. L’Europe doit aussi affirmer sa souveraineté politique et normative. Face aux ingérences étrangères, à la désinformation et aux empires autoritaires, une Europe plus souveraine est une Europe plus démocratique.

Dans un monde de blocs, d’interdépendances et de chocs systémiques, aucun État européen ne peut prétendre seul à l’autonomie. C’est précisément par la mise en commun que l’on regagne le pouvoir d’agir. L’histoire de la Banque centrale européenne l’illustre : de la crise grecque à la pandémie, c’est la solidarité européenne qui a permis aux États de se financer et de protéger leurs citoyens.

La véritable question aujourd’hui est celle du degré de dépendances mutuelles que les Européens sont prêts à accepter pour garantir leur indépendance collective. La réponse des citoyens est claire : la confiance dans l’Union n’a jamais été aussi forte. Plus de la moitié des Européens jugent l’Union plus efficace que leurs gouvernements pour défendre leurs intérêts économiques, et 60 % se déclarent favorables à une armée européenne.

Dans un monde de prédation économique et de rivalités impériales, la souveraineté européenne devient la condition de la démocratie. Elle ne consiste pas à s’isoler, mais à choisir ses dépendances, à construire la capacité d’agir ensemble et à peser sur les règles du jeu mondial. C’est en ce sens que l’Europe doit se réarmer : non pas pour dresser des murs, mais pour garantir sa liberté.
 

--------------------

Cet article est une synthèse de l'article publié par Sylvie Matelly et Agathe Cagé sur le site du Grand Continent : https://legrandcontinent.eu/fr/2025/05/09/les-nouvelles-armes-de-la-souverainete-europeenne/

 

La Caisse des Dépôts soutient les travaux de l'Institut Jacques Delors. Ce think tank, fondé par Jacques Delors en 1996, consacre ses recherches à l'Union européenne. Il produit analyses et propositions destinées aux décideurs européens et aux citoyens, et contribue aux débats relatifs à l’Europe